#1 : Introduction
#2 : Les chanteuses à la voix d’or
#3 : Mohamed Abdelwahab, le chanteur des rois et des princesses
#4 : Farid Al Atrache, le chanteur au coeur triste
#5 : La fabuleuse Samia Gamal
#6 : La farce musicale
#7 : Le film de bédouins
#8 : Les chanteurs de charme
OUM KALTHOUM : l’Astre de l’Orient (1903-1975)
« Les Arabes ne s’entendent en rien, sauf pour aimer Oum Kalthoum »
Naguib Mahfouz
Oum Kalthoum, la légendaire cantatrice, avait de son temps marqué de son empreinte, non seulement la musique égyptienne, mais le monde arabe dans son ensemble (un million d’albums vendus chaque années). Surnommée « La Quatrième Pyramide d’Égypte », et dont le musicien soviétique Aram Khatchatourian dira : « Sa voix n’a pas besoin d’interprète pour comprendre les paroles. Le beau rythme enchanteur de sa voix vous touche et vous fait vibrer jusqu’au fond de l’âme. » Sa mort, en 1975, provoquera une gigantesque crise d’hystérie collective.
Issue d’une famille de paysans du delta du Nil, la petite Thuma, comme on l’appelle alors, commence à chanter avec un groupe d’ouvrières chargées de la cueillette du coton. Son père, imam de campagne, l’a fait débuter dans le métier en chantant le Coran déguisée en garçon. Son répertoire est alors fortement influencé par les chants arabes traditionnels et ceux de Sayid Darwiche, le père de la musique populaire égyptienne. Ses admirateurs sont d’ardents nationalistes, séduits par sa voix, mais aussi par ses origines paysannes et l’arabité authentique de son chant, par contraste avec les chansons alors à la mode, encore imprégnées d’influences ottomanes.
La diva de l’orient reste avant tout une chanteuse de scène et sa carrière au cinéma, composée seulement de six films, n’est qu’une simple parenthèse à l’intérieur de sa vaste production musicale. D’abord pressentie par le réalisateur Mohamed Karim pour jouer dans La Rose Blanche (Al Warda al Bida – 1934) au côté du grand chanteur-compositeur Mohamed Abdelwahab, elle souhaite faire évoluer la condition de la femme égyptienne à l’écran. Ayant ses exigences, elle demande aussi à obtenir le rôle principal et à montrer un orchestre exclusivement féminin. Le film ayant était écrit initialement pour Abdelwahab, ce sera finalement la comédienne débutante Samira Kholoussi qui remplacera la diva…
Réalisé en 1936, Widad est le premier film d’Oum Kalthoum. Situé à l’époque des Mamelouks, ce personnage d’esclave chantante qui tombe amoureuse de son maître, lui convient si bien qu’elle le rejouera dans plusieurs films. À sa sortie, c’est un extraordinaire succès populaire et la très belle chanson nostalgique Ala Baladi I Mahboud (À mon Cher Pays), composée par Riad al Sombati, devient bientôt inoubliable dans le cœur du public.
Dans Le Chant de l’Espoir (Nachid el Amal – 1937), réalisé par Ahmed Badrakhan, Oum Kalthoum interprète une jeune femme qui travaille et lutte pour son pays, tout en conservant ses racines et les vraies valeurs grâce aux chants traditionnels que lui a appris sa mère. Comme pour le précédent film, les magnifiques chansons ont été écrites par Riad al Sombati, Zakaria Ahmed et Mohamed el Kassabgi, virtuose égyptien du luth, et compositeur préféré de la diva. Ambitieux dans sa forme musicale, on trouve, pour la première fois dans l’histoire du chant arabe, l’orchestre égyptien traditionnel consolidé par une formation symphonique avec cordes, bois et cuivres. Les instruments traditionnels comme l’oud et le kanoun soutiennent quand à eux la mélodie, notamment dans les passages en quart de tons.
Après le triomphe du Chant de l’Espoir, le film historique Dananir d’Ahmed Badrakhan, illumine les écrans en 1940 et enthousiasme le public. Il raconte l’histoire d’une jeune esclave bédouine qui abandonne sa vie brillante de chanteuse à Bagdad pour aller méditer dans le désert… Réalisé avec des moyens plus confortables que Widad, le film bénéficie d’une mise en scène plus amples et de décors raffinés. Musicalement, on retiendra le traditionnel Tab en Nasim al Alil (Chant de la Source) qu’Oum Kalthoum interprète au début du film, une jarre d’eau à l’épaule, ainsi que la mélodie Ya Fouadi, Ghanni Alhan al Wafaa (Mon Cœur Chante les Tons de la Fidélité) de Mohamed el Kassabgi. C’est une longue chanson interprétée avec affection par la diva entourée d’un bel ensemble de qaynas (femmes-esclaves musiciennes) de la cour du calife de Bagdad, Haroun al Rachid. Le souhait d’Oum Kalthoum de voir un orchestre féminin à l’écran est finalement exaucé…
Les qaynas seront représentées une nouvelle fois dans Salama (1945) ainsi que dans d’autres productions musicales historiques, comme l’obscur La Princesse de l’île (Amirat al Gazirah – 1948). On peut d’ailleurs apprécier dans ce film d’Hassan Ramzi une réinterprétation du superbe Ya Leilet el Eid, (Ô Nuit de la Fête) d’Oum Kalthoum, accompagnée par la danse de la voluptueuse Tahia Carioca. Soheir Zaki s’est toujours vanté d’avoir était la première à danser sur les mélodies de la diva, mais ce film démontre qu’il s’agit bien en réalité de Tahia Carioca. Il semble aussi que ce morceau, composé par Riad al Sombati, devait originellement figurer dans Dananir, mais pour une raison inconnue, il n’apparait pas dans le montage final. Sans doute un caprice de la diva !
Sur le plan musical, le plus intéressant dans Dananir est qu’il permet de remettre en valeur la poésie de la chanson traditionnelle arabe des débuts de l’ère islamique (Ghina Arabi), une forme musicale peu courante dans la tradition égyptienne. Concernant les films d’Oum Kalthoum, il faut plutôt parler de « mélos avec chant » que de comédies musicales. La chanteuse appartenait à la tradition de la musique récitative arabe : de ce fait, ses films avaient un côté statique qui pouvaient les rendre austères aux yeux des spectateurs qui recherchaient des films plus divertissants.
En 1942, dans Aïda, Chanteuse du Nil (Aida), elle interprète une jeune orpheline à la voix sublime qui joue le rôle d’Aïda dans le célèbre opéra italien de Verdi. Sur ordre de la cantatrice, et pour des raisons inconnues, toute la première partie du film composée par Mohamed el Kassabgi a été supprimée au montage puis détruite. Quand à l’adaptation musicale en langue arabe de l’opéra par Riad al Sombati, elle peine à convaincre malgré l’orchestration massive déployée par le compositeur et la belle voix mezzo soprano d’Oum Kalthoum. Le film fera d’ailleurs un véritable four, certainement parce que le public arabe n’était pas accoutumé à entendre la diva égyptienne dans un opéra lyrique occidental.
En 1945, Oum reprend le chemin de la captivité avec Salama de Togo Misrahi, où elle joue une bergère de l’époque Omeyyade devenue chanteuse-esclave auprès du prince Abdulrahman. Les chansons principales sont signées Zakaria Ahmed, et l’une d’elles, Bi Ridhak ya Khaliqi, est même jouée à l’oud par Oum Kalthoum en personne. On appréciera également le festif Ghana Arrabia interprété par la diva en compagnie d’un groupe de bédouins du désert. C’est aussi dans Salama que figure la chanteuse juive Souad Zaki, grande diva du Caire, qui avait fait sensation trois ans auparavant dans le film d’Ahmed Badrakhan, Sur la Scène de la Vie (Ala Masrat el Hayat – 1942). À la création de l’état d’Israël, elle quittera les plateaux de cinéma pour rejoindre la patrie de ses origines, et devenir femme de ménage dans une banque de Tel Aviv.
Craignant sans doute l’arrivée d’une nouvelle génération de chanteuses talentueuses, qui pourraient lui ravir la vedette, comme Asmahan et la superbe Nour el Houda, Oum Kalthoum préfère mettre fin à sa carrière d’actrice au cinéma avec Fatma (1947), qui est encore un immense succès populaire. On peut retenir en particulier la chanson Al Ward Gamil (Les Belles Roses), écrite par Bayrem Ettounsi sur une mélodie de Zakaria Ahmed.
La voix d’Oum Kalthoum sera encore utilisée à l’écran dans d’autres productions, comme le film religieux de Niazi Mostafa, Rabia al Adawiyya (1963), sur la vie de la poétesse musulmane soufi. À la fin du film, l’ascension au paradis de la sainte est d’ailleurs rendue à l’écran par une série de fondus enchaînés assez audacieux, où résonne la voix puissante de la diva : « le bonheur est la lumière, les jeunes vierges du paradis, tout est amour ».
Le disque Oum Kalthoum, Chansons à l’Écran, édité par La Voix du Maghreb, donne un assez bel aperçu de la carrière cinématographique de la diva entre 1935 et 1946. On peut y entendre les chansons extraites des films Le Chant de l’Espoir, Salama, Fatma et Widad, composées par Riad al Sombati, Mohamed el Kassabgi et Zakaria Ahmed. Des artistes proches de l’univers lyrique de la diva et qui ont aussi créé de nombreuses chansons de son répertoire de scène.
Surnommé «le Rossignol d’El Mansoura », le chanteur-compositeur égyptien Riad al Sombati (1906-1981) est à ce titre une grande personnalité musicale. Sa chanson Les Ruines (Al Atlal), écrite en 1965 pour Oum Kalthoum sur un poème d’Ibrahim Naji, est considérée comme l’une des plus importantes du monde arabe. Au cinéma, on lui doit une bonne soixantaine de chansons écrites notamment pour la chanteuse libanaise Nour el Houda : Hoda (Houda – 1949) et Fenêtre d’Amour (Choubak Habibi – 1951) ; Asmahan avec Amour et Vengeance (Gharam wa Intiqam – 1944) et Leila Mourad avec l’Amour Éternel (Habib al Rouh – 1951). En 1952, en plus de la musique, Riad joue dans le mélodrame musical L’Amour de mon Cœur (Habib Albi), d’Helmi Rafla, où il interprète la chanson, Fadel Youmin. Moins à son aise que Mohamed Abdelwahab dans le rôle du crooner de charme, il ne souhaite pas renouveler l’expérience d’acteur, même si la musique qui fait la part belle aux cordes et à l’orchestre, reste éloquente.