Scanners (Howard Shore)

Deux têtes folles

Décryptages Express • Publié le 22/02/2016 par

SCANNERS (1981)Dead Ringers / Scanners / The Brood
Réalisateur : David Cronenberg
Compositeur : Howard Shore
Séquence décryptée : Scanner Duel (1:29:10 – 1:35:06)
Éditeur : Silva Screen Records

 

On en a parlé, de la scène d’ouverture de Scanners, et plutôt deux fois qu’une ! Trop même, tout bien considéré. Hier, à l’aube des eighties, cette éruption face caméra de débris sanglants, résultat des sévices psychiques infligés par le terrible Michael Ironside, était louée pour son impact viscéral. A présent, des années de commentaires rigolards et de détournements parodiques sur le Net l’ont presque transformée en un gag hénaurme et un peu Z. L’autre mémorable démonstration de force mentale du film s’est heureusement vu épargner cette calamité. Point d’explosion de tête au menu, cette fois, mais un combat fratricide entre deux volontés surhumaines, capables, grâce à des centaines de doigts immatériels, d’asservir le corps et l’esprit. Les obsessions de David Cronenberg, qui était encore en ce temps le prophète de la Nouvelle Chair, sont indubitablement à l’œuvre. Et celles, également, d’un Howard Shore jusqu’au-boutiste, dont seuls des talents divinatoires auraient pu prédire, au vu de sa propension d’alors à malaxer d’arides matières sonores, que la Terre du Milieu le sacrerait un jour nouveau champion des symphonies post-romantiques.

 

Comme souvent chez le cinéaste canadien, c’est par les liens du sang que le malheur surgit. Suite à une impossible tentative de réconciliation, que les hoquets spasmodiques des cuivres condamnaient d’office, le grand final voit s’affronter violemment deux frères. Deux êtres longtemps séparés qui n’ont fini par se retrouver que pour aussitôt se détruire. L’ainé est caractérisé sans ambigüité comme une menace diabolique, tandis que le cadet, référent du public depuis le départ, a pris fait et cause pour l’humanité. Ce pourrait être manichéen, ça n’est en réalité qu’un reflet parmi une myriade d’autres de la logique de confrontation qui traverse tout le film. Les hommes contre les Scanners, le corps contre l’esprit, l’intelligence humaine contre les programmes informatiques, qui s’apprêtaient à connaitre un essor domestique inédit… et les éléments acoustiques de la partition de Shore contre des dents électroniques ébréchées, qui mordent la chair des belligérants avec autant de colère destructrice que les terribles assauts télékinésiques. Le futur Videodrome est contenu là tout entier, même si les grincements glacials de ses synthés taquineront de beaucoup plus près les frontières de la tolérance auditive.

 

Scanner Duel

 

A l’extrême sobriété de la mise en scène, bâtie sur des champs-contrechamps dégoulinants de tension, répondent des boucles musicales répétitives jusqu’à soulever le malaise. Les cordes, largement aussi entêtantes et sinistres qu’elles l’étaient dans la précédente collaboration du tandem Cronenberg-Shore, The Brood (Chromosome 3), sculptent sans jamais faiblir la colonne vertébrale de ce maelstrom minimaliste. Là viennent se greffer impromptu de longs criaillements synthétiques qui sont autant d’échos à l’effroyable pression qu’endurent de plus en plus péniblement les corps tétanisés. Les veines saillent tels des câbles écarlates, la peau cloque, se déforme et tombe en hideux lambeaux, les chairs se dissolvent, réduites à un brouet fumant. Le « bon » Scanner ruisselle de sang, et s’embrase bientôt comme une torche. Peut-être est-il déjà mort… Mais la subite flambée des stridulations électroniques, pareille à une jauge de sécurité grimpant à vue d’œil au seuil critique, précède une ultime attaque issue des profondeurs de son cerveau. Son double négatif lui-même ne pourra y répondre.

 

Chez d’autres réalisateurs que Cronenberg, le moment eût été propice à un happy end d’autant plus attendu que le script, grosso modo celui d’une série B musclée, avait soigneusement pavé le chemin y conduisant. Et en effet, le travelling final révèle un Michael Ironside souriant (« On a gagné ! »), dont les yeux nouvellement bleus sont désormais ceux de son frère. Le « good guy » a vampirisé l’enveloppe et l’âme de sa Némésis. Enfin apaisées après les déchaînements terrifiants du duel à mort, les cordes s’abandonnent à une douce respiration. Elles tiennent pourtant suspendue dans l’air une note inquiète, comme en signe de méfiance à l’égard d’un cinéaste pas exactement friand des épilogues embaumant la camomille. Et si ce regard séraphique cachait une dernière ruse, la plus infernale de toutes ?

 

Benjamin Josse
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