CONAN THE BARBARIAN (1982)
CONAN LE BARBARE
Compositeur : Basil Poledouris
Durée : 187:17 | 53 pistes
Éditeur : Intrada
Between the time when the oceans drank Atlantis, and the rise of the sons of Aryas, there was an age undreamed of. And onto this, Conan, destined to wear the jeweled crown of Aquilonia upon a troubled brow. It is I, his chronicler, who alone can tell thee of his saga. Let me tell you of the days of high adventure!
Au commencement était Crom
La partition de Basil Poledouris pour Conan The Barbarian (Conan le Barbare) s’ouvre sur une scansion barbare et belliqueuse, hommage à Crom, la divinité vénérée par Conan : une séquence de quatre notes de percussions (comme pour insister sur les quatre lettres C-R-O-M), une séquence de quatre notes de cors (et sa coda finale) en contrepoint. Ce thème puissant et viril est l’incarnation du pouvoir tutélaire du dieu, qui a donné aux hommes le secret de l’acier, comme Prométhée leur a donné le secret du feu. Ce secret est transmis à Conan par son père forgeron, que l’on voit lors du générique fabriquer une épée. Des images qui pourraient évoquer par analogie la fabrication de l’anneau de pouvoir dans la saga des Nibelungen.
Au milieu de ce déchaînement des forces, le thème noble de Conan surgit, aux cordes, avec un contrepoint de trompettes. Un hymne à l’héroïsme et à la noblesse du guerrier, plus lumineux, qui naît des entrailles sombres du brutal Crom auquel Conan est lié à jamais. Ce thème ajoute cependant un supplément d’âme à la volonté de puissance de ce cousin d’Arès, celui de la destinée humaine, plus fragile, plus incertaine. La phrase musicale initiale du thème de Conan suit également une logique numérique, un intervalle suivi d’un trio de notes. Cinq notes, comme le nom du personnage lui-même : s’agit-il d’un hasard, ou Poledouris a t-il pensé également à cet aspect formel ? La dernière partie de cette pièce, une fanfare encore plus vive qui conclut le générique, lie les deux êtres dans un mélange des couleurs musicales et instrumentales, avant de s’interrompre brusquement sur les percussions guerrières.
Le thème de Conan est un leitmotiv associé à la plupart des séquences-clés de la vie cinématographique du personnage. Il apparaît plus loin de façon claire et ferme, après la résurrection de Conan (Recovery). A ce moment du film, en plus du cor anglais, des cordes et de la trompette, le chœur féminin lui est associé pour le lier à une noble destinée, celle de son accomplissement de guerrier (et de roi dans un futur qui nous est inconnu dans le film). Cette introduction reste purement instrumentale, comme rattachée aux forces telluriques, à l’acier. Comme si l’absence de voix ancrait encore plus profondément le lien mystique du héros et de sa famille à la puissance divine de Crom, au pouvoir transmis, primitif. Plus tard dans le récit, la voix sera associée aux cavaliers de Thulsa Doom, le chœur étant alors utilisé comme symbole de la toute puissance. Il est par la même, dans l’histoire de Conan, le son solennel du pouvoir implacable, forgeron de sa vie tragique. L’énigme de l’acier (Riddle Of Steel) débute par les sons métalliques de la harpe, une variation mélancolique du thème de Conan au hautbois (la sagesse dispensée par son père), puis son thème au cor anglais sur des arpèges de cordes. Le timbre pincé du hautbois ou de son cousin instrumental, le cor anglais, resteront d’ailleurs associés au personnage de Conan tout au long de la partition, le son de ces instruments pouvant être à la fois mélancolique tout en évoquant une douleur originelle. La flûte aurait été trop douce, la clarinette trop ambiguë.
Conan orphelin : la force implacable du Destin
L’arrivée des Cavaliers de l’Apocalypse de Thulsa Doom, le dieu serpent (Riders Of Doom), annoncée par de simples appels de cuivre comme pour signaler un moment crucial du Destin pour le spectateur (et non comme un moment du hasard), introduit dans la partition des éléments plus nobles, plus aristocratiques, liés notamment à la liturgie catholique développée en Occident : le chœur, associé depuis toujours à la tragédie, le chant en latin, le dessin mélodique épousant la tradition grégorienne, et surtout le Dies Irae (le chant grégorien classique du «jour de colère» de la messe des morts du culte catholique). Encore une fois, il semble que le cœur de la séquence chorale de cette furie guerrière valorise une séquence numérique de trois notes, comme les trois syllabes de Thul-Sa-Doom. Le paroxysme de cette pièce (à partir de 3:34) et le début de Gift Of Fury pourraient le faire penser. Sans être certain que ces hypothèses de logique numérique entre groupes de notes et lettres ou syllabes puissent se vérifier dans la partition, elles semblent néanmoins intéressantes.
Nos ferrei reges servi fati, Morta ex terra mortiferra tela In hostes bello ad moventes. Equos frenamus furentes Capi ta superba quatientes Mortem hostibus et luctem date Acrem di manes sternadis. Ave Nevis, ave ferrum, Ave tela, ave cruor Ave pugna, ave moritur. Skylon! |
We, iron kings, servants of fate, Bringing deadly weapons, sprung from the earth Against the enemy in war. We control high-spirited horses, Shaking their proud heads Spirits of the dead, give death and bitter grief To the enemy who must laid low. Hail Nevis, hail iron Hail weapons, hail terror, Hail gore, hail those who are about to die! Skylon! |
Poledouris traite tous ces éléments historiques (chœur, chant latin, forme proche de la cantate) comme un rituel barbare, païen, macabre, tragique, dépassant l’aspect «catholique». Après tout, le film lui-même détourne des scènes fameuses du Nouveau Testament (Tentation de Jésus-Christ, Jésus devant Pilate, Jésus Crucifié…). Le compositeur serait alors aisément tenté de s’identifier à cette thématique. De plus, nous sommes loin de l’utilisation du chœur comme un pur élément d’atmosphère. Un rapprochement est également possible avec l’utilisation du chœur par Carl Orff dans Carmina Burana, grande œuvre du rituel païen, par le truchement de la notion du Destin (O Fortuna), moteur cyclique implacable du récit.
La thématique du destin circulaire est en effet récurrente : la roue de la Fortune, du Destin, liée à Carmina Burana, la roue de douleur (Wheel Of Pain), la musique circulaire de l’orgie, celle plus populaire de Theology / Civilization…). Cette forme orientale du cercle est-elle liée à la notion de l’éternel retour chère à Nietzsche ? Autre hypothèse : Subotai ne répond-il pas à Conan, qui l’invite à choisir encore au moment du combat final, entre la liberté et le sacrifice :
Conan : «It’s never too late, Subotaï» (Il n’est jamais trop tard, Subotaï – autrement dit de quitter cette folie du destin, ce combat qui approche, cette mort probable qui t’attend)
Subotaï : «No… it will only lead me back here another day… in even worse company.. » (Non, je risque de me retrouver ici de nouveau, un autre jour, en bien plus mauvaise compagnie).
Le philosophe allemand est après tout cité en exergue du film par cette phrase usée jusqu’à la corde du Crépuscule des Idoles : «Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort».
L’arrivée des guerriers de Doom (en particulier Rexor, son second) est une fanfare virile aux cuivres et percussion (tout au début de Gift Of Fury) alors que l’introduction du personnage de Thulsa Doom, meurtrier des parents de Conan, géniteur de son destin, est interprétée par le chœur dans une forme totalement envoûtante, le regard pénétrant de James Earl Jones se mariant formidablement avec les incantations vocales. Le chœur suspend le temps, domine totalement l’écran avec l’expression du visage de l’acteur. Nous sommes hypnotisés par ce personnage imposant, tout en sachant que la décapitation de la mère de Conan est un acte irrémédiable et cruel. Les cordes et les cuivres se font, au moment du meurtre, de plus en plus douloureuses. Il s’agit de l’acte de naissance du guerrier que deviendra Conan, son baptême du sang. Le matériau associé à Thulsa Doom, créature millénaire, mi-homme mi-serpent, est certainement l’aspect le plus fascinant de la partition, cette fascination et cette séduction étant totalement inhérentes au culte que ce personnage a pu créer autour de lui, suivi par de nombreux disciples.
Conan élevé au monde par le supplice du corps
Deux séquences illustrent cette éducation à la souffrance pour Conan : la roue de douleur et l’arbre des supplices. Ce sont les moments les plus dissonants de la partition. Les cordes ouvrant Wheel Of Pain, qui marque le début de l’esclavage pour le Cimmérien, peuvent se rapprocher de la texture de celles qui introduisent The Tree Of Woe. La musique de la roue de douleur imite un mouvement circulaire et introduit des sonorités métalliques suggérant la soumission de l’esclavage (triangle frotté, son subliminal du cymbalum, ce dernier instrument étant lié dans l’univers de Conan à ces moments passés dans une région septentrionale). Le rythme est une marche d’esclave, rappelant la musique des rameurs de Ben-Hur, qui amplifiait un mouvement toujours plus implacable. Le thème de Conan surgit pourtant triomphalement pour marquer son devenir d’homme adulte. L’apparition du visage d’Arnold Schwarzenegger associée à cette déclamation musicale marque définitivement la naissance d’une icône cinématographique. Plus loin dans le film, le supplice de l’arbre, celui du corps du guerrier exposé aux rayons mortels du soleil, soutenu par ces dissonances suspendues (mais suggérant cependant toujours le thème de Conan) font vivement ressentir l’accablement de la chaleur, à la façon d’un Maurice Jarre dans certaines séquences de Lawrence Of Arabia, quand le désert soumet le corps à sa tyrannie.
Un autre aspect de l’éducation de Conan vient de sa capacité à s’élever au dessus du commun des mortels par le combat. Une séquence musicale illustre sa montée en puissance comme combattant impitoyable : une marche, très proche de celles de Miklos Rozsa pour ses films épiques, basée sur un rythme initial de quatre notes, comme pour rappeler la présence de Crom (Conan lui offrant alors ses victimes en sacrifice), monte en crescendo jusqu’à l’apothéose. Cette marche reste toutefois, au regard du thème du personnage, impersonnelle, au sens où elle n’évoque qu’une phase de son aliénation d’esclave. Elle incarne sa puissance physique, mais ne révèle pas encore son être véritable et son destin profond. Comme le dit le chroniqueur : «He did not care anymore, life and death… the same…» (Peut lui importait désormais, la vie et la mort… c’est égal…). Une forme de nihilisme qui demande à être surpassée.
Justement, la découverte de l’épée Atlante dans la séquence suivante (Atlantean Sword) consacre désormais l’union entre le corps de Conan et l’énigme de l’acier, selon les préceptes de Crom. Le compositeur traite cette union mystique sur le mode de l’expérience religieuse : l’écriture évoque une nouvelle fois le chant grégorien, après une introduction onirique basée sur quatre notes de cordes aiguës en sourdine, accompagnées par le triangle et des sonorités évoquant des tubes métalliques, réminiscences du son de l’acier. L’écriture lumineuse des cordes pourrait aussi rappeler Alfred Newman dans ses belles partitions bibliques comme The Robe (La Tunique) ou The Greatest Story Ever Told (La Plus Grande Histoire Jamais Contée).
Amitiés barbares
L’amitié entre Conan et Subotaï, voleur et archer, introduit un élément jusqu’alors inédit, celui de la danse festive : Theology / Civilization présente une forme harmonieuse et lumineuse de rythme populaire. Cette même thématique sera reprise avec beaucoup d’effet lorsque Subotaï retrouve Conan supplicié sur l’arbre, le Cimmérien accueillant ce formidable tournant du destin avec un grand éclat de rire, malgré la souffrance. Pourquoi ne pas noter également ce bref interlude musical dans Battle Of The Mounds, montrant avec ironie le sorcier maladroit se préparant au combat, devisant avec Conan sur les préparatifs. Et si le sorcier chroniqueur est dépourvu de thème musical dans le film, il reste ancré dans nos mémoires par le jeu théâtral de l’incroyable Mako.
Amour, vengeance et tragédie
La musique de l’amour pour Conan (Wifeing) est plus solennelle, valorisant sa rencontre avec Valéria comme la plus intense de sa vie charnelle. Le guerrier a certes connu beaucoup de belles femmes, mais il trouve en Valeria son égale. La belle Valkyrie (selon l’expression de John Milius) est beaucoup plus qu’une créature de pur désir. La musique transforme d’ailleurs leur première nuit en une expérience qui transporte leur union dans une dimension mythologique plus forte que les personnages ne pourraient le ressentir. L’écriture musicale est pudique, douce mais ferme, empreinte également d’une tristesse certaine. Le lien dramatique est alors possible lorsque ce thème sera repris lors de la scène funéraire.
Ce thème d’amour passionnément romantique pour cordes et hautbois est également dans Wifeing lié au thème au hautbois de Conan. The Leaving / The Search développe ensuite aux vents, et de façon chatoyante aux cordes, l’intensité de leur séparation, mêlant une variation du thème de Conan (son obsession de se réaliser par la quête vengeresse) et le thème romantique. Le Cimmérien se voit offrir par le Destin deux façons de se réaliser en tant qu’Homme : le jeune garçon est hanté par sa quête de vengeance, née lors de cette scène «primale» de la mort de ses parents, et l’homme est attaché irrémédiablement à Valéria… Comme dans toute bonne tragédie, il choisit le destin le plus périlleux en sacrifiant son amour. Conan est obsédé par l’accomplissement de son destin, Valéria ne désirant simplement que Conan auprès d’elle. La longue plainte du hautbois qui termine The Leaving et celle du cor anglais qui ouvre The Search sont là pour nous rappeler ce choix crucial, déterminé, douloureux : la clarinette ou la flûte jouant le thème d’amour et la plainte de Valéria n’y peuvent rien…
La scène de la crémation (Funeral Pyre) reprend avec éloquence cette thématique amoureuse, de façon plus intense. Le sacrifice de la belle guerrière consolide l’amour de Conan pour l’être aimé et perdu, tout en renforçant son désir de vengeance. Le thème romantique est repris par le hautbois, la harpe, puis le cor et les cordes. Le son du gong et des cors se marie superbement avec le déclenchement du feu. La déclamation finale des trombones, des cordes et des cors est une forme d’apothéose pathétique de l’amour perdu. La musique traduit alors le déchirement intérieur que Conan ne laisse pourtant pas apparaitre, comme l’explique Subotaï : «He is Conan, Cimmerian. He won’t cry, so I cry for him» (Il est Conan, Cimmérien. Il ne pleurera pas, alors je pleure pour lui).
Le culte de Thulsa Doom
La séquence de la Tour du Serpent, là ou Subotaï, Valéria et Conan commettent leur premier forfait contre la secte de Thulsa Doom, est accompagnée par une superbe musique rituelle jouée par une vielle médiévale, des tambours, et un chœur féminin. Le style modal et répétitif est superbement envoûtant, tout comme le chœur psalmodiant qui introduisait le maître du culte sanglant au début du film. Dès la chute de la jeune vierge dans la fosse du serpent, une musique rythmique accompagne l’action (fuite des trois voleurs, effarement des disciples du culte du serpent) : c’est l’une des plus descriptives de Poledouris, évoquant en quelque sorte les cavalcades des séquences d’action de Miklos Rozsa.
Deux moments musicaux illustrent parfaitement la nature du culte imposé par Doom : la marche de Mountain Of Power Procession, et l’orgie (The Orgy). La thématique y est similaire mais traitée de façon différente. La première évoque l’obéissance aveugle des disciples par la métrique basique de la marche militaire, tandis qu’après la brève introduction du culte cannibale lorsque les héros découvrent la cuisine de Doom, voici enfin l’épanchement de la pure sensualité avec la séquence de l’orgie sexuelle (on se croirait presque dans Caligula !). Obéissance aveugle, folie cannibale et orgie débridée, le culte du dieu serpent semble conçu comme une synthèse du pouvoir romain et des pratiques païennes extra européennes découvertes lors des colonisations.
L’illustration musicale de la «cuisine» (The Kitchen) est la plus proche des rythmes de Carmina Burana, soutenue par le ton martial du chœur masculin. Le moment de sensualité absolue de l’orgie suit immédiatement, avec une des plus belles pièces jamais composées pour le cinéma, un boléro de cordes et de vents (dont le contrepoint de cor a été trouvé instinctivement par une toute jeune Zoë Poledouris !). Le rythme s’accélère, les coups de cymbales et du gong marquant une forme de plus en plus excitante d’hypnotisme musical.
Vengeance et réalisation
La longue séquence du combat final (Battle Of The Mounds) résume avec bonheur nombre de thématiques exposées tout au long du film : la fureur martiale de la scène initiale du massacre du village, le lien affirmé avec Crom lorsque Conan prie pour demander ses faveurs, et même la force du lien l’unissant à Valéria au-delà même de la mort… La musique de cette scène paroxystique de combat accompagne de façon descriptive les scènes héroïques de Conan, Subotai et du Mage, qui viennent à bout des forces de Thulsa Doom avec courage, habileté et ingéniosité.
La mort de Rexor est musicalement plus solennelle (Death Of Rexor), imposant avec force le thème d’un Conan triomphant, la mort du plus proche lieutenant de Doom constituant un premier pas vers le pouvoir pour le Cimmérien. Mais le guerrier devra encore affronter le dictateur monstrueux lui-même pour accomplir sa destinée.
Le héros transfiguré
Le chœur féminin mystique utilisé à la fin est un des plus beaux moments du score. Il consacre l’achèvement tragique du culte de Doom et la liberté retrouvée pour ses adeptes délivrés de son pouvoir hypnotique. Le matériau musical du maître du mal s’épuise alors que le pouvoir de Conan monte en puissance avec une noblesse qui annonce déjà sa future accession au trône d’Aquilonia. Par le chant fluide du chœur, le Dies Irae devient lumineux et apaisant, il se transforme en aria. Les disciples sont libérés du monstre maléfique, la fille du roi Osric est sauvée. L’amour sacrifié de Valéria hante pourtant toujours la mémoire de Conan.
Ce final glorieux est une célébration en mode majeur, comme ce «son de clocher» qui termine L’Aube à Midi sur la Mer de Claude Debussy. Basil Poledouris conclut avec force par une fanfare pour cuivres et percussions, retrouvant le motif de quatre notes associé au pouvoir de Crom. Le dieu s’affirmait au début du film comme un être omnipotent, vengeur et belliqueux. Par la geste héroïque de Conan, la soif de vengeance de Crom est apaisée. La partition s’achève sur le triomphe d’un homme transfiguré, devenu dieu lui-même…