Quelle a été la genèse de cette magnifique partition qu’est Conan The Barbarian ?
Je pense que c’est grâce à la collaboration que j’avais avec John Milius, et que je continue à avoir, que Conan est devenu ce qu’il est. Tout d’abord, la musique a été écrite il y a 27 ans, et c’est la première fois que j’ai vraiment pris le temps de m’attarder sur le score. Cette possibilité de revisiter, de revenir en arrière, c’est important, on y retrouve les racines de ses débuts musicaux.
John et moi étions tous deux étudiants à l’USC (University of Southern California), et nous sommes devenus de bons amis surfeurs. J’ai composé une musique pour The Reversal Of Richard Sun, un film d’étudiant réalisé par John. C’était le premier film d’une heure réalisé par le département cinéma de l’USC. John Milius n’a jamais oublié certains des développements thématiques que j’y ai utilisés, parce qu’il les aimait beaucoup, et il m’a dit : «Si jamais un jour je fais un film, je veux que tu y mettes ça». Mais John n’étudiait pas vraiment la réalisation, la caméra, le son ou le montage : il écrivait. Il couchait ses idées sur le papier, des idées d’histoire, qu’il me racontait. J’étais au piano, et alors qu’il parlait, j’improvisais des mélodies pour l’accompagner. J’ai toujours travaillé ainsi avec John. Lorsque nous avons fait Big Wednesday (Graffiti Party), la plupart des thèmes étaient déjà écrits avant que le film ne soit tourné. Alors que nous étions à l’université, John écrivait Apocalypse Now, et il m’appelait tous les soirs : «Il y a une scène, sur la rive du fleuve. Que crois-tu qui pourrait bondir hors d’un buisson ?», et je lui dit «Un tigre !». «Okay, ce sera un tigre !». Nous avions cette relation, établie alors que nous avions tous les deux 21 ans, et qui devint notre tradition.
Lorsque John écrivit Conan, je connaissais le script bien avant qu’il ne se rende en Espagne pour le tournage, et j’avais déjà trois ou quatre des principaux thèmes. Je les jouais au piano et les enregistrais sur cassette, et John emportait la cassette et la donnait à l’équipe son. Par exemple, il fit jouer Mountain Of Power pendant le tournage, parce qu’il voulait que le cortège se déplace selon un certain rythme. Il avait eu l’idée par Sergio Leone, qui travaillait ainsi avec Morricone. Celui-ci écrivait d’abord la musique, et Leone diffusait les morceaux sur le plateau, et c’est ce que John voulait faire. Dans Conan, il y a beaucoup d’hommages musicaux à Sergeï Prokofiev. L’intention n’était pas de copier ou d’imiter, mais plutôt de donner la même dimension opératique que celle d’Alexander Nevski. Manifestement, il n’y a pas beaucoup de dialogues dans le film, il fallait donc que la musique raconte l’histoire. Milius attendait avant tout qu’elle donne l’impression d’un rituel issu d’une mythologie, d’un lieu mythique, le sentiment que Conan était réel. Et, pour beaucoup d’entre nous, tant de choses étranges se sont passées pendant l’écriture du scénario et de la musique qu’il y a une puissance, une forme de magie qui, je pense, persiste. En surface, c’est juste un bête film d’action, mais plus on y pense, plus il touche notre subconscient, et plus il monte en puissance. En tout cas, c’était ainsi pour nous.
Le film est très iconique. La musique également.
Comme le film. La musique n’est ni plus ni moins que ce qu’est le film. Par ailleurs, j’ai eu presque 12 mois pour développer l’ensemble des thèmes. J’avais beaucoup de temps, et je ne faisait que ça. John m’envoyait les prises de vues, sur des bandes ¾ de pouce, des bandes video. On commençait alors tout juste à travailler en video. Il n’y avait alors ni ProTools, ni enregistrement numérique. J’avais déjà écrit le thème principal, et j’ai alors développé le thème de Thulsa Doom, qui est en fait un sous-thème du Dies Irae. J’ai d’abord écrit le Dies Irae, puis une contre-mélodie, et je les ai inversés. Le contrepoint est devenue la mélodie principale, et le Dies Irae est ainsi devenu le thème secondaire.
Fondamentalement, ce que j’ai tenté de faire avec les harmonies a été de débuter avec des harmonies très clairsemées, très ouvertes, à la construction primitive, pour conférer une impression, pas vraiment de sauvagerie, mais d’une histoire ancienne, d’une pré-histoire. Et alors que Conan voyage, probablement des steppes de Russie, où sa tribu vivait, vers la Méditérranée et l’antre de Thulsa Doom, les harmonies s’enrichissent de plus en plus. D’abord lorsqu’il découvre l’épée Atlante. C’est la que les choses commencent à se réchauffer un peu. Conan commence à comprendre, il regarde sa main, puis celle du squelette, et il entrevoit le lien avec le passé, avec cette épée. Et là, il rencontre Subotai, ils commencent à courir, et tout s’enballe encore un peu plus, musicalement. Et toujours ce sentiment étrange et primitif, mais qui commence à devenir un peu plus sophistiqué, par l’ajout d’un peu plus de dimension aux harmonies. Pendant les sessions d’enregistrement du score, à chaque fois que nous arrivions à un passage qu’il n’aimait pas, Milius formait une croix avec ses bras : «Trop chrétien, il faut que ce soit plus païen !». Il savait, il entendait, il avait véritablement une vision, qu’il fallait plus de sauvagerie. «Trop chrétien !». C’est dans cette direction que le score se développa.
Ensuite, Valeria est tuée, et ça se transforme en histoire de vengeance. Et puis la fin, bien sûr. J’ai eu, il y a deux semaines, une conversation avec John, et nous avons parlé de Conan. Si il faisait le film aujourd’hui, les producteurs ne l’autoriseraient jamais à prendre son temps comme il l’a fait avec cette séquence, quand Conan est assis, réfléchissant à ce qu’il va faire, ce qu’il va devenir. Il se tourne vers la princesse, ce qui lui donne une humanité que les livres de Robert Howard n’ont pas. Chez Howard, il est question de magie, de force brute, comme cette merveilleuse toile de Frazetta, si bizarre, The Berseker. John n’a pas fait ça, il a humanisé Conan. Il lui tend la main, il va la ramener au roi Osric, qui est mort, mais personne encore ne le sait. Je suppose que c’est ainsi que Conan est devenu roi. Mais nous ne sommes jamais allés aussi loin, nous n’avons jamais fait les deux autres films, et c’est bien dommage. Bref, aucun producteur n’accorderait à John la liberté dont il disposait a l’époque. Mais c’était simplement sa façon de raconter une histoire. Voilà, en substance, l’historique de Conan.
Je discutais l’autre jour avec John Ottman de la syntaxe du film, et c’est assurément quelque chose que John comprend, parce qu’il est monteur, et que je comprends, parce que j’étais au département cinéma de l’USC. Il est très difficile de nos jours de trouver des films, je veux dire de grands films comme ceux qu’on faisait dans le temps, et dans lesquels on utilisait vraiment la syntaxe, le language du film, et pas seulement en imposant un morceau de musique. Malheureusement, certains compositeurs se plient à cette méthode, et tout ça devient un jeu d’imitation. Et la partition devient imposée par le montage et la musique temporaire, par opposition à quelque chose venant de l’intérieur, quelque chose d’organique, qui s’intégre au rythme du film, plutôt qu’un rythme imposé…
Travailler avec John Milius était donc une collaboration merveilleuse, et jamais menaçante. Il ne me menaçait pas en tant que compositeur, et je ne le menaçait pas en tant qu’écrivain, mais nous étions tous les deux des auteurs. Nous partagions ce processus créatif qui est le même, qu’il s’agisse de musique, de peinture, de sculpture, parce que vous devez libérer ce qui est en vous. Vous ne restez pas seulement assis là en fabriquant quelque chose, tout doit provenir de quelque part. C’est un concept, une philosophie qu’on ne voit plus très souvent en application. Maintenant, les gens sont guidés par autre chose, avidité, argent, sexe, drogue…
N’y a-t-il plus de passion ?
Il y a de la passion, mais je pense qu’elle est mal dirigée. Il y a un manque de compréhension, un manque d’intérêt historique vis-à-vis des films. Il y a de jeunes compositeurs pour le cinéma qui ne savent pas qui était Erich Wolfgang Korngold, Max Steiner ou Georges Delerue… Aucun sens du passé !
Vous allez ce soir diriger Conan en concert. Avez-vous beaucoup retravaillé la partition pour cette occasion ?
Pas vraiment. Nous n’avons pas change grand-chose. Nous avons reconstruit la partition originale sur ordinateur. Les orchestrations sont globalement les mêmes que celles que j’ai écrites à l’origine. Je voulais faire une suite et, sans être arrogant, je souhaitais utiliser Alexandre Nevski comme modèle. J’en avait parlé avec Robert Townson : RCA vient d’éditer la totalité des morceaux d’Alexandre Nevski. Tout ce que nous connaissions jusqu’à présent, c’était la suite, longue d’environ 37 minutes. Et j’étais vraiment curieux de voir comment Prokofiev avait entrelacé ses thèmes pour les arranger sous forme de suite. Et c’était vraiment ce que je voulais faire pour Conan. Mais finalement, je dois utiliser les morceaux séparés, sans les réarranger, parce que les séquences du film seront projetées en même temps. Je me suis dit que je pourrais me cacher derrière les images, donc si la musique n’est pas bonne, les gens pourront toujours regarder le film ! Je pense que je n’utiliserais pas le click track, et que je dirigerais directement à l’image. Après tout, cette événement tourne entièrement autour de la musique de film, montrons donc ce qu’est la musique de film ! J’ai d’ailleurs réalisé à cette occasion que c’est très difficile de recréer quelque chose comme ça. Mais nous ferons de notre mieux ! Je suis le seul à utiliser les images. C’est curieux, parce que John (Debney) interprète la partition d’un film magnifique, The Passion Of The Christ (La Passion du Christ), et montrer les images aurait été formidable. Peut-être que je n’utiliserais pas le film, finalement, je ne sais pas… Ce sera en tout cas intéressant. Il y a tant de gens qui semblent intéressés par la musique de film, c’est formidable !