UnderScores se propose de dessiner dans cette série les portraits de 50 maîtres de la musique de film, de la glorieuse génération des compositeurs hollywoodiens du passé à ceux d’une époque plus récente, sans négliger les grandes figures de la nouvelle vague européenne. Bien sûr, c’est aussi l’occasion d’aborder des personnalités plus atypiques, loin du feu des projecteurs, mais qui se révèlent tout aussi indispensables.
« Howard Shore est le philosophe qui a eu le plus d’influence sur mon travail. »
David Cronenberg
Howard Shore est l’auteur d’une œuvre en équilibre, entre grands ouvrages symphoniques et compositions expérimentales, une carrière musicale protéiforme qui s’étend aujourd’hui sur près de cinquante ans. Habitué aux productions d’horreur psychologiques de David Cronenberg et aux thrillers oppressants, il a aussi montré son goût pour l’éclectisme en participant aux deux trilogies épiques de Peter Jackson, mais également à des comédies bon enfants. Contrairement à beaucoup de musiciens renommés, il n’a pas eu de mentor et a appris son métier sur le tas en utilisant ses propres méthodes pour synchroniser la musique et l’image. Son œuvre est marquée par les ambiances brumeuses monochromatiques, les thèmes menaçants, mystérieux et quasi dissonants aux tonalités froides. À l’écoute de ses musiques, on pourrait s’attendre à ce que le personnage soit d’humeur sombre et maussade. Au lieu de cela, c’est un homme, affable, chaleureux et généreux qui vit à Tuxedo Park, au cœur d’une forêt de chênes, loin de l’agitation de la métropole new-yorkaise.
Né à Toronto, Howard Shore commence à écrire de la musique dès l’âge de dix ans. Il étudie également la clarinette, la flûte et le saxophone. Morris Weinzweig, le frère du compositeur canadien John Weinzweig, lui a énormément appris sur les techniques de compositions et sur les principes de base : commencer avec un simple crayon et une feuille de papier à musique. Depuis, Shore a toujours conservé ce goût pour l’écriture « à l’ancienne ». À la bibliothèque de Toronto, il découvre les artistes de jazz (John Coltrane, Charles Mingus, Gil Evans) mais aussi les compositeurs classiques (Stravinski, Debussy, Hindemith) et les œuvres avant-gardistes de Cage, Stockhausen et Anthony Coleman. La musique de film l’intéresse également, notamment les pièces électro-acoustiques du compositeur japonais Toru Takemitsu ou du français Georges Delerue. De manière générale, Shore est intéressé par le langage musical des compositeurs venant de cultures ou d’esthétiques différentes, ce qui lui permet déjà d’envisager des combinaisons musicales hybrides.
Après un apprentissage musical au Berklee College of Music de Boston, il intègre à 19 ans l’ensemble Rock Lighthouse, une formation hétéroclite influencée par le jazz fusion de Blood Sweat & Tears. Shore y joue principalement du saxophone alto. La particularité de ce groupe, était que ses interprètes avaient tous une formation classique. Grâce à la complicité de l’altiste Don Dinovo, il découvre alors les œuvres de Schönberg, Webern, et les correspondances harmoniques entre jazz, classique et avant-garde, une polyvalence musicale qui n’aura de cesse de parcourir son œuvre. Après quatre années de tournées avec le groupe, il commence à travailler au théâtre de Toronto puis à la télévision sur des documentaires animaliers. Entre 1975 et 1980, il devient directeur musical du Saturday Night Live, un show de variétés où il apparait sur certains sketchs déguisé en infirmière, avec sa formation des All Nurse Band. C’est notamment au cours de cette émission hebdomadaire qu’il suggère à John Belushi et Dan Aykroyd de se faire appeler les Blues Brothers.
Shore est à cette époque de plus en plus attiré vers la composition. Il souhaite notamment écrire de la musique contemporaine pour des orchestres conséquents. Il constate que le cinéma est peut-être le meilleur moyen de diffuser sa musique. À cette époque, le cinéma d’épouvante a le vent en poupe et permet à plusieurs jeunes compositeurs, attirés par l’avant-garde de se faire une réputation : on peut par exemple citer Richard Einhorn, Dana Kaproff, Craig Safan ou encore Christopher Young. Shore commence par I Miss You, Hugs And Kisses (1978), un thriller obscur à très petit budget réalisé par Murray Markowitz. Ce film fait partie de la liste des infâmes Video Nasties (traduire : vidéos obscènes), qui seront censurés de diffusion en Angleterre. À défaut d’être mémorable, on peut déjà déceler dans la partition de Shore un sens de l’atmosphère et de la mélodie sinistre et minimaliste, qui fera plus tard autorité sur les films de David Cronenberg.
La rencontre avec le cinéaste canadien, lui aussi natif de Toronto se fait tout naturellement. Shore apprécie les premiers films du réalisateur qu’il découvre dans un festival de cinéma underground, et vient lui proposer une collaboration. Il arrive à point nommé, car avec The Brood (Chromosome 3 – 1979), David Cronenberg bénéficie d’un budget plutôt conséquent, qui lui permet d’engager un compositeur de musique originale. Jusqu’à présent, les musiques de ses films étaient assez impersonnelles et provenaient de banques musicales peu onéreuses. Écrite principalement pour un ensemble de cordes, la partition de The Brood exploite des techniques compositionnelles issues de l’avant-garde (cordes frappées, trillées ou en glissando). Elle se révèle pourtant encore assez tributaire de l’influence de compositeurs comme Bernard Herrmann, Béla Bartók ou Witold Lutoslawski. Cependant, le style musical très expressif, fait de cordes stridentes et torturées, convient parfaitement à l’atmosphère malsaine du film, qui navigue aux frontières de l’horreur et de la psychiatrie. Sans doute le moment le plus mémorable reste la scène ou Nola Carveth révèle à son mari son excroissance organique, sous fond de cordes sinistres et de nappes synthétiques. Avec cette première plongée dans l’horreur, Shore va désormais imposer sa griffe sur tous les films du cinéaste (à l’exception de The Dead Zone), et cela sur une période de plus de quarante ans. Une collaboration qui rappelle aussi par sa singularité et sa longévité celle entre Angelo Badalamenti et David Lynch ou Carter Burwell et les frères Coen.
Les deux compositions suivantes pour les films de Cronenberg font appel à l’électronique et révèlent mieux la personnalité musicale du compositeur. Comme il y a peu d’argent, il y a moins de pression et Shore peut ainsi exprimer en toute liberté sa créativité. Pour Scanners (1981), film de science-fiction horrifique, il enregistre sur cassette des improvisations au synthétiseur, manipulées à l’aide d’un enregistreur multipiste, et complétées par des parties orchestrales. Une méthode de composition que l’on retrouve par exemple chez des compositeurs comme Fred Karlin (Westworld) ou Denny Zeitlin (Invasion Of The Body Snatchers). La scène finale du film est un morceau d’anthologie qui rappelle un peu la fin cauchemardesque de The Fury (Furie – 1978) de Brian de Palma. La composition orchestrale de John Williams, sous influence herrmanienne, n’est d’ailleurs pas si éloignée par moment du style emphatique développé par Shore. Sur la confrontation entre l’inquiétant Darryl Revok et Cameron Vale, le canadien déploie un style orchestral tendu, à la fois expressif et minimaliste, qu’il ne cessera par la suite de développer. Au cinéma, il deviendra d’ailleurs l’un des meilleurs accompagnateurs musical des manifestations de l’horreur, par son utilisation chargée des cordes et des cuivres, qui apportent une dimension dramatique souvent spectaculaire. Que ce soit dans The Fly (La Mouche – 1986), avec la scène ou Veronica Quaife découvre avec effroi le corps en dégénérescence de Seth Brundle, ou l’éventrement du policier par Hannibal Lecter dans The Silence Of The Lambs (Le Silence des Agneaux – 1991).
Avec Videodrome (1983), l’expérimentation atteint un nouveau degré : une partition totalement électronique réalisée au Synclavier II, fameux synthétiseur numérique, très répandu dans le cinéma fantastique des années 80. Ces nappes glaçantes apportent une atmosphère sombre et dérangeante très efficace, notamment lors des scènes d’hallucinations, entre cauchemar et réalité. On notera également la présence d’une respiration puissante, associée au poste de télévision qui semble assimiler le récepteur à un organisme vivant. En travaillant étroitement avec les sound designers, Shore va poursuivre ce type d’expérimentations sonores sur d’autres films comme Seven (1995) ou The Silence Of The Lambs. Lorsque Clarisse rend visite à Hannibal Lecter dans sa cellule, Howard Shore a par exemple échantillonné et déformé des chants de baleines. Un procédé presque imperceptible mais qui apporte à la scène une aura inquiétante. Dans Crash (1996), il a également supervisé les bruitages de la scène érotique dans le lave-auto, réalisée à partir de sons ambiants. Sur le score de Videodrome, il n’y a pas d’orchestre mais uniquement des sonorités électroniques, dont certaines parties peuvent évoquer l’orgue ou le violoncelle. On notera surtout l’absence d’une ligne mélodique claire et rassurante. L’atmosphère musicale est pesante et semble ne jamais véritablement évoluer. Cette approche musicale froide et minimaliste est également à l’œuvre dans eXistenZ (1999) et sur le remarquable Crash, une composition conçue comme une véritable expérience électro-acoustique. Elle fait intervenir six guitares électriques au sein d’un ensemble orchestral limité (cordes, harpes, flûte, bois et percussions). Une grande partie de la musique a ensuite été mixée, échantillonnée puis ralentie, nécessitant beaucoup de manipulations en post-production. L’effet de distorsion parfois appliqué aux guitares peut ainsi être perçu comme le reflet sonore du froissement de la tôle ou de la matière organique. Plus récemment, Howard Shore a retrouvé avec bonheur les synthétiseurs sur Crimes Of The Future (Les Crimes du Futur – 2022), une composition dont le thème principal réexploite de manière subtile des textures harmoniques de l’Allegretto de la Septième Symphonie de Beethoven.
C’est avec The Fly (La Mouche – 1986) que le compositeur arrive en pleine possession de son art. Le film a fait sensation par la qualité de ses effets spéciaux et l’interprétation mémorable de Jeff Goldblum, transformé progressivement en insecte monstrueux. Shore et Cronenberg voulaient surtout apporter à cette tragédie une ampleur opératique à la fois sombre et romantique, comme dans l’opéra italien de Verdi ou de Puccini. De ce fait, la partition se fonde sur une écriture dramatique saisissante, constituée de thèmes leitmotivs et de grandes masses orchestrales (celles du London Philharmonic Orchestra avec lequel Shore collaborera régulièrement). L’écriture, en revanche, se rapproche davantage d’un répertoire plus contemporain et cinématographique, celui de Béla Bartók (Musique pour Cordes, Percussion et Célesta), Bernard Herrmann (Cape Fear) ou de Dominic Frontiere (Outer Limits). La musique se retrouve ainsi parfaitement au diapason avec les scènes horrifiques imaginées par Cronenberg. Sur le saisissant générique « génétique » d’ouverture, Shore fait intervenir le motif mystérieux associé à la mouche, une figure descendante à deux notes harmonisée en tierces parallèles jouée par les cordes. Il développe aussi un thème lyrique plus pathétique qui intervient notamment sur la scène où Brundle évoque à Veronica son ancienne vie « d’être humain ». La fin du métrage, proche de l’horreur la plus viscérale, fait intervenir une écriture beaucoup plus avant-gardiste marquée par des trémolos de cordes agitato, des percussions énergiques et des cuivres froids et dissonants. En 2008, Shore et Cronenberg auront l’idée de créer un opéra inspiré du film. Composée pour le baryton basse Daniel Okulitch et la mezzo-soprano Ruxandra Donose, l’œuvre est successivement présentée à l’opéra de Los Angeles et au théâtre du Châtelet de Paris. Le canadien écrit pour l’occasion une partition entièrement nouvelle, à l’exception du motif de la mouche repris sur l’ouverture. Mais bizarrement, la sauce ne prend pas et laisse le public tout comme la critique musicale dans un état dubitatif. La faute sans doute à une approche trop bavarde et monocorde, qui n’offre aucune gradation dramatique. La seule bonne idée étant de confier « la voix » de l’ordinateur à un chœur d’enfants, ce qui a pour effet bénéfique de rompre un peu la monotonie de l’ensemble.
Howard Shore va retrouver Cronenberg en 1988 avec le sombre Dead Ringers (Faux Semblants). C’est à nouveau une partition inspirée mais qui développe une approche beaucoup plus chambriste et mélodramatique (proéminence des bois et des cordes au profit des instruments à vent). Le score annonce un changement de style harmonique résolument tourné vers la tonalité. Il se poursuit sur M Butterfly (1993), Spider (2002) et le très lyrique History Of Violence (2005). Eastern Promise (Les Promesses de l’Ombre – 2007) développe encore cette tendance au classicisme avec l’emploi d’un violon solo qui rapproche l’œuvre du concerto. Le compositeur en a d’ailleurs tiré un émouvant Concertino, conçu pour le concert. Avec A Dangerous Method (2011), Shore aura même l’occasion de revisiter le répertoire classique en incorporant dans sa partition des motifs wagnériens comme l’Ouverture de L’Or du Rhin ou l’Idylle de Siegfried.
Avec le succès de The Silence Of The Lambs de Jonathan Demme, Howard Shore va désormais sortir de l’antre cronenbergien et gagner en popularité. La partition se concentre sur les doutes et les angoisses de Clarice Starling et réfute l’habituel thème mélodique facile à mémoriser. Dès le générique, Shore développe un climat d’angoisse sourde, qui semble préfigurer la relation entre Clarice et le tueur en série Hannibal Lecter. Les instruments jouent sur un registre très bas et les effets répétitifs des vents (assez proche du style de Philip Glass) accentuent l’effet d’insécurité et de terreur. On remarquera d’ailleurs que le canadien a souvent recours à des formules répétitives, mais en général il les utilise pour le contraire de leurs fonctions : un motif, une forme ou un arpège prend davantage une fonction de sensations plutôt que d’effets. C’est d’ailleurs la musique qui apporte toute la charge émotionnelle à cette séquence d’ouverture – à priori banale – montrant Clarice en train de faire son jogging.
L’expérimentation la plus radicale du compositeur restera sans doute sa partition pour Naked Lunch (Le Festin Nu – 1991), une adaptation de William S. Burroughs assez tordue, qui rejette le principe traditionnel d’histoire linéaire. En se basant sur la pièce Midnight Sunrise (1973) d’Ornette Coleman, Shore crée des superpositions sonores étonnantes entre free-jazz, musique orchestrale et marocaine. Il a d’ailleurs invité le saxophoniste américain à improviser des pièces de bebop en compagnie du bassiste Barre Phillips et du batteur Denardo Coleman. Shore va prolonger ce type d’approche iconoclaste avec The Cell (2000) de Tarsem Singh, un thriller fantastique qui plonge Jennifer Lopez dans l’esprit malade d’un tueur psychopathe. On retrouve ici la couleur orientale et psychédélique de Naked Lunch par la participation des Maîtres Musiciens de Jajouka, un groupe vieux de 1200 ans, originaire des montagnes du Maroc et vénéré spirituellement dans son pays d’origine. Entre cacophonie et mélodisme, Shore crée une partition labyrinthique, pas toujours évidente à appréhender mais qui charme l’oreille par l’emploi d’un instrumentarium exotique : flûte ney, vièle sarangi, tambours taiko et surtout la fascinante ghaïta, sorte de hautbois aux sonorités nasillardes qui a notamment inspiré John Corigliano sur Altered States (Au-Delà du Réel – 1980). Shore la réutilisera pour le thème du Mordor dans le tryptique The Lord Of The Rings. Son ambition était d’imaginer une enveloppe musicale nord-africaine dans un contexte symphonique, créant pour le générique des superpositions rythmiques foisonnantes, mêlées aux sonorités orientales de la ghaïta. Lorsque le réalisateur entendit pour la première fois cette musique sur les images de son film, il prit Howard Shore pour un fou. Il imaginait une bande son beaucoup plus lente et minimaliste, avant de constater qu’elle était finalement idéale pour accompagner son imagerie surréaliste. À la fin du film, le cauchemar prend fin et la partition retrouve alors des couleurs orchestrales plus rassurantes, proche du postromantisme sombre dont Shore est coutumier.
En 1994, Howard Shore fait un détour réussi dans l’univers de Tim Burton avec Ed Wood (1994), un biopic malicieux consacré à « l’un des pires réalisateurs de l’histoire du cinéma ». Burton était alors en froid avec Danny Elfman, son habituel complice musical, ce qui explique la présence de Shore à la baguette. Le canadien a travaillé avec un orchestre modeste de 45 musiciens et un orgue Novachord, sur le modèle des orchestres du studio Universal des années cinquante habitués aux films d’horreurs. Sur l’épatant générique d’introduction, où figure le nom des acteurs inscrits sur des pierres tombales, Howard Shore emploie le thérémine, un instrument électronique fréquemment utilisé sur les séries B d’épouvantes et de science-fiction des années 50. Ce thème d’ouverture très rythmique à l’instrumentation exotique (marimba, vibraphone, bongo, conga) rend un vibrant hommage à Henri Mancini, l’un des premiers compositeurs hollywoodien à avoir intégré l’influence de la musique afro-cubaine (qui avait été initialement choisi par Burton mais décèdera avant la fin du tournage). Si la contribution de Shore à l’univers du réalisateur sera de courte durée, il aura néanmoins eu l’opportunité d’imprimer sa marque, à tel point que Danny Elfman réutilisera le thérémine sur Mars Attacks ! (1996). Shore aura quant à lui l’occasion de faire une autre partition proche du style d’Elfman avec le satirique Dogma (1999), qui fait une utilisation assez inventive de l’orgue et des chœurs.
À de multiples occasions, Shore aura l’occasion de sortir de sa zone de confort en participant à des comédies très éloignés de son registre habituel comme le fantaisiste Big (1988) de Penny Marshall. De la musique, la plupart des spectateurs ont retenu la scène du magasin de jouets ou Tom Hanks et Robert Loggia interprètent le standard Heart & Soul sur un tapis sonore semblable à un piano géant. Shore s’est d’ailleurs inspiré de l’esprit de cette mélodie pour ses propres thèmes. Plus intéressante sera sa collaboration avec Martin Scorsese, même si son travail reste souvent en retrait, le réalisateur étant un habitué des bandes sons « juke-box » qui mélangent chansons et extraits musicaux en tout genre. Sur le loufoque After Hours (1985), il conçoit une partition entièrement synthétique basée sur le rythme mécanique d’une horloge. Il aborde le registre baroque et l’écriture en canon sur Aviator (2004), une façon d’évoquer le désir qu’éprouvait l’aviateur Howard Hughes envers la vitesse. C’est finalement sur Hugo (Hugo Cabret – 2011) que Shore va pouvoir le mieux exprimer sa sensibilité. Scorsese lui laisse en effet l’entière conception de la bande musicale, y compris l’écriture de la belle chanson Cœur Volant, interprétée par Zaz sur le générique de fin. Assez proche du minimalisme mélodique d’un Alexandre Desplat ou d’un Jan Kaczmarek, Shore réussit ce qu’il avait raté sur The Last Mimzy (Mimzy, le Messager du Futur – 2007) : une partition légère et poétique (accentuée par l’utilisation du piano et de l’accordéon) empreinte d’une profonde mélancolie.
Avec Se7en (1995) de David Fincher, Shore crée une nouvelle partition angoissante à souhait. Pourtant, la musique est davantage utilisée comme fond sonore et le réalisateur préfère utiliser sur les génériques des morceaux de Nine Inch Nails et de David Bowie (très efficaces d’ailleurs). À diverses reprises, on voit bien la tentation du compositeur d’aborder un registre musical plus contemporain, comme avait par exemple su le faire habilement Toru Takemitsu sur le polar Rising Sun (Soleil Levant – 1993). L’utilisation très noire et expressive du pupitre des cuivres, n’est par exemple pas si éloignée de certaines pièces orchestrales de Giacinto Scelsi. Au niveau des ambiances, on pense aussi à la pesanteur étouffante du Songe de Jacob de Krzysztof Penderecki. Mais généralement, les contraintes de ce type de production grand public obligent Shore à adopter un langage plus en phase avec les normes hollywoodiennes. Il aura d’ailleurs une partition rejetée pour le thriller Ransom (La Rançon – 1996) de Ron Howard, une musique jugée un peu trop avant-gardiste et expérimentale. Lui-même aura l’occasion de remplacer son vieux complice John Corigliano sur Edge Of Darkness (Hors de Contrôle – 1999), un film produit à l’origine de manière indépendante mais vendu ensuite à Warner Bros.
De plus en plus sollicité par les studios pour mettre en musique des thrillers sombres avec des psychopathes et des tueurs en tous genres, Howard Shore finira par se lasser du genre et à se répéter. Ses partitions suivantes pour les films de David Fincher se révèlent moins inspirées. The Game (1997) cultive les atmosphères sombres et mystérieuses, relevées par quelques touches de piano. Quant à Panic Room (2002), écrit pendant la composition de Lord Of The Rings, il reste assez bâclé. Par la suite, à partir de The Social Network (2010), Fincher va nouer une collaboration beaucoup plus fertile avec Trent Reznor et le producteur anglais Atticus Ross. Dans Maps To The Stars (2014), Shore aura lui-même l’occasion de s’inspirer de l’électro industrielle de ce fameux duo d’artistes, sur des titres comme Wildfire ou Burn Out. Le travail sur des productions plus modestes, en particulier les films de Cronenberg, lui apportent souvent plus de satisfactions. Sur Cosmopolis (2012), il a même la possibilité de participer à l’élaboration des chansons du groupe Metric, comme Long To Liv, un morceau planant assez proche du style électro-pop de Blonde Redhead. Ses chansons se révèlent d’ailleurs plus inspirées que la bande musicale elle-même.
En 2000, Peter Jackson aborde Howard Shore pour mettre en musique son ambitieuse trilogie The Lord Of The Rings (Le Seigneur des Anneaux – 2001/2003), d’après Tolkien. Le choix peut surprendre car le canadien n’a jamais abordé le genre de l’heroic fantasy. En 1996, il avait cependant eu l’occasion de se frotter au film en costume avec Looking For Richard (1996), un curieux essai signé Al Pacino, entre fiction et documentaire. Ce qui frappait alors dans ce film aux ambitions modestes, c’était surtout l’ampleur inhabituelle de la musique : une partition néo-classique pour chœur, orgue et orchestre, proche de la polytonalité archaïque de Stravinski. Il était évident que ce type de composition allait tôt ou tard amener le compositeur sur le terrain du film d’aventures épiques. En montant des musiques provisoires pour ses storyboards animés, Jackson avait lui-même constaté que des pièces comme Crash ou The Fly fonctionnaient parfaitement sur ses images. Elles amenaient son film vers une beauté sombre et un aspect émotionnel qu’il recherchait. Il contacte alors le compositeur qui, en grand amateur de l’œuvre de Tolkien, accepte aussitôt le challenge. Ce projet arrive à point nommé car Howard Shore commence à tourner un peu en rond. Après un Esther Kahn (2000) froid et dysharmonique, pas toujours des plus convaincants, il s’était ensuite attelé à The Yards (2000), un très bon projet de polar familial signé James Gray. Mais sa musique était plutôt mise en sourdine au profit d’un thème extrait des Planètes de Gustav Holst. The Score (2001), qui tendait vers un jazz orchestral à la façon de Lalo Schifrin, restait également assez fonctionnel et quelque peu lisse en surface.
Immense succès cinématographique lors de sa sortie, l’adaptation de The Lord Of The Rings a ainsi donné l’occasion à Shore de livrer son œuvre la plus populaire, une partition fleuve qui éclipse ses autres musiques pour l’écran. Le compositeur est un lecteur assidu, et a besoin de s’imprégner en profondeur du livre de Tolkien avant de composer la musique. Les dessins d’Alan Lee et de John Howe lui ont été également une grande source d’inspiration. Au final, et à raison de deux minutes d’écriture par jour, il lui aura fallu près de quatre ans pour venir à bout de l’imposante partition de cette trilogie. Cette saga, malgré ses grandes qualités visuelles, est pourtant imparfaite, trainant souvent en longueur et souffrant d’un script plutôt infantile. Il y a aussi trop de musique illustrative, soulignant l’action de manière mécanique. En comparaison, la bataille du gouffre de Helm mise en musique par Léonard Rosenman dans le Lord Of The Rings (1978) de Ralph Bakshi était plus mémorable. Mais le point fort de la partition reste en revanche le recours aux nombreux leitmotivs utilisés de manière très subtile sur l’ensemble des films : on en trouve près d’une centaine ! Développés ou fragmentés, ils se mêlent et se développent en un perpétuel changement et apportent une structure solide à l’ensemble de l’oeuvre. Au niveau du catalogue thématique, on peut même dire que The Lord Of The Rings reste la composition musicale la plus riche et la plus complexe de toute l’histoire de la musique de film. Et même de la musique tout court si on y rajoute les nouveaux thèmes (une soixantaine) créés pour The Hobbit (Le Hobbit – 2012/2014).
Comme pour la tétralogie du Ring de Richard Wagner, la résurgence des thèmes permet de mieux identifier les personnages et de clarifier le récit. C’était d’ailleurs une pratique courante sur les films hollywoodiens des années 40, notamment chez Korngold. À la toute fin de The Return Of The King (Le Retour du Roi – 2003), Shore glisse même une allusion au maître de Bayreuth en reprenant de manière assez subtile le Prélude de L’Or du Rhin. Pour autant, il puise davantage son inspiration dans le néo-romantisme du XXème siècle, la musique folklorique ou les structures minimalistes du new age. Le thème chevaleresque de la communauté est par exemple une reprise assez évidente d’un motif du premier mouvement de la Symphonie n°3 de Jean Sibelius. La mélodie bucolique du comté, qui reflète la campagne et ses habitants, puise également son inspiration dans l’hymne chrétien This Is My Father’s World. Un choix d’ailleurs assez intelligent qui permet à Shore de se démarquer d’une influence wagnérienne qui aurait pu paraitre comme trop évidente. L’un des motifs les plus réussi est sans doute celui de l’anneau, joué en mineur par les cordes. Il constitue le thème central de la bande originale et laisse entrouvrir le monde du Gondor, le royaume où a eu lieu la guerre autour de l’anneau unique.
La partition est principalement interprétée par le London Philharmonic Orchestra, parfois couplé avec le New Zealand Symphony Orchestra. À cela s’ajoutent deux groupes de chorales imposantes (chœur de garçons et chœur mixte) ainsi qu’une dizaine de voix solistes. Les textes sont chantés dans les langues imaginées par Tolkien : l’elfique, le khuzdul (la langue des nains) ou la langue noire, liée au Mordor. Une experte linguistique s’est notamment occupée de la prononciation des textes pour les différents choristes. Pour caractériser la multitude géographique des régions, Howard Shore a utilisé à chaque fois une instrumentation différente : un violon scandinave (hardanger fiddle) pour le royaume du Rohan, un instrumentarium ancien et folklorique pour le thème de la Comté (fifre, dulcimer, fiddle et bodhrán), des instruments lourds (trombones, tuba, enclume, tambours taiko) pour la forteresse d’Isengard et les terres arides du Mordor. Pour la forêt de Fangorn, Shore développe une acoustique forestière (percussions de bois) et associe aux mondes des elfes des voix féminines envoûtantes. Le thème de Fondcombe est céleste et intemporel. Celui du royaume des elfes de la Lothlórien est plus mystique et exotique.
Écrit dans les langues des elfes (quenya et sindarin), Shore a également composé plusieurs chansons d’une belle expressivité dramatique : Lament Of Gandalf interprétée par Elizabeth Fraser (la chanteuse des Cocteau Twins) et le mystérieux Breath Of Life, porté par le timbre métissé de Sheila Chandra. Pour accompagner la romance entre Aragorn et l’elfe Arwen, Howard Shore a fait appel à la soprano Isabel Bayrakdarian (Evenstar) et la chanteuse irlandaise Enya qui a pour l’occasion composé son propre thème (Aniron). Ces chansons lumineuses et apaisées interviennent un peu comme une respiration musicale nécessaire dans une partition généralement sombre et violente. L’idée de confier à la voix une importance aussi grande que l’orchestre s’est révélée judicieuse. Elle permet aussi de créer un souffle historique et antique, sur le même modèle du Carmina Burana de Carl Orff ou du Conan The Barbarian (Conan le Barbare – 1982) de Basil Poledouris. Le chœur masculin est généralement associé à une menace, comme la horde des Nazgûls qui tentent de capturer l’anneau (The Black Rider). Lors de l’arrivée de la créature démoniaque du Balrog dans la Moria (Khazad-Dûm), Shore utilise le langage des nains inventé par Tolkien (Urkhas tanakhi! Ugh! Ugh! Kâmin takalladi! Ugh! Ugh!…) Les voix sépulcrales du Maori Samoan Choir revêtent alors une forme tribale dans l’esprit du Chôros No. 10 d’Heitor Villa-Lobos. Sur des morceaux comme The White Rider ou The End Of All Things, on est également très proche de la puissance massive et incantatoire de la cantate Itaipu de Philip Glass. Ce dernier thème est fort judicieusement entrecoupé par un solo mélancolique de Renée Fleming qui tranche avec la rudesse martiale des voix. Parfois, c’est aussi la douceur de la flûte tin whistle ou le timbre cristallin du jeune Ben del Maestro qui surgit au beau milieu du fracas des armes de guerre et des trompes de combat (Isengard Unleashed). Ce thème, porteur d’espérance, intervient d’ailleurs comme une sorte de leitmotiv spirituel. On le retrouve, par exemple, lorsque Gandalf, prisonnier du sommet de la tour de Saruman, voit apparaître un papillon de nuit.
À plusieurs reprises, les motifs héraldiques comme The Riders Of Rohan ou The Lighting Of The Beacons se révèlent souvent imparables par leur puissance évocatrice. The Breaking Of The Fellowship est également un morceau très inspiré. De facture plus lyrique, il accompagne la mort de Boromir, mais représente aussi le courage de Sam, qui décide de suivre Frodo dans l’aventure. Il faut également parler de la personnalité torturée de Gollum. Shore utilise le son agité et tremblant du cymbalum pour accompagner ses déplacements hésitants. Il lui a surtout dédié une chanson pour le générique de fin de The Two Towers (Les Deux Tours – 2002), le superbe Gollum’s Song interprété par l’islandaise Emiliana Torrini, une mélodie à la fois belle et sombre aux harmonies assez proche du style élégiaque de John Barry. Les chansons écrites pour les génériques de fin (chantés en anglais par Enya, Emiliana Torrini et Annie Lennox) restent d’ailleurs parfaitement cohérentes avec l’esprit musical de l’œuvre.
Suite au succès du film, Shore a tiré une vaste symphonie en six mouvements, pour chœurs et solistes, basée sur les onze heures de musique écrite pour la trilogie. Elle a été jouée à travers le monde en tant que pièce de concert. Certaines formations musicales, comme le Tolkien Ensemble, l’ont même reprise à leur compte, ce qui a généré quelques malentendus. Le public s’attendait à assister à un concert grandiloquent. Il n’eut droit en définitive qu’à des extraits joués par un orchestre de taille modeste, qui plus est, mélangés à d’autres compositions… Plusieurs ciné-concert ont également été donnés mais ils ne constituent sans doute pas la meilleure façon d’apprécier la partition de Shore.
Dix ans après, le compositeur rempile une deuxième fois dans la littérature de Tolkien avec la trilogie du Hobbit. Cette nouvelle partition capitalise en grande partie sur le matériel musical provenant du premier triptyque. On retrouve ainsi un certain nombre de thèmes ou de combinaisons musicales familières. L’œuvre est évidemment moins riche et plus redondante que The Lord Of The Rings mais comprend de très belles pages. Sur An Unexpected Journey (Un Voyage Inattendu – 2012), le trépidant Radagast The Brown met à l’honneur les parties de violon solo et les voix du Tiffin Boys’ Choir. Dans The Desolation Of Smaug (La Désolation de Smaug – 2013), on appréciera la variété des thèmes épiques du flamboyant The Forest River ou encore la très belle mélodie de Tauriel, chantée en elfique par Grace Davidson (Feast Of Starlight). Sur la séquence inquiétante de la forêt noire, Howard Shore a également recours à une instrumentation inventive (waterphone, cymbales avec archet) qui flirte avec le registre contemporain et l’improvisation musicale. On retrouve ces textures originales dans la caverne du dragon Smaug, qui a recours au gamelan indonésien, au sarangi ou au dilruba (sitar à cordes frottées). Sur The Battle Of The Five Armies (La Bataille des Cinq Armées – 2014), on relèvera surtout le très noir et tumultueux Fire And Water, qui accompagne la destruction de Lake-Town par le dragon. Howard Shore a tiré une composition orchestrale du Hobbit tout à fait prenante qu’il a notamment eu l’occasion de jouer lors d’un concert en 2017 à la salle Pleyel de Paris : une suite d’une trentaine de minute comprenant des parties pour mezzo-soprano et cornemuse écossaise.
En dehors de la musique de film, il est aussi l’auteur d’un corpus assez diversifié pour le concert comprenant notamment, un opéra complet d’après le film The Fly, trois concertos (pour piano, guitare et violoncelle), des cycles de chansons, un concertino pour violon, cymbalum, harpe et orchestre à cordes, une messe pour voix a cappella, Orbit pour orchestre, Mythic Gardens pour violoncelle et orchestre, The Garden pour chœur et deux violoncelles, Hughie pour flûte basse, clarinette basse cor, trombone basse et piano, Nerakhoon pour chœur et deux violoncelles, Peace pour chœur et orgue, Discontent pour orchestre, orgue et chœur, Fanfare pour orgue et cuivres et Catania pour piano.
À écouter : The Fly (Varèse Sarabande), The Silence Of The Lambs (MCA Records), The Essential Howard Shore (Universal Music), The Lord Of The Rings Symphony (Howe Records)
À visionner : Howard Shore – Créer le Seigneur des Anneaux : Voyage d’un compositeur à travers la Terre du Milieu (Metropolitain Filmexport) : des extraits de la musique symphonique de The Lord Of The Rings, entrecoupés de commentaires d’Howard Shore.