#1 : Introduction
#2 : Les chanteuses à la voix d’or
#3 : Mohamed Abdelwahab, le chanteur des rois et des princesses
#4 : Farid Al Atrache, le chanteur au coeur triste
#5 : La fabuleuse Samia Gamal
#6 : La farce musicale
#7 : Le film de bédouins
#8 : Les chanteurs de charme
ABDEL HALIM HAFEZ : le rossignol brun (1929-1977)
Très populaire auprès des femmes et des jeunes (des filles se sont même suicidées en apprenant sa mort), Abdel Halim Hafez incarne parfaitement le jeune romantique qui chante l’amour et la passion. On le surnomme « Al Andalib el Asmar » (le rossignol brun), en raison de sa voix envoûtante et charmeuse. Hautboïste passé au chant, il gagne d’abord sa popularité avec des pièces courtes, chantées le plus souvent à l’écran. Il interprète ensuite des chansons longues d’un grand raffinement musical, considérées comme ses plus grandes réussites. À ce titre, son disque live de 1970, Zay el Hawa, composé par Baligh Hamdi, reste une référence de la musique égyptienne.
Pour ses premiers pas à l’écran dans La Mélodie de la Fidélité (Lahn el Wafa – 1955) d’Ibrahim Emara, il joue le rôle d’un étudiant en droit qui délaisse très vite son école pour répondre à sa vocation de chanteur. Le film s’inspire en grande partie de la trajectoire d’Abdel, qui interprète huit chansons (une moyenne à l’époque), dont certaines avec l’élue de son cœur, la mignonne Chadia, qui elle aussi, rêve de se produire sur scène. Le film se termine par un concert final spectaculaire, dans l’esprit des films d’Anwar Wagdi et de Mohamed Abdelwahab. Abdel Halim Hafez, devenu une grande vedette, en veste blanche et nœud papillon, interprète sur scène au côté de Chadia une vaste composition de Riad al Sombati pour chœurs et orchestre : Ounchoudat Lahn Elwafa. Malgré tout le soin apporté à la réalisation visuelle, la chanson légèrement emphatique n’est pas la plus mémorable du film et on préfèrera davantage la délicate ritournelle Ehtar Khayali composée par l’égyptien Hussein Guney. Cette musique donne d’ailleurs lieu à une très belle séquence poétique où Abdel et Chadia, filmés séparément devant leur balcon respectif, semblent se parler et se répondre l’un à l’autre en interprétant la même chanson.
Abdel et Chadia tourneront d’autres films ensemble, comme l’ambitieux mélo Dalila (1956). Un peu longuet, mais très soigné au niveau de l’image (on pense à l’esthétique des productions hollywoodiennes de Vincente Minnelli), c’est le premier film égyptien en CinémaScope couleur. Abdel y interprète un jeune aspirant comédien, amoureux d’une star alcoolique qui le rejette car elle le pense marié à une autre. Composée par Mounir Mourad, Mohamed al Mougui et Kamal al Tawil, la musique associée à la voix d’Abdel Halim Hafez donne souvent le frisson, notamment sur la mélodie tristement romantique Ya Nar, aux effusions de cordes larmoyantes peaufinées par al Mougui.
Dans L’Idole des Foules (Maaboudat al Jamahir – 1967), Chadia interprète le rôle d’une diva de la bonne société cairote qui tombe amoureuse d’Abdel, un jeune chanteur anonyme. Elle finit par s’en détourner, croyant qu’il la trompe. Il décide alors de travailler dur pour acquérir la célébrité qui lui manque en lui dédiant une chanson puissante, Gabbar (Despote Cruel), pour lui dire combien elle a brisé son cœur. Écrite pour un vaste ensemble orchestral aux couleurs hispanisantes, cette chanson monument, composée par le grand Mohamed al Mougui, fait partie des plus célèbres du répertoire du chanteur.
On remarque que la plupart des musiques d’Abdel Halim Hafez sont nostalgiques, sentimentales et tristes. Elles sont certainement le reflet de la vie amoureuse du chanteur, qui connu une déception sentimentale de jeunesse : il serait tombé amoureux d’une jeune fille avec laquelle il voulait se marier, mais les parents n’ont pas donné leur accord. Quatre ans après, ils donnent finalement leur permission, mais la fille décède subitement d’une maladie juste avant le mariage… Abdel Halim ne s’en est jamais remis, et il a consacré dit-on ses plus tristes chansons à cette femme. On raconte que toute sa vie, Abdel dormira avec la photo de sa bien aimée sous son oreiller.
Cette passion amoureuse de la femme follement désirée puis perdue à jamais se retrouve dans le scénario de L’Oreiller Vide / Illusions d’Amour (El Wesada al Khalia – 1957), un véritable plaidoyer pour le mariage arrangé. Dans ce film, Abdel Halim n’arrive pas à effacer le souvenir de son premier amour (Lubna Abdel Aziz) promise par sa famille à un médecin plus respectable. Ses parents puis la vie lui feront comprendre qu’il faut taire ses passions et que sa première idylle n’était alors qu’une illusion. Le crooner noiera sa déception dans l’alcool lors d’une séquence musicale tournée au fond d’un bar lugubre, où il interprète le magnifique et désespérant Tikonou, composé par Baligh Hamdi : « Tu l’as trahi, alors qu’il ne t’as jamais trahi, ni ne s’est jamais plaint de toi. Tu l’as quitté, alors qu’il ne t’a jamais quitté, ni n’était jamais occupé que par toi. Mon cœur qui m’a quitté, et qui a vécu avec toi, mon amour, il vit avec toi à sa guise. Mon cœur n’est plus mien, il me boude quand tu me boudes, il me réconcilie, quand tu me réconcilie. Mon cœur, pourquoi trahir mon cœur ? » (texte d’Ismail el Habrouk).
De par sa popularité, Abdel Halim Hafez reste l’un des chanteurs de comédies musicales égyptiennes les mieux édités en disque (on trouve principalement les CD chez Soutelphan, distribué par EMI). On conseillera tout spécialement les disques Jours et Nuits (Ayam wa Layali – 1955), qui contient un superbe thème principal romantique composé par Baligh Hamdi, Ana Lak Ala Tool, ainsi que Les Filles Modernes (Banat el Yom – 1957) d’Henri Barakat. Sur ce film, Mohamed Abdelwahab a écrit l’une des chansons les plus célèbres du compositeur, le langoureux Ahwak (Je t’aime) qu’Abdel interprète assis au piano devant la belle Magda, aux magnifiques yeux en amande, qui l’écoute passionnément. Il existe aussi une version longue de ce morceau enregistré en 1976 par Abdel et son orchestre. C’est l’une des dernières prestations scéniques du chanteur et c’est un véritable joyau musical que l’on peut heureusement écouter assez facilement sur internet.
Pour l’anecdote, dans le film Le Prince de mes Rêves (Fata Ahlami – 1957), d’Helmi Rafla, on peut entendre la chanson Khosara Khosara, (La Perte), dans laquelle Abdel déclare sa flamme à la belle Amal Farid, assise près de lui au bord d’une fontaine, un bouquet de roses à la main. Le début de ce titre, composé par Baligh Hamdi, comprenant une partie de flûte et de violons, fut samplé par Jay-Z, et le producteur Timbaland sur l’intégralité de la chanson Big Pimpin’. Dans le vidéo-clip, on peut notamment voir le rappeur sur son yacht, cigare au bec, entouré de filles à gros seins qui s’exhibent en bikini. Le contraste est particulièrement saisissant entre l’idylle romantique du film d’Abdel Halim et le clip bien tape à l’œil et superficiel de Jay-Z.
Abdel termine sa carrière au cinéma en 1969 avec un très gros succès, Mon Père au-dessus de l’Arbre (Abi fouq Sagara), sorte de West Side Story à l’égyptienne qui choquera les milieux conservateurs islamistes par les nombreux flirts échangés entre le chanteur et la charnelle Nadia Lotfi. Au générique, on retrouve de grosses pointures musicales comme Ali Ismail, Mounir Mourad, Mohamed Abdelwahab, Baligh Hamdi et Mohamed al Mougui. Mais malgré ce succès, le film ainsi que les chansons ont assez mal vieilli et annoncent le chant du cygne d’un genre désormais en déclin. Fortement concurrencé par le divertissement américain et le film d’auteur européen, la comédie musicale sera boudée par la nouvelle génération de spectateurs avides de productions plus spectaculaires et de rock ‘n roll, et Abdel Halim Hafez restera probablement la dernière grande star de la chanson égyptienne. Il meurt à l’âge de 48 ans des suites d’une bilharziose diffuse contractée pendant son enfance dans les eaux du Nil.