L’Âge d’Or de la comédie musicale égyptienne

#4 : Farid al Atrache, le chanteur au coeur triste

Dossiers • Publié le 23/07/2018 par

#1 : Introduction
#2 : Les chanteuses à la voix d’or
#3 : Mohamed Abdelwahab, le chanteur des rois et des princesses
#4 : Farid Al Atrache, le chanteur au coeur triste
#5 : La fabuleuse Samia Gamal
#6 : La farce musicale
#7 : Le film de bédouins
#8 : Les chanteurs de charme

Né dans le Djebel el Druze en Syrie, d’une famille royale, Farid al Atrache fut l’une des plus grandes stars du monde arabe pendant trois décennies. Sa date de naissance est imprécise et varie selon les sources entre 1910 et 1917. Chanteur, acteur, joueur de oud, compositeur, producteur, il a su créer un nouveau style de musique orientale, tout en sachant conserver les racines traditionnelles et classiques. De son origine druze, il a gardé une connaissance des rythmes montagnards, et ses films laissent toujours une part considérable à des thèmes musicaux, évoquant la musique méditerranéenne (Grèce, Syrie, Liban) et arabo-andalouse. Dans le film Pour mon Amour (Men Agl Hoby – 1950), on peut le voir par exemple lors d’un concert interpréter à l’oud l’introduction du fameux Asturias d’Isaac Albéniz.

 

Dans ses films, Farid portait souvent le prénom de Wahid qui signifie seul (comme il l’était dans la vie). Ses trémolos glamour susurrent des mélodies aux ornementations sans fin qu’il accompagne au oud, sa « deuxième femme ». Le style sentimental qu’il cultive, associé à la mort brutale de sa sœur, lui fera une réputation de « chanteur triste. » Des chansons suintant le blues, tendres, langoureuses mais parfois festive aussi, comme le tonique Zanouba interprété par Sabah et la danseuse Nadia Gamal dans Comment t’oublier ? (Izzay Ansak – 1956). On trouve aussi régulièrement de petites opérettes émaillées de chants, de musiques et de danses à la fin de ses films, comme par exemple dans Victoire de la Jeunesse (Intisar el Chabab – 1941).

 

On lui doit surtout des tubes imparables tels le chaleureux Wayak et l’irrésistible Gamil Gamal qu’il interprète à l’oud sous les yeux énamourés de Faten Hamama, dans La Chanson Éternelle (Lahn el Khouloud – 1952). Il y a aussi la belle mélodie sentimentale Leh Ana Bahbek dans Pour mon Amour (Men Agl Hoby – 1950), le délectable Maalli Oultillou dans Le Dernier Mensonge (Akher Kedba – 1951) ou encore le duo romantique avec Samia Gamal, Al hob lahn Gamil dans C’est toi que j’aime (Ahbbak Enta – 1949).

 

Être la partenaire de Farid al Atrache est le rêve de toute aspirante vedette et le ticket vers la gloire

 

Dans la chanson Ana Winta Liwahdina du film Serment d’Amour (Ahd al Hawa) d’Ahmed Badrakhan, on peut trouver une utilisation amusante du rythme, basée sur le clop-clop des sabots du cheval, qui amène Farid en calèche avec sa belle. C’est d’ailleurs une figure musicale que l’on retrouve dans d’autres comédies musicales égyptiennes et même dans les films de Bollywood. Mohamed Abdelwahab l’avait d’ailleurs précédemment utilisé en 1939 sur sa chanson Igri Igri dans Jour Heureux (Youm Saïd). Mais Farid sait aussi écrire des chansons plus longues et ambitieuses, comme l’étonnant Habibi el Omr, une ample composition pour chœur et orchestre qu’il interprète sur scène dans L’Amour de ma Vie (Habibi el Omr – 1947). Un mélo romantique très populaire signé Henri Barakat qui révéla la danseuse Samia Gamal. Pendant près d’une décennie, il formera avec elle le couple le plus mythique du cinéma égyptien. Pendant qu’il chante, elle danse. Tout le reste n’est que prétexte…

 

La carrière au cinéma de Farid al Atrache a été féconde (plus de trente films entre 1940 et 1970). Suivant l’exemple de Mohamed Abdelwahab, il produit lui-même les oeuvres dont il est la vedette. C’est un véritable maître d’œuvre. Les réalisateurs engagés doivent respecter certaines règles, comme par exemple le filmer de face pendant qu’il chante, pendant la totalité de la chanson et sans faire de coupes. Farid arrive ainsi à imposer des chansons très longues, qui embarrassent régulièrement Henri Barakat, son réalisateur fétiche, et parfois même ses partenaires non chantants, comme Faten Hamama, qui trouve cela compliqué d’être à ses côtés à ne rien faire à l’écran pendant qu’il chante une chanson qui dure dix minutes ! Le succès de ses films ne tient finalement que très peu au scénario. Il s’agit souvent d’histoires vaudevillesques au déroulement parfaitement prévisible. Ce qui compte avant tout, c’est la performance musicale de Farid, la force de sa poésie et son don mélodique qui parle au cœur des spectateurs arabes.

 

L’affiche du film C’est toi que j’aime (1949) avec Samia Gamal et Farid al Atrache

 

Dans de nombreux films qui le mettent en vedette, on peut aussi remarquer le soin apporté à la réalisation des séquences musicales, composées comme de véritables tableaux d’opéras, avec autour des interprètes de nombreuses danseuses, chorus girls et musiciens savamment agencés dans le cadre. Dans Monsieur Rossignol (Boulboul Effendi – 1948), on peut noter par exemple l’astucieux décor de fond, digne de Busby Berkeley, où les musiciens et les danseuses se retrouvent disposés, telles des notes de musiques, sur les portées d’une partition musicale autour de la chanteuse Sabah. Le final spectaculaire du film comprend même un trucage étonnant, où le couple Sabah/Al Atrache, se retrouve à la fois sur la scène d’un théâtre et en fond d’incrustation dans le décor, en train de parcourir différentes régions arabes, en costumes traditionnels.

 

Ce principe de voyage musical est d’ailleurs repris dans Le Dernier Mensonge (Akher Kedba – 1951), lors de la belle séquence où Farid et ses compagnons de route visitent plusieurs pays arabes sur un tapis volant. À chaque station, le spectateur peut ainsi apprécier les différents tableaux musicaux représentant les régions visités. Syrie, Liban, Irak, Maroc, Tunisie et Égypte. Le tout agrémenté par le chant d’Esmat Abdelalim et les danses de la fabuleuse Samia Gamal. C’était surtout une idée astucieuse de Farid pour vendre ses films à tous les pays arabes.

 

Farid savait également s’entourer de belles actrices et de chanteuses d’exceptions comme la superbe libanaise Nour al Houda qui interprète la chanson Amari Ezzamane dans Ne le dis à Personne (Ma Toulch Lihadd – 1951), la célèbre Sabah, la délicieuse Chadia, la douce Imane ou encore le sublime trio de comédiennes, Madiha Yousri, Magda al Sabbahi et Faten Hamama dans La Chanson Éternelle (Lahn el Kholoud – 1952). Ce film réalisé par Henri Barakat, plus dramatique qu’à l’accoutumé dans la carrière du chanteur, figure d’ailleurs parmi ses plus grandes réussites.

 

La belle séquence musicale du tapis volant dans Le Dernier Mensonge (1951)

 

Farid al Atrache ne considérait pas son public comme un simple public ordinaire : lorsqu’il chantait ou jouait de l’oud devant ses admirateurs, un véritable dialogue s’établissait avec eux par à la magie de sa voix et les  multiples sentiments qu’elle leur communiquait. Avec sa voix de velours, il s’attachait tout particulièrement le cœur des femmes, et on peut aisément s’en convaincre sur une séquence de Comment t’oublier (Izzay Ansak – 1956), à travers le regard radieux de Nadia Gamal, qui semble comme transportée de jouissance à l’écoute de sa musique. En arabe, on appelle cette sensation esthétique « le Tarab ». En 1942, dans le film Rêves de Jeunesse (Ahlam al Chabab), Farid se paye même le luxe de s’offrir la légendaire danseuse Tahia Carioca, particulièrement convaincante dans le rôle de la femme fatale qui vient briser l’harmonie de sa relation avec la belle Madiha Yousri.

 

Malade et usé, Farid apparaît en 1975 dans son dernier film, Mélodie de ma Vie (Nagham fi Hayati), amaigri et cadavérique. Dans cette adaptation de la trilogie marseillaise de Pagnol, il incarne auprès de la sensuelle Mervat Amine, une idole de la chanson et du oud, atteint d’une maladie de cœur. La musique de ce film se retrouve sur le CD Nagham fi Hayati / Enta Habibi. Il contient notamment le fameux Hebbina Hebbina, qui accompagne une scène festive de Mélodie de ma Vie. Ce titre, qui n’est pas sans rappeler le tonique Zanouba, sera notamment repris dans les années 90 par le chanteur Rachid Taha sur son album Diwân. A noter que le son du disque n’est pas de très grande qualité. Il s’agit probablement d’un simple repiquage des pistes audios du film d’origine, mais c’est toujours mieux que rien !

 

Noctambule et joueur, Farid al Atrache meurt ruiné à Beyrouth en 1974. On raconte qu’il aurait perdu, au jeu du baccarat, l’équivalent d’un immeuble entier. Il est enterré au Caire aux côtés de sa sœur Asmahan.

 

Julien Mazaudier
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