Philippe Sarde (1948)

50 Maîtres de la Musique de Film

Portraits • Publié le 02/09/2022 par

UnderScores se propose de dessiner dans cette série les portraits de 50 maîtres de la musique de film, de la glorieuse génération des compositeurs hollywoodiens du passé à ceux d’une époque plus récente, sans négliger les grandes figures de la nouvelle vague européenne. Bien sûr, c’est aussi l’occasion d’aborder des personnalités plus atypiques, loin du feu des projecteurs, mais qui se révèlent tout aussi indispensables.

« C’est moi qui ait le dernier mot. »

 

Philippe Sarde

Sarde se définit lui-même comme un homme de cinéma avant d’être un homme de musique. Personnage haut en couleurs, d’une sensibilité rare, il est l’homme de tous les excès et le prototype même de l’artiste. Il est compatible avec tous les registres filmiques et peut très facilement passer d’un nanar hirsute avec Jean Lefebvre à une vaste production onéreuse ou un film d’auteur exigeant de Robert Bresson. Capable d’écrire pour tous les types de formations, il a bataillé toute sa vie avec producteurs et éditeurs pour engager des orchestres haut de gamme et rapatrier des solistes de jazz spécialement dépêchés des USA. Plus qu’un simple accompagnateur d’images, il se veut avant tout « scénariste musical ». C’est un homme de cinéma qui cherche à chaque fois une langue musicale adaptée à l’image et surtout à l’univers précis du metteur en scène. Il participe aussi de près au montage et n’hésite pas à faire des propositions au metteur en scène s’il juge une séquence mal rythmée. Sa période la plus créative s’étend de 1970 à 1982 et couvre un spectre musical très varié : écriture minimaliste ou gigantesque, modale ou atonale, classique, jazz ou électronique… Sarde enregistre régulièrement aux studios d’Abbey Road avec le prestigieux London Symphony Orchestra, dans un endroit mythique, à l’acoustique incomparable. Il « dirige » les musiciens à partir de la cabine d’enregistrement, en donnant des instructions au chef d’orchestre, ce qui lui permet de mieux écouter et contrôler la sonorité de l’orchestre. Sarde peut ainsi « emmerder » les musiciens pour obtenir la note et l’intensité juste jusqu’à quatre heures du matin… Mais c’est aussi pour tirer le meilleur d’eux-mêmes et servir idéalement le film. Auteur de nombreuses partitions romanesques traversées de nostalgie, Sarde cultive aussi le goût du pittoresque, avec l’emploi d’instruments rares ou de formations musicales métissées. Par plusieurs aspects, il est l’un des héritiers de la musique française de la première moitié du XXème siècle, celle de Fauré, Debussy, Ravel, Satie, Sauget, ou du groupe des Six. Sarde apprécie également les grandes figures du jazz américain comme Thelonious Monk, Horace Silver, Ahmad Jamal ou Paul Desmond. Il se réfère aussi aux compositeurs de musique de films. Outre David Raksin, Henry Mancini et Bernard Herrmann, on trouve parmi ses préférences Maurice Jaubert, Georges van Parys, René Cloërec, Paul Misraki, et surtout François de Roubaix. Un ami fidèle qui sera aussi l’un des premiers à le sensibiliser au métier.

 

Fils d’une chanteuse d’opéra, le jeune Philippe Sarde manifeste très tôt des dons pour la composition et la direction d’orchestre. Il est initié au solfège par sa mère dès trois ans et se familiarise déjà au monde de la scène lyrique. À quatre ans, le chef Richard Blareau lui laisse diriger l’orchestre de l’opéra de Paris au cours d’une répétition d’un extrait de Carmen dans lequel sa mère chantait. Vers huit ans, son père, antiquaire, lui offre un projecteur. Il monte alors sa propre salle de projection dans l’appartement de ses parents et musicalise déjà des films 8 mm comme le Fantômas de Jean Sacha. À neuf ans, il est reçu au Conservatoire de Paris après avoir joué au piano un extrait du Concerto Italien de Bach. Il prend des cours de compositions avec Noël Gallon et Georges Auric, son parrain, qui lui apprend à développer des thèmes musicaux. Philippe Sarde sait que sa vocation est là et commence déjà à composer des esquisses musicales. L’une d’elle servira même d’inspiration à Auric pour le thème du générique de la mini-série L’Âge Heureux (1966). À l’époque, il possède une formation de pianiste concertiste, mais reste tétanisé face au public. Il lui est donc urgent de renoncer à cette carrière. Il s’oriente alors dans la variété en écrivant deux chansons pour Régine (dont le tango La Boule au Plafond) mais ambitionne surtout de se tourner vers la réalisation de films.

 

 

À 17 ans, il met en scène le court-métrage Florence ou Réalités (1966) dont il signe la musique, épaulé par Vladimir Cosma, qui l’aide à orchestrer la bande originale. Après vision du film, ses amis lui conseillent de devenir compositeur. La musique tape dans l’oreille du producteur Jean Bolvary, un ami du père de Sarde qui conseille au réalisateur Claude Sautet de le rencontrer. « Un jeune type qui n’a rien fait mais qui a peut-être du talent ». Depuis plusieurs mois, le réalisateur cherche en vain le compositeur idéal pour mettre en musique Les Choses de la Vie (1968), un drame sentimental, adapté de Paul Guimard. Le roman, très allégorique, parait infaisable au cinéma, mais Sarde a déjà l’idée d’un climat harmonique et travaille toute la journée à l’élaboration du thème principal : un motif doux et mélancolique, d’inspiration très française, proche de Satie et Ravel. Il est en pyjama de soie lorsque Sautet, habillé en complet veston débarque chez lui à 19h. Ému jusqu’aux larmes par le thème musical que Sarde lui joue au piano, le réalisateur va établir avec lui une relation de travail qui ira bien au-delà de la musique de film. Sarde encourage Sautet à utiliser sous forme de flash-backs récurrents les plans de l’accident au ralenti, ce qui lui permet de composer de petites cellules musicales atmosphériques, à la lisière de la musique atonale. Une idée ingénieuse qui permet de renforcer la dramaturgie du film. Il dispose d’un mois pour composer la musique avant de l’enregistrer avec un orchestre de soixante-dix musiciens.

 

L’un des passages du film le plus remarquable reste la vision onirique de Pierre (Michel Piccoli) au moment de son banquet de noce avec Hélène (Romy Schneider). Philippe Sarde reprend alors le Concerto de Vivaldi pour flûte et orchestre, mais cette mélodie de nature champêtre se retrouve progressivement perturbée par l’utilisation de trémolos angoissants. Lorsque l’on découvre, assis à la table de noces, les protagonistes de l’accident vêtus de noir, l’ambiance festive se transforme alors en une cérémonie macabre avec l’apparition de cuivres étouffés qui résonnent comme des trompettes mortuaires. Sarde a également l’idée de composer une chanson d’après le thème principal. Écrite par Jean-Loup Dabadie, La Chanson d’Hélène, interprétée par Michel Piccoli et Romy Schneider, a fait le tour du monde même si elle n’intervient pas dans le film. Sautet (à raison) craignait qu’elle donne à l’histoire un trop plein de sentimentalisme dans le style d’un Lelouch. Le film est un succès et se révèle un tremplin formidable pour le jeune compositeur, qui passe soudain de l’ombre à la lumière. Comme le raconte Pierre Granier-Deferre : « En rentrant dans la salle personne ne connaissait le nom de Sarde. En sortant de la salle, tous les cinéastes avaient envie de travailler avec lui. »

 

 

Sur Max et les Ferrailleurs (1971), l’un des meilleurs films de Sautet, Sarde a délibérément cassé son image de compositeur néo-romantique. Il enlève les cordes et le piano pour les remplacer par des bois et des cuivres graves et dissonants à la Stravinsky. Le thème principal qui ouvre et referme le film provient d’une mélodie que Sautet avait initialement sifflotée à Sarde. Il est traité comme une sorte de valse à trois temps un peu boiteuse, au rythme mécanique, similaire à un mécanisme d’horloge. Comme si dès le début, le destin implacable de Max (Michel Piccoli) était déjà scellé. C’est à partir de ce film que les deux hommes vont mettre au point « la musique invisible » : une atmosphère musicale discrète mais lourde de sens, qui agit un peu de manière inconsciente dans l’esprit du spectateur. Elle intervient par exemple lorsque Max aperçoit pour la première fois Abel Maresco (Bernard Fresson) dans le garage. Le son d’ambiance cède alors la place à des cordes dissonantes avec des harmonies qui frottent suivi d’un thème égrené à la trompette soliste. Le spectateur comprend alors qu’un lien étroit rattache les deux hommes. Philippe Sarde poursuit de plus belle sa collaboration avec Sautet sur César et Rosalie (1972). Le superbe générique confronte un motif mélancolique pour bois et cordes suivi par un thème plus léger joué au synthétiseur moog, un morceau presque burlesque, basé sur les premières mesures de La Fille aux Cheveux de Lin de Claude Debussy et qui pourrait être associé à la faconde de César (Yves Montand). On retrouve ce thème sur l’une des séquences du film les plus savoureuses, celle où David (Sami Frey) s’amuse à dépasser la voiture de César. L’originalité du thème-générique vient aussi de l’utilisation de rythmes électroniques (très audacieux pour l’époque), qui évoquent selon le compositeur le cœur battant de Rosalie (Romy Schneider). En quelques mesures, Philippe Sarde définit le ton et la nature du film : un triangle amoureux, toujours en équilibre entre le registre dramatique et la fantaisie. Il reprendra ce même procédé d’écriture sur le générique de Quelques Jours avec Moi (1988) en démarrant sur une mélodie synthétique hésitante mais qui se mue progressivement en une symphonie lyrique. Une manière de jouer avec le spectateur et de le préparer sur la nature du film, constitué d’inattendus et de ruptures de tons.

 

Cette veine lyrique et poétique, Sarde va la développer plus intensément au contact du cinéaste Pierre Granier-Deferre sur des drames romanesques comme La Veuve Couderc (1971), Le Toubib (1979), Le Petit Garçon (1995) et surtout Le Train (1973), l’une des plus belles réussites du compositeur. Il écrit la musique en trois mois, d’après le scénario, mais ne voit pas le film. Un seul photogramme de Romy Schneider lui suffit à capter l’atmosphère. Au final, la composition soutient admirablement l’histoire d’amour entre Anna (Schneider) et Julien (Jean-Louis Trintignant) grâce à un thème brahmsien au lyrisme déchirant. Philippe Sarde compose également un thème plus rugueux et moderne dans l’esprit des partitions d’Arthur Honegger qui intervient dès le générique, sur des archives authentiques de l’exode. Sarde poursuit cette dimension romantique au contact d’autres cinéastes. On peut par exemple citer José Giovanni avec Deux Hommes dans la Ville (1973), un plaidoyer contre la peine de mort où le penchant lyrique de Sarde éclabousse les images. Giovanni déteste le thème qu’il trouve trop sentimental mais Delon (qui est aussi producteur) adore. La mélodie sera ainsi utilisée de façon récurrente pour souligner les instants de bonheur de Gino Strabliggi (Alain Delon). La scène finale qui est le moment le plus dramatique du film est elle totalement dénuée de musique. Son absence rend la scène d’autant plus glaçante.

 

 

Sur La Valise (1973) de Georges Lautner, le choix d’opter pour un thème mélodique écrit en mineur, pour une comédie grand public, se révèle audacieux. Le plus souvent, Sarde a toujours évité le pléonasme, préférant le contrepoint et le décalage musical. Comme en témoigne le générique élégant dans l’esprit gothique de James Bernard pour Ils sont Fous ces Sorciers (1978), un nanar de bas étage qui n’en demandait pas tant. Sur On Aura Tout Vu (1976), comédie irrésistible sur le monde du porno, Sarde opte une nouvelle fois pour le décalage en composant une petite valse pour cordes et bandonéon teintée de mélancolie. Un thème repris sur le polar politique Mort d’un Pourri (1977), revisité par Stan Getz, légende du saxophone ténor. Un caractère épouvantable, qui selon le compositeur « s’accorde assez bien avec le caractère de cochon et le regard bleu acier d’Alain Delon », la star du film. Tout au long de son parcours musical, le recours fréquent aux solistes de jazz aura permis à Sarde de dynamiser ses partitions mais aussi de renforcer la sensibilité des personnages.

 

Sur le polar Flic ou Voyou (1979), avec Jean-Paul Belmondo, il imagine un thème dynamique d’une redoutable efficacité interprété par un casting quatre étoiles : Chet Baker à la trompette, Larry Coryell à la guitare, Ron Carter à la basse et Hubert Laws à la flûte. « Le poison, c’est de faire toujours la même chose », estime le compositeur, qui a toujours refusé de céder à la mode du moment. Quitte à se fâcher avec la star dans Le Guignolo (1980), « une merde » selon Sarde. L’acteur voulait du disco pour la scène spectaculaire où il survole Venise suspendu à un hélicoptère. Mais Sarde impose une musique romantique avec violons, mandoline et harmonica, convaincu qu’elle vieillira mieux. Bebel refusera de retravailler avec lui et va engager Morricone sur son film suivant, Le Professionnel. La collaboration se poursuit néanmoins avec Joyeuses Pâques (1984), comédie vaudevillesque médiocre où l’acteur commence sérieusement à lasser son public. Une page se tourne.

 

Sarde aura encore l’occasion de travailler avec de grands solistes de jazz comme le trompettiste Clark Terry qui double Jean Rochefort à l’écran sur L’Ami de Vincent (1983) ou encore le saxophoniste Lee Konitz dans Le Fils Préféré (1994). On trouve aussi le pianiste Herbie Hancock dans L’Homme aux Yeux d’Argent (1985) et le téléfilm Colette, une Femme libre (2003). Pour ce dernier film, Sarde lui demande de jouer d’une seule main, pour obtenir une espèce de fragilité lié à la performance de l’actrice Marie Trintignant. On pourrait aussi citer le saxophoniste anglais John Surman, un musicien et compositeur au langage original, ancré dans l’esprit modal. On retrouve son timbre atmosphérique sur Mado (1976), Des Enfants Gâtés (1977) et Un Mauvais Fils (1980) en compagnie de Maurice Murphy à la trompette et Archie Shepp au saxophone ténor. Sur Beau Père (1981) de Bertrand Blier, c’est le pianiste Maurice Vander qui double la performance de Patrick Dewaere, en pianiste de bar désabusé. Le réalisateur souhaitait une musique déprimante et Sarde a répondu au-delà de ses exigences. Pour La Nuit Ensoleillée (1981), un film sur les exploits sportifs d’athlètes handicapés, Sarde regroupe un plateau de solistes prestigieux : Toots Thielemans à l’harmonica, Maurice André à la trompette, Larry Corryell à la guitare, Didier Lecoude au violon et Frédéric Lodéon au violoncelle. Pour la bonne cause, les musiciens ont même accepté de jouer gratuitement.

 

 

Le jazz a toujours été une donnée importante pour le compositeur, qui a toujours essayé de le combiner à différent styles, du jazz rétro raffiné dans Liza (1972) au lyrisme dépressif d’Érik Satie sur le générique de fin d’Adieu Poulet (1975). Dans Le Petit Criminel (1990), c’est du jazz pur avec seulement trois instruments, un saxophone, une basse et une trompette, mais sans rythmique, sans batterie, pour une certaine noirceur, et aussi une légèreté. Avec Le Choc (1982), Sarde tente la fusion des genres en réunissant avec panache le London Symphony Orchestra, les musiciens du Weather Report et Wayne Shorter en soliste. Pour le thème principal, il lui demande d’imiter le son de la bombarde médiévale avec son saxophone soprano. Puis, avec Le Sucre (1978), partition chambriste épatante écrite pour deux pianos, il fait appel à Roger Woodward et Andreas Skipis, deux pianistes qui accompagnent sur un rythme de ragtime assez fantaisiste cette satire cinglante sur la spéculation boursière. Sarde renouvelle le concept avec Mille Milliards de Dollars (1982), écrit pour quatre pianos et un violon alto. Une musique plus nonchalante mais davantage sophistiquée par le raffinement des contrepoints suggérant la multitude des mouvements financiers.

 

Avec Yves Boisset, il poursuit avec talent le travail du compositeur François de Roubaix sur les formations musicales improbables. Un Taxi Mauve (1977) associe les cordes foisonnantes du LSO avec la flûte irlandaise et la harpe celtique du groupe traditionnel The Chieftains. Le Juge Fayard dit le Shériff (1977) se base sur une écriture à la fois rythmée et folklorique avec l’utilisation de couleurs pittoresques (bombarde, violons celtes, flûte, petites cuillères). La Clé sous la Porte (1978) est d’une facture plus classique (Sarde réemploi le Se tu m’ami de Pergolèse), mais l’utilisation de la guitare métallique par-dessus une pièce concertante pour piano reste une trouvaille assez unique en son genre. Pour La Femme Flic (1980), il compose une partition au lyrisme triste où dialoguent flûte à bec, bandonéon et saxophone classique. La rencontre avec l’italien Marco Ferreri a également permis au compositeur d’aller plus loin dans l’insolite et le bizarre. Dans le scandaleux La Grande Bouffe (1973), c’est une petite rumba, jouée par Michel Piccoli sur un vieux piano mal accordé, qui devient le thème mortuaire de quatre hommes qui courent au suicide collectif. Le réalisateur a eu l’idée du film après avoir passé une nuit orgiaque de « bouffe et de culs » dans l’appartement de Sarde, en compagnie de prostituées. Pour le thème principal de Touche pas à la Femme Blanche (1974), tourné sur le chantier des Halles de Paris, il compose une fausse musique de western avec une ligne de basson malicieuse qui annonce le registre burlesque du film. Sarde cultive les ambiances minimalistes et mélancoliques sur La Dernière Femme (1976), film désespéré et provocant, dominé par le souffle primitif de la flûte et de la clarinette. Mais c’est dans Rêve de Singe (Ciao Maschio – 1978) qu’il est le plus radical, avec une orchestration volontairement austère et dépouillée. Pour les besoins de la partition, il fait venir une sorte de flûte octobasse géante, un instrument mutant au timbre rauque, proche de la corne de brume, qui accompagne les images surréalistes d’un New-York désertifié.

 

 

Le goût des assemblages insolites et des instruments inusités reste évidemment une composante importante dans la musique du compositeur. Citons par exemple l’utilisation délicate de la mandoline sur Marie Poupée (1976), le dialogue musical fascinant entre le cor de chasse et le monocorde vietnamien dans Le Crabe-Tambour (1977) ou encore le didgeridoo sur L’Ours (1988), La Petite Apocalypse (1993) et Quai d’Orsay (2013). Dans un registre plus angoissant, on relèvera le synthétiseur associé aux Tambours du Bronx dans Les Carnassiers (1991). Sarde connaitra aussi une période « folk-psychédélique » avec des curiosités comme Hellé (1972) de Roger Vadim et Dorothea (1973) de Peter Fleischmann. Des musiques qui restent cependant assez anecdotiques dans sa carrière. Il va aussi être amené à utiliser la bombarde médiévale sur Lancelot du Lac (1974) de Robert Bresson. Sur le générique, le réalisateur lui demande de faire « apparaître » la bataille qui vient d’être livrée car faute de moyens il ne peut pas la filmer de manière spectaculaire. Sarde la suggère avec une musique martiale assez courte mais très consistante, écrite pour tambours militaires et cornemuse. Elle impressionnera nombre de cinéastes, à commencer par Alain Téchiné qui va nouer une longue collaboration avec le compositeur.

 

Avec lui, Philippe Sarde va mêler à la manière d’un Britten ou d’un Chostakovitch des ambiances inquiétantes et dissonantes sur des films comme Le Lieu du Crime (1986), Les Voleurs (1996) ou Hôtel des Amériques (1981), une partition trouble pour piano et cordes, traversée par un thème entêtant qui semble ne jamais se développer, un peu à l’image de la relation figée entre Catherine Deneuve et Patrick Dewaere. C’est avec le thriller Barocco (1976) que la modernité lyrique de Sarde va pouvoir le mieux s’exprimer grâce à une belle maîtrise des cordes chargées d’harmonies mystérieuses (le superbe Portrait-Robot). Au cours de sa carrière, Sarde va d’ailleurs progressivement délaisser les mélodies simplistes pour une écriture plus raffinée et impressionniste. Si la partition de Vincent, François, Paul et les autres (1974) reste encore dans une tonalité harmonique traditionnelle avec un thème musical dominé par le bandonéon, Mado (1975), porté par le saxophone ténor de John Surman, explore une couleur jazz plus évanescente. La musique est moins présente et davantage diluée dans le film. On la remarque à peine. Avec Une Histoire Simple (1979), Sarde arrive à la quintessence de son style en développant une atmosphère musicale plus envoûtante. Un lyrisme feutré, relevé par l’accordéon de Marcel Azzola et le violoncelle de Frédéric Lodéon. Cette voie musicale sera approfondie dans la très belle suite de Nelly et Mr. Arnaud (1995), qui réexploite une partie de la musique du film.

 

 

Pour L’Adolescente (1979) de Jeanne Moreau, Philippe Sarde réunit le violoniste Stéphane Grappelli et l’accordéoniste Marcel Azzola pour une très belle partition de facture impressionniste qui figure parmi ses plus belles réussites. Moreau ose même des plans assez hamiltoniens, lorsque la jeune fille dévêtue se contemple devant un miroir. Un érotisme latent, accompagné par de délicates touches harmoniques de Sarde (en 1983, il aura d’ailleurs l’occasion de travailler avec David Hamilton sur Premiers Désirs, mais le résultat ne marquera pas les annales cinématographiques). Pour promouvoir le film, il compose une chanson-valse, interprétée par Yves Duteil et Jeanne Moreau. Une pratique courante depuis Les Choses de la Vie (1970), qui consiste à mettre en chanson le thème principal du film. On retrouve ainsi un nombre de chanteurs assez important dans le catalogue du compositeur : les Swingle Singers pour La Liberté en Croupe (1970), Mireille Mathieu avec Le Train (1973), Johnny Hallyday sur J’ai Épousé une Ombre (1983), Vivian Reed dans Une Femme Peut en Cacher une Autre (1983) ou encore Jimmy Somerville avec Harem (1985). Sarde fait aussi chanter la jeune comédienne Julie Bataille sur le générique de fin de La Baule les Pins (1990) de Diane Kurys. Dans …Comme la Lune (1977), un monument de beauferie dominé par la performance jubilatoire de Jean-Pierre Marielle, on notera le slow langoureux No Casino interprété par Les Étoiles, un duo de chanteurs brésiliens qui avaient pour particularité de se présenter travestis. La palme revient pourtant à Maracuja, une samba pop, indissociable du strip-tease érotique de Nadia (l’irrésistible Sophie Daumier) mais composée pour l’occasion par Hubert Rostaing, le fidèle complice du compositeur. Avec Joël Séria, Sarde a notamment participé au cultissime Les Galettes de Pont-Aven (1975), où il reprend le très beau Kenavo de Théodore Botrel dans une version plus guillerette pour fanfare de cuivres. Dans le répertoire de la chansonnette, sa plus belle réussite demeure quand même Paris Jadis qui ouvre tambour-battant le film Des Enfants Gâtés (1977) de Bertrand Tavernier : une java composée un peu à la manière des chansons réalistes de Fréhel, chantée par Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle. Dans un style plus opératique, Sarde compose La Complainte de Bouvier interprétée par Jean Roger-Caussimon, une chanson pour harpe et orchestre qui narre le destin tragique de Joseph Bouvier (Michel Galabru) dans Le Juge et l’Assassin (1976). C’est aussi sur ce film que les excentricités du compositeur vont apparaître au grand jour. Convoqué en Ardèche pour tenir le rôle d’un pianiste, il prend un aller-retour de Paris jusqu’à Aubenas en taxi. Lorsqu’il débarque sur le plateau de tournage avec la note, le directeur de production affolé s’est écrié avec horreur : « Sarde est arrivé en taxi. Son voyage nous quitte plus cher que la journée de tournage ! »

 

 

Le parcours de Philippe Sarde est surprenant à plus d’un titre. Comme il le dit lui-même : « Changer d’univers, inlassablement, permet de ne pas se laisser enfermer dans un style, dans une cage. » Dès son deuxième film, Sortie de Secours (1970), drame psychologique assez obscur réalisé par Roger Kahane, sa musique prend une tonalité plus jazzy avec ce thème principal à la trompette qui semble lorgner du côté de Miles Davis. Mais on retient aussi l’étonnante Messe Noire pour chœur mixte, qui n’est pas sans rappeler l’univers musical d’un Pierre Jansen ou d’un Maurice Ohana. Ce versant plus contemporain sera par la suite développé sur le thriller Les Seins de Glace (1974) qui voisine avec les ambiances schizophrènes des giallos de Morricone. La partition est écartelée entre une berceuse lancinante pour voix et piano (dont Sarde avait écrit les premières mesures à quinze ans) et l’emploi du dodécaphonisme. Dans ce répertoire plus dissonant, on trouve aussi le générique étonnant de Sept Morts sur Ordonnance (1975). Selon le réalisateur Jacques Rouffio, « La force de Sarde a été d’épouser le sujet avec une loyauté lyrique : il ne souligne pas le drame dans ses détails, il l’intensifie de manière plus générale, quasiment fantastique, gothique. C’est quasiment une musique de messe noire, une musique religieuse à l’envers, avec ses chœurs maléfiques. Comme si le clan médical dirigé par le vieux Vanel était une secte satanique… »

 

Ces films préparent le terrain à l’une de ses œuvres les plus audacieuses : Le Locataire (1976), réalisé par Roman Polanski. Le cinéaste polonais était d’abord assez méfiant à l’égard de Sarde mais ils ont un ami commun : le scénariste Gérard Brach, qui se révèle un apport essentiel à l’univers du film. Roman Polanski est finalement enchanté par le thème générique que lui propose le compositeur : un motif cafardeux d’une inquiétante étrangeté, joué à la flûte contrebasse, par-dessus lequel se greffe le timbre irréel de l’harmonica de verre joué par Bruno Hoffmann. Un instrument très original, constitué de verres accordés, aux vibrations fragiles que l’on a pu déjà apprécier chez Jack Nitzsche (One Flew Over The Cuckoo’s Nest) ou Nino Rota (Casanova). Dans le film, il agit un peu comme une prémonition de la propre fin du personnage de Trelkowsky qui finit par tomber à travers une verrière. Pour illustrer la solitude du personnage, Sarde emploi le marimba et un solo de clarinette mélancolique, joué par Hubert Rostaing. Le thème musical accompagne un plan séquence impressionnant réalisé à la Louma : la caméra déambule le long des façades et des fenêtres, où apparaît la silhouette fantomatique des habitants de l’immeuble. Le climat du film mais aussi le monde intérieur du personnage sont déjà magnifiquement esquissés. L’ambiance pesante va progressivement basculer dans le registre de l’angoisse au fur et à mesure de la paranoïa du personnage grâce à un jeu de cordes dissonantes et une écriture très heurtée. Une musique qui prolonge certaines des expérimentations du regretté Krzysztof Komeda, le compositeur attitré de Polanski. Comme sur Rosemary’s Baby, qui intègre une variation plus popisante du thème générique, Sarde compose une rumba slow tirée du motif rythmique joué au marimba. Un morceau pas si éloigné du style de François de Roubaix dont on perçoit ici assez bien l’influence. Sarde est resté durant tout le tournage pour s’imprégner de l’atmosphère et apprendre à mieux connaître le réalisateur, qui ira même jusqu’à lui confier une courte apparition, celle d’un voyeur dans un cinéma de quartier. Il réutilise l’harmonica de verre sur le thriller Uncovered (Qui a tué le Chevalier ? – 1994) de Jim Mc Bride et sur le dyptique de Bruno Podalydès : Le Mystère de la Chambre Jaune (2003) et Le Parfum de la Dame en Noir (2005). L’instrument est notamment associé aux ondes Martenot et au cristal Baschet.

 

 

Sarde et Polanski se retrouvent sur Tess (1979), un drame victorien ambitieux dans lequel le décor naturel rugueux et romantique occupe une place aussi prépondérante que l’intrigue. Accompagné du London Symphony Orchestra, Philippe Sarde compose un grand thème romantique mais évite habilement l’emphase hollywoodienne. Assez proche de l’esprit des English Folks Songs de Ralph Vaughan Williams, il développe des mélodies et des rythmes dérivés du folklore paysan et de la musique irlandaise. On retrouve ainsi des instruments aux accents plus rustiques comme le cymbalum, le violon ou le hautbois. Dans cet esprit, on notera par exemple la fanfare villageoise qui accompagne la danse des jeunes filles dans les champs, au soleil couchant : une séquence angélique, illuminée par la superbe photographie de Geoffrey Unsworth (décédé malheureusement durant le tournage et remplacé par Ghislain Cloquet). Le compositeur se bat auprès de Claude Berri et du distributeur américain Francis Ford Coppola pour que le film conserve sa durée initiale de trois heures. Après le succès international du film, il reçoit plusieurs propositions des États-Unis. Les conditions sont assez confortables et il bénéficie même du New-York Philharmonic Orchestra sur Lovesick (1983) de Marshall Brickman, un ancien scénariste de Woody Allen, quasiment inconnu en France mais avec lequel Sarde a noué une certaine complicité. C’est une composition élégante qui laisse apparaître une facette plus légère de Sarde.

 

On retiendra alors son ample partition écrite pour le film fantastique Ghost Story (Le Fantôme de Milburn – 1981) de John Irvin : une musique très fournie en timbres chatoyants (bois, harpe, piano, percussions métalliques) qui flirte avec des passages plus ténébreux (utilisation dramatique de l’orgue et d’une voix soliste fantomatique). Sarde réemploie le magnifique thème du drame psychologique Le Chat (1971) de Pierre Granier-Deferre mais dans une orchestration plus étoffée. À l’origine, il s’agit d’une valse triste un peu détruite, jouée au piano à la manière languissante d’Érik Satie. Un thème à l’image du couple vieillissant Gabin-Signoret, qui semble ne plus exister. La réutilisation de mêmes thèmes est une pratique régulière du compositeur qui n’hésite pas à recycler sa musique mais toujours avec une orchestration ou une instrumentation différente. Ici le choix se justifie d’autant plus que les deux films entretiennent des thématiques similaires comme la vieillesse et le regret. On retrouve ensuite Sarde sur Devil In The Flesh (Le Diable au Corps – 1986) de Scott Murray, une adaptation fatiguée du roman de Raymond Radiguet, filmée à la manière d’un téléfilm. Pour exprimer les déchirements passionnels, le compositeur se révèle au fond plus à son aise sur les films de Jacques Doillon comme La Tentation d’Isabelle (1985) et surtout La Pirate (1984), une partition au romantisme acide qui convoque deux orchestres : l’opulence du London Symphony Orchestra et celui plus intime d’un quatuor à cordes avec saxophone soprano (Wayne Shorter). C’est aussi l’un des films les plus musiqués de Doillon, un cinéaste avec lequel Sarde collabore très régulièrement. Dans l’ensemble, la carrière américaine du compositeur se révèle assez décevante. Il aura même une partition rejetée pour Misunderstood (Besoin d’Amour – 1984), un remake inutile de L’Incompris de Comencini, réalisé par Jerry Schatzberg.

 

 

En France, les années quatre-vingt sont en revanche des années de reconnaissance professionnelle pour le compositeur. Avec Le Choix des Armes (1981), superbe polar signé Alain Corneau, il inverse le schéma d’écriture traditionnel en plaçant deux contrebasses jazz solistes (Ron Carter et Buster Williams) en avant d’un ensemble symphonique. Corneau souhaitait montrer la rupture entre une certaine tradition du cinéma noir français, celle de Montand et celle de Depardieu, avec une espèce de choc de formes, représenté par le choc de deux types de musiques. Il avait dans la tête l’esprit de Ravel et de Ron Carter. Sarde a proposé de mêler les deux en même temps. Un choix périlleux car les contrebasses (basse et basse piccolo) sont d’habitude écrites pour le bas de l’orchestre. Il a fallu que Sarde se creuse l’esprit pour les remonter en haut et trouver un mélange qui fonctionne. En 1984, il concrétise un vieux rêve dans son appartement du Lido. Mécontent des années de retard technologique en France concernant le mixage sonore, il se lance dans l’installation d’un complexe de mixage à la pointe de la technologie. Fort Saganne (1984), le film suivant de Corneau sera le premier film à y être mixé. Sarde enregistre la musique avec le London Symphony Orchestra au Royal Albert Hall de Londres, une salle de concert historique qui dispose d’un orgue considérable. Mais bizarrement, alors que tout était réuni pour faire de ce film un évènement, la sauce ne prend pas. L’histoire manque de souffle épique et la composition de Sarde, assez contemplative, reste un peu terne. Bien plus intéressante sera sa partition pour Coup de Torchon (1981), le chef-d’œuvre noir de Bertrand Tavernier adapté de Jim Thomson. Fin mélomane, le réalisateur l’encourage à confronter des formations et des langages a priori incompatibles, faits de syncopes et de contretemps. Un langage parfaitement adapté au désordre mental de Lucien (Philippe Noiret) et à son basculement vers la folie. Tout au long du film, la musique change constamment de rythme et de couleur musicale, avec des accords dissonants, un rythme de tango énergique à la Carla Bley et un thème mélodique jouée au concertina (un petit accordéon qui pourrait évoquer la part d’enfance du personnage).

 

 

Avec La Guerre du Feu (1981), réalisé par Jean-Jacques Annaud, Philippe Sarde compose sa partition la plus monumentale. Il s’est battu avec la Fox pour avoir le plus gros budget possible, et un orchestre hors norme réunissant les percussions de Strasbourg (gong thai et percussions de bois), le London Symphony Orchestra, la Philharmonie de Londres (section de cuivres) et cinquante choristes. Devant l’absence de dialogues, la musique se révèle primordiale pour apporter à l’histoire du sens et de l’émotion. Il ne fallait donc pas lésiner sur les moyens. Le cinéma préhistorique est un genre peu abordé qui donné lieu à des partitions intéressantes signées Mario Nascimbene (One Million Years BC), Alex North (la première partie de 2001 : A Space Odyssey) ou encore dans un genre plus parodique, Lalo Schifrin (Caveman). L’approche sardienne est ici assez similaire à la modernité symphonique de North : une vaste partition orchestrale, sombre et violente, qui mêle habilement des mélodies modales et archaïques. Mais à la différence du film de Kubrick, le film comporte une partie romantique qui permet à Sarde d’utiliser des instruments lyriques comme la flûte à bec contrebasse et surtout la flûte de pan, un instrument en bois dont on perçoit le souffle du soliste et qui se révèle idéal pour exprimer l’émotion intérieure et l’amour entre Naoh (Everett McGill) et Ika (Rae Dawn Chong). Le début du film est peu mélodieux, avec des parties vocales épiques mais chargées d’angoisses. On notera l’étrange similitude avec la Passacaille de la Troisième Symphonie de Krzysztof Penderecki composée en 1988, qui reprend les mêmes figures d’ostinatos aux violoncelles (on les retrouve déjà en germe dans la première symphonie composée en 1973). Le film, comme la musique, progresse ensuite de la sauvagerie des cavernes aux prémices de la civilisation, les parties atonales et percussives cédant peu à peu la place au lyrisme symphonique. Annaud et Sarde se retrouvent ensuite sur L’Ours (1988) mais la collaboration avec les producteurs est plus houleuse. Une grande partie de la musique est éliminée du montage final et Sarde se contente de réorchestrer la Barcarolle de Tchaïkovski pour le thème principal.

 

 

La fin des années 80 est plus laborieuse pour le compositeur. Son studio de mixage, fort coûteux, lui laisse des dettes faramineuses et il connait quelques difficultés dans ses collaborations avec certains cinéastes. Le film d’aventures Pirates (1986) de Roman Polanski annonce un peu le début de ce déclin. Les deux hommes se brouillent car Sarde profite d’un arrêt du tournage pour mettre en musique Mon Beau-Frère a Tué ma Sœur (1986) de Jacques Rouffio. Ils ne retravailleront plus jamais ensemble. À l’arrivée, Pirates a coûté très cher et n’a pas trouvé le succès escompté. Sarde le considère comme un film raté, pourtant le mélange d’humour et d’action fonctionne assez bien et le film contient plusieurs passages goguenards imaginés par Gérard Brach (comme la scène du rat). La partition musicale est enlevée et rend un bel hommage au style emphatique de Korngold, spécialiste des films d’aventure des années trente et de la technique du leitmotiv. Sarde en fait d’ailleurs une bonne utilisation pour le thème mystérieux du trésor, basé sur des ostinatos de cordes. Loin de s’en tenir à un pastiche du vieil Hollywood, il puise également son inspiration dans la musique classique européenne, celle de Paul Dukas (L’Apprenti Sorcier) ou de Prokofiev (L’Amour des Trois Oranges). Un esprit-néoclassique truculent, déjà à l’œuvre dans Garçon ! (1983) de Claude Sautet, avec son générique espiègle à la Sauguet et la comédie lourdingue Ça n’arrive qu’à Moi (1984) de Francis Perrin. Le compositeur poursuivra ensuite cette veine avec la farce picaresque Mangeclous (1988) de Moshe Mizrahi et Le Bossu (1997) de Philippe de Broca. Pour le thème romantique associé à la belle Dolores (Charlotte Lewis), Sarde reprend une vieille mélodie castillane El Bajel está en la Playa, interprétée à la guitare espagnole.

 

À plusieurs reprises, Philippe Sarde a eu l’occasion de s’inspirer de la musique traditionnelle. Le plus souvent, il ne va jamais écrire une musique qui soit directement appelée par l’image mais qui agit plutôt en décalage. Citons par exemple l’utilisation de la bossa nova sur Le Mariage à la Mode (1973) ou du flamenco dans Pas de Problème ! (1974). Dans Contes de la Folie Ordinaire (1981), sur la scène ou la jeune prostituée (Ornella Muti), se fait prendre par l’écrivain (Ben Gazzara), Sarde compose une mélopée sensuelle d’inspiration mexicaine pour guitare, cordes et trompettes de mariachis. Mais c’est avec Harem (1985) d’Arthur Joffé qu’il va affermir au mieux son art des mélanges et des cultures musicales, un peu à la manière d’un Fazil Say. Un petit bijou lyrique où la sensualité de la musique orientale se mêle aux cordes aériennes du London Symphony Orchestra et du chœur Ambrosian Singers. Autre film important, Music Box (1989) signé Costa Gavras et produit par les américains où Sarde, à la demande du réalisateur, déroge à ses habitudes en allant enregistrer à Budapest avec l’Orchestre de la Philharmonie Nationale Hongroise. Pour donner du rythme à la partition il enregistre des percussionnistes « à bottes » et collabore avec Márta Sebestyén, chanteuse au timbre unique du groupe Muzsikás. Sur la séquence d’ouverture, la formation hongroise lui vole carrément la vedette en reprenant un thème folklorique endiablé de Transylvanie. Sarde aura quant à lui recours au cymbalum traditionnel hongrois, pays où se noue le nœud de l’intrigue.

 

 

Dans les années 90, sa carrière continue mais à un rythme moins soutenu. Les films sont moins bons et Sarde lui-même commence à ressasser un peu les mêmes idées musicales. On peut aussi penser qu’il a été plus ou moins mis à l’écart par les producteurs à cause du coût exorbitant exigé pour ses enregistrements et de son intransigeance. Le fait qu’il évite les thèmes mélodiques simplistes, que le public pourra siffloter en sortant de la salle est également un facteur important de son isolement. Certains le croient mort alors qu’il continue pourtant à composer régulièrement, en particulier avec ses fidèles compagnons de la première heure : Sautet, Téchiné, Tavernier ou Doillon. Mais il est vrai que sa participation est plus discrète. Sur Un Cœur en Hiver (1992) de Claude Sautet, il se contente seulement de diriger le Trio pour Cordes de Ravel. Il tentera de percer aux États-Unis et enchaînera les projets. Mais sans doute trop lié à une subtilité harmonique typiquement européenne, il n’arrivera jamais vraiment à populariser son style outre-Atlantique, malgré quelques tentatives (parfois douteuses) de se plier aux conventions du genre. Après un Lord Of The Flies (1989) assez convaincant, qui lui permet de réadapter le Sacre du Printemps avec un chœur d’enfants, il rempile avec le même studio mais se retrouve cette fois flanqué d’un thriller futuriste, Eve Of Destruction (L’Ange de la Destruction – 1991), une sorte de Terminator au féminin, mis en scène par un réalisateur de vidéo-clips, à des années lumières de son registre habituel. Malgré le recours aux percussions électroniques, qui donnent un certain dynamisme à l’ensemble, Sarde peine à trouver le ton juste et reprend assez paresseusement un thème déjà composé pour le thriller Ennemis Intimes (1987). Max et Jérémie (1995) est encore une nouvelle tentative d’explorer de nouvelles voies musicales hybrides entre rock, jazz, électronique et classique. La partition, assez expérimentale n’est pas inintéressante notamment les solos de saxophones baryton de Jack Nimitz qui rappellent ceux de John Surman. Mais le film de Claire Devers, assez particulier, passera pratiquement inaperçu.

 

C’est encore avec l’ami Tavernier que Sarde peut donner le meilleur de lui-même, notamment sur L.627 (1992), une grande réussite du réalisateur, qui suit de façon très documentaire le quotidien d’une brigade des stups. Sarde compose une partition pulsative et décousue qui change constamment de tempo et de tonalité, à l’image du parcours sinueux de Lulu, le flic joué par l’excellent Didier Bezace. Le réalisateur, qui aime les défis musicaux, incite le compositeur à mélanger des instruments qui en principe ne sont pas faits pour jouer ensemble. L’instrumentation est en effet très disparate, dans l’esprit du free jazz. Elle se compose d’un ensemble baroque (clavecin, luth, viole de gambe, orgue) mis en opposition avec une formation moderne (saxophones, batterie rock, guitare électrique). Un univers musical hétéroclite où cohabitent à la fois rythmes sénégalais et cantiques religieux, l’influence de Kurt Weill, Nino Rota ou même du répétitif Philip Glass. Concernant la musique de l’américain, Sarde avait d’ailleurs déjà repris un fragment musical de son disque Passages co-écrit avec Ravi Shankar sur Uncovered. Dans Nelly et Mr. Arnaud (1995), sur la scène où Emmanuelle Béart travaille à une mise en page sur Photoshop, on peut également reconnaître dans le motif insistant et nerveux des cordes une proximité musicale avec le premier mouvement de la Deuxième Symphonie de Glass, composée l’année d’avant. En fait, dès César et Rosalie (1972), Sarde anticipe déjà sur le courant répétitif new-yorkais, par exemple sur le sublime passage musical qui accompagne la lettre lue par Romy Schneider, la répétition des mêmes tenues de cordes faisant étrangement écho à Façades, une musique de chambre composée dix ans après par Glass. Mais là où un Sarde puise son inspiration musicale dans l’onirisme et le raffinement harmonique d’un Ravel, Glass est plus tourné vers l’esprit rigoriste et mathématique des compositeurs baroques. Deux conceptions très différentes du point de vue du langage mais qui curieusement trouvent parfois des points de convergence.

 

 

C’est sur les films de Bertrand Tavernier que Sarde a le mieux approché les techniques d’écritures anciennes tout en conservant une approche moderniste. Sur L’Horloger de Saint-Paul (1974) et Des Enfants Gâtés (1977), le cinéaste lui avait par exemple demandé de « jazzifier » le thème du Deus Irae et la musique pour viole de gambe de Marin Marais. Avec le film d’aventures historiques La Fille de d’Artagnan (1994), Sarde procède à une sorte de rescénarisation de la musique baroque en mélangeant percussions africaines, chants religieux, trompettes et violes de gambes. C’est aussi l’une des rares partitions que Sarde a lui-même dirigé, allant même jusqu’à demander à ses musiciens de jouer debout pour accentuer l’impression de vivacité. Il récidive avec le film en costumes sur La Princesse de Montpensier (2010). Bertrand Tavernier souhaitait que l’orchestration et les harmonies de la musique soient très modernes, en utilisant beaucoup de percussions. Il ne voulait surtout pas d’une fausse musique du XVIème siècle. Et même si Sarde s’est inspiré de compositeurs de l’époque comme Roland de Lassus, il a travaillé avec une formation originale composée de vingt-cinq musiciens et d’un chœur de chambre : des cordes (sans violon, pour éviter l’excès de lyrisme), des trombones, quatre pupitres de percussions plus trois instruments baroques mis en avant de l’orchestre (viole de gambe, flûte à bec et cornet à bouquin). Une belle réussite à contre-courant de la tendance actuelle au minimalisme synthétique et l’une des dernières grandes partitions de Sarde pour l’écran.

 

Ayant maintenant fait le tour de son œuvre, Philippe Sarde peut désormais se consacrer à la direction de ses musiques pour le concert. Récemment il a par exemple donné un concert de musique de chambre au festival de La Baule. En 2018, à Bordeaux, il a aussi retravaillé ses partitions pour un concert de jazz symphonique et le ciné-concert exceptionnel de La Guerre du Feu. Pour cette création mondiale, Sarde a lui-même réécrit et choisi des passages qui n’ont pas été utilisés à l’origine pour la bande originale du film.

 

 

À écouter : Le Cinéma de Claude Sautet, Bandes Originales des Films de Pierre Granier-Deferre, La Guerre du Feu, Tess / Le Locataire (Universal Music).

 

À lire : Philippe Sarde : Des Notes pour l’Écran (2015) de Daniel Bastié. Un livre épuisé et quasiment introuvable. Pourquoi ne pas l’éditer sur support numérique ?

 

À visionner : Philippe Sarde – Un Voyage Musical dans l’Histoire du Cinéma (2013), réalisé par Frédéric Chaudier et Frédéric Zamochnikoff, un documentaire rare et non édité en DVD.

Julien Mazaudier
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