PREDATOR (1987)
Réalisateur : John McTiernan
Compositeur : Alan Silvestri
Séquences décryptées : Main Title / Billy & Predator / Dutch Builds Trap / The Pick-Up (0:00:25 / 1:14:12 / 1:20:55 / 1:41:20)
Éditeur : Intrada
Descendus de l’Olympe sur leur char volant, un groupe de titans, unis comme les doigts d’un poing, menés par un demi-dieu, viennent se mêler des affaires des hommes, et leur rappeler leur toute-puissance. Le monde leur appartient. La caméra de John McTiernan nous le montre en quelques plans en rassemblant dans le cadre l’eau, l’air, la terre, et même le feu, d’abord au fond de l’image puis dans la main de Dutch, qui tient un briquet… et à le voir allumer un énorme cigare, on le jurerait capable de commander aux éléments ! Annoncée par un coup de semonce orchestral sans doute frappé par Vulcain sur sa forge, l’ouverture de Predator demeure une démonstration de force symphonique inégalée. Un hélicoptère approche du rivage d’une île tropicale. Des militaires s’agitent au pas de course, contrastant avec l’indolence d’autochtones tisonnant des feux allumés à même le sable. Cette scène, on a l’impression de l’avoir vue cent fois, elle pourrait venir d’un de ces films tentant d’embrasser d’un seul regard toute la complexité de la guerre, au Vietnam ou quelque part dans le pacifique. On est déjà prêt pour un récit horrifié et élégiaque, nous menant au bord d’un précipice de doutes. La musique va nous détromper en quelques mesures.
D’abord par cette pulsation métronomique et puissante, imparable de régularité, martelée sèchement comme un poing qui s’abat mécaniquement. Rien ne saurait se mettre en travers du chemin des passagers de cet hélicoptère. Le colonel baisse son rideau, il faut cacher aux curieux la rencontre à venir. Mais plutôt que de se faire complice des comploteurs, la musique s’envole sans prévenir, donne des cordes aux cuivres, et nous décharge une bouffée de romanesque enivrant. Silvestri nous prévient : la caméra de John McTiernan n’est pas là pour enregistrer du réel, mais pour fabriquer du mythe. Et dans l’hélicoptère, à la place des soldats en uniformes tendus qu’on pouvait attendre, un groupe de durs à cuire bigger than life, formant une bande haute en couleur, colosses cools que rien ne semble pouvoir ébranler et qui posent leur rangers en terre conquise. Une heure plus tard, ils auront compris qu’un dieu ne peut descendre du ciel que pour une raison : découvrir son humanité.
Un adversaire à leur (dé)mesure, car réellement surhumain, lui, va pourfendre ces fantasmes d’invulnérabilité. Il n’a évidemment rien en commun avec les guérilleros, ce menu fretin que Dutch et ses champions éradiquent dès les premières scènes, alors que le spectateur peut encore se convaincre d’être assis devant une énième resucée de Missing In Action. Mieux encore que les singulières images de vision infrarouge chichement dispensées, l’ombrageuse musique d’Alan Silvestri assène d’emblée que le film de commando bien graissé ne mettra pas longtemps à gicler de ses rails. Le premier parmi les géants d’élite à entendre son instinct sonner le beffroi n’est pas Dutch, contre toute attente, mais Billy, le « peau-rouge » taciturne. A travers ses yeux impavides et néanmoins voilés d’un trouble mystérieux, le film enclenche de nouveaux mécanismes et rouages, bien éloignés des ficelles familières du cinéma à gros spectacle et de la science-fiction flashy.
A ceux-ci, l’Amérindien pas commode a emprunté un armement surdimensionné, qu’il découvre totalement inutile contre son ennemi sans visage. Les cors qui s’élèvent, lourds de promesses sépulcrales, à l’instant où Billy fait disparaître dans un gouffre son artillerie entière, résonnent avec les coulées de hargne froide d’un guerrier se sachant au pied du mur. Comme le découvrira Dutch plus tard, le corps nu, privé de sa carapace de cuir, n’a pour alternative dernière que de s’amalgamer à son environnement limoneux s’il tient à en réchapper. Sauf qu’à l’inverse de son chef, résolu coûte que coûte à vivre, Billy a déjà décrété la partie perdue. Aucun sursaut de vitalité ne fait saillie dans le mémorable crescendo où cordes et cuivres, enchevêtrés par Silvestri au moyen de cordes noueuses, revêtent de saisissants accents d’apocalypse.
McT, qui rongeait son frein jusqu’ici en accumulant les plans ruisselants sur les biceps de Schwarzenegger et consort, n’attendait que cet instant pivot, où la jungle des pétarades eighties s’évanouit au profit d’une extraordinaire arène, trop ancienne pour qu’on puisse même la qualifier d’antique. Arrachées du fond des âges elles aussi, mais sans rien abandonner des vigoureuses scansions qu’imprime Silvestri depuis le tout début, les percussions font résonner leur battement sourd, pulsionnel, empli de colère. Un bruit obsédant — peut-être celui du sang cognant aux tempes des premiers hommes, lorsque l’appel immémorial du combat les exhortait à empoigner leurs massues primitives.
Car il n’est désormais plus question de dieux riant d’aise. La fresque surchargée qui ensevelissait ceux-ci sous leurs triomphes s’est transformée, via quelques travellings fulgurants, en un badigeon rupestre à demi masqué par la brume. Dutch, dernier de son escadron, presque nu sans ses armes finalement dérisoires pour lui barrer la poitrine, est en train de devenir quelqu’un d’autre, ou plutôt quelque chose. Au rituel barbare, souillé de plaques boueuses dessinant comme des peintures de guerre, la musique répond avec une éloquence gutturale. Toutes timbales dehors, elle ancre pour de bon Predator dans une mythologie plus grande que les hommes, faite d’ombres noires rampant hors de hideux marais et de gigantesques silhouettes s’étreignant à l’infernale lueur des brasiers.
C’est là, dans cette fange primordiale, que nous assistons à la renaissance de Dutch. Jeté à bas de son Olympe, dépouillé de son aura divine, martyrisé dans sa chair et brisé dans sa volonté, le trauma aura aussi été musical. Trouant les rythmes à coup de giclées de trompettes, imposant des silences inattendus, laissant croire à un répit mélodique pour mieux le sabrer deux mesures plus loin, la traduction musicale de l’antagoniste de l’espace est impitoyable, et taille en pièces la marche martiale qu’on croyait invincible aussi surement que le monstre transperce les chairs. La glorieuse fanfare des débuts aura été bien malmenée. Mais maintenant, les tambours remettent un pied devant l’autre.
C’est quand il est au plus faible que Dutch retrouve sa plus grande force. Réduit à presque rien, le dieu déchu se redécouvre humain : capable, par sa conscience de mortel, de regarder à travers les yeux de l’autre. Qu’on ne s’y trompe pas : c’est l’intelligence de Dutch qui permet sa victoire. En se voyant proie dans le regard du prédateur, il comprend comment lui échapper. Un basculement de point de vue sans retour, d’où le colosse ressort essoré, le regard perdu dans le vague, à jamais dessillé. Silvestri salue le deuil des certitudes de Dutch par une trompette solitaire et funèbre, revenue de loin, et de tout, plus que vivante : survivante.