Après avoir été assistant de Jean-Paul Le Chanois, Denys de la Patellière et Gilles Grangier, Pierre Granier-Deferre vient à la mise en scène dans les années soixante avec des films très soignés comme Le Petit Garcon de l’Ascenseur (1961), Les Aventures de Salavin (1963), La Métamorphose des Cloportes (1965), Paris au Mois d’Août (1966) et Le Grand Dadais (1967). Puis en 1970, il dirige Jean Gabin dans La Horse, qui met en avant les mœurs paysannes et la puissance du chef de famille. Granier-Deferre affronte alors les monstres sacrés du cinéma français et leur impose d’aller quérir au plus profond d’eux-mêmes la vérité de leurs personnages. Il trouve dans l’œuvre de Georges Simenon le cadre réaliste et l’atmosphère feutrée qui correspond le mieux à ses visions créatrices. Le Chat (1971), La Veuve Couderc (1972), Le Train (1973) et L’Étoile du Nord (1982) sont en effet les meilleurs films du cinéaste, ce qui ne l’empêche pas en temps voulu de dénoncer la corruption des politiciens (Adieu Poulet !, 1975), le fascisme et la guerre (Une Femme à sa Fenêtre, 1976), ainsi que les problèmes et les relations entre individus (La Cage, 1975 et L’Ami de Vincent, 1983) avec beaucoup d’élégance.
Pierre Granier-Deferre est humble, modeste et discret, trois qualités rares dans le monde du cinéma, que beaucoup de metteurs en scène ne possèdent pas. Dans les années 80, il tourne un film d’amour dramatique (Cours Privé, 1986), un polar ironique (Noyade Interdite, 1987) et se tourne ensuite vers un cinéma plus intime et moins populaire (La Couleur du Vent, 1988 ; Archipel, 1993 ; Le Petit Garçon, 1995). Il possède son monde et son univers, travaille souvent avec les mêmes techniciens, dont Philippe Sarde. Les deux hommes ont collaboré sur 17 films ensemble, et il est certain que les musiques des films de Granier-Deferre ne sont pas composées à la va-vite. Sarde a écrit quelques-unes de ses meilleures partitions sur des images du cinéaste, qui expliquait dans cet entretien réalisé en 1999 comment est née cette entente si parfaite, si délicate…
Comment définiriez-vous Philippe Sarde ?
Philippe est pour moi le prototype de ce que j’appelle un artiste : c’est-à-dire qu’il a une très grande sensibilité, il est quelque fois un peu exacerbé, et puis surtout il aime la musique, ce qui me semble indispensable quand on est musicien. Si je l’ai engagé sur 17 de mes films, c’est d’abord en tant que musicien, et c’est également parce qu’il représente la musique de film telle que je l’entends. Parce que les réalisateurs sont souvent sur la défensive face à la musique : si elle empiète trop sur le film, elle risque de le trahir, et si elle n’est pas présente… elle manque. Les réalisateurs ont besoin d’un appoint, d’une ambiance, d’une atmosphère musicale pour supporter le thème psychologique du film donc, avec Sarde, j’ai trouvé le compromis qui me convenait le mieux !
Donc, pour vous, la musique de film est un personnage à part entière…
Tout à fait, elle est un personnage qui peut devenir soit trop envahissant soit trop discret. Il faut donc savoir la doser et l’employer le mieux possible. C’est pourquoi je pense qu’il est indispensable de s’entendre avec le compositeur au point de vue sensibilité musicale et psychologique, sans quoi on ne se comprend pas.
Qu’est-ce qui vous a décidé à engager Philippe Sarde en 1970 pour écrire la musique du Chat ?
J’avais vu Les Choses de la Vie de Claude Sautet, et la musique du film m’avait immédiatement plu. Elle servait parfaitement le film en lui-même et elle était utilisée de façon discrète tout en développant le thème psychologique. En outre, je ne savais pas si Sautet avait influencé Philippe ou s’il possédait ces qualités musicales et mélodiques. On s’est donc rencontré et je me suis aperçu qu’il était très jeune, mais son âge n’a pas été un obstacle à notre travail. Je ne fais pas la différence entre un homme de 20 ans et un homme de 90 ans : pour moi, l’âge n’a aucune importance !
Comment abordez-vous la mise en musique d’un film avec Philippe ?
En général, nous travaillons avant tout sur le scénario. Philippe le lit et par la suite, je lui demande de songer à un ou deux thèmes. Nous discutons de la place que tiendra la musique dans le film, des personnages… Puis avant la fin du tournage, il m’appelle et me joue deux ou trois thèmes au piano, mais jamais davantage car il n’est pas quelqu’un de prolifique et ne me propose jamais trop de musique. Je lui donne mon avis en essayant d’imaginer la valeur et l’ampleur du thème avec un orchestre, ce qui n’est pas évident pour moi, qui n’ait aucune éducation musicale, si ce n’est celle d’aimer la musique. Ensuite, c’est vers la fin du montage, lorsque le film en est à sa deuxième ou troisième mouture, que nous déterminons les emplacements musicaux. A ce stade de la musique, ce sont des discussions interminables qui commencent parce que Philippe veut mettre de la musique sur cette scène et pas moi et vice-versa… Il faut se convaincre et s’accepter. Parfois, je demande de la musique où a priori il ne devrait pas y en avoir… Le montage musical se fait à tâtons, comme un film. Puis lorsque le montage est terminé et les emplacements choisis, Philippe me fait écouter l’intégralité de la musique : les thèmes, les variations… en les jouant au piano et en les fredonnant, car il est un excellent pianiste. Nous effectuons ensuite les dernières rectifications et nous partons pour l’enregistrement.
Vous avez collaboré avec d’autres compositeurs comme Georges Garvarentz, Serge Gainsbourg et Claude Bolling. Pourquoi avoir entretenu une si longue et si étroite collaboration avec Sarde ?
Tout simplement parce que je prenais du plaisir à travailler avec lui et parce qu’il écrivait la musique dont mes films avaient besoin ! Dieu sait qu’il est méticuleux et pointilleux à un point qui m’exaspère, mais j’aime son opiniâtreté et sa recherche de perfection, que je n’ai pas toujours. J’aime bien que mes collaborateurs soient perfectionnistes… Ça m’est plus facile dans mon travail (rires). Et puis Philippe et moi nous entendons très bien, et comme je ne change pas tellement de style de film… Parfois je tourne des histoires policières, dramatiques ou d’atmosphères : il compose toujours la musique que j’avais en tête. Cependant, il existe des exceptions : par exemple, la musique du Train a été composée d’après le scénario. J’ai donc tourné plusieurs scènes en fonction de la musique d’autant plus que pour ce film, la musique était très importante car révélatrice d’une époque. Elle soutenait également l’histoire d’amour entre Anna (Romy Schneider) et Julien (Jean-Louis Trintignant), et je dois dire que la musique de ce film m’a beaucoup influencé durant le tournage. La partition du Train reste une des plus belles qu’ait écrite Philippe pour un de mes films : il avait composé onze variations d’après les deux ou trois thèmes principaux, que nous n’avons d’ailleurs pas toutes mises dans le film.
Gabin, Montand, Noiret, Delon… Pensez-vous que le choix de vos acteurs ait influencé Sarde ?
Evidemment, et je pense que Romy Schneider l’a notamment beaucoup influencé et aidé dans son travail. Il avait d’ailleurs travaillé avec elle sur Les Choses de la Vie et Max et les Ferrailleurs de Sautet. De toute évidence, je crois que les comédiennes influencent beaucoup la musique de Philippe. Mais il ne laisse pas non plus les acteurs indifférents : je me rappelle que quand je disais à Delon que Sarde allait composer la musique du film que nous tournions, il me disait : « Un fou ! Alors on va avoir un fou ! » (rires) Parce qu’il est vrai que parfois, Philippe est tellement pris et passionné par sa musique qu’il a tendance à ne voir et à n’entendre que ça. Il devient alors très embêtant, fait des caprices, appelle Grappelli, Azzola ou le Cuarteto Cedron et tout le monde pense alors que c’est un peu disproportionné, en particulier le producteur ! (rires). Mais je n’ai jamais rien dit parce que, que ce soit avec n’importe quel bon soliste français ou américain, sa musique était toujours juste ! Il n’a jamais fait appel à de grands musiciens pour être médiatisé !
Quelle place accordez-vous à la musique dans vos films ?
Cela dépend des sujets. Dans Le Train, je savais déjà en écrivant le film que la musique aurait beaucoup d’importance. La musique a de toute façon de l’importance dans mes films puisque ce sont en général des histoires basées sur l’atmosphère. Qui dit atmosphère dit soit d’une époque passée soit d’une époque future soit d’une époque dans laquelle la musique est à la mode. Mais je ne pourrais jamais avoir « Chabadabada… » dans mes films ! (rires) Suivant les films que je fais, soit le volume et l’intensité de la musique augmentent soit ils diminuent, mais cela, je ne m’en aperçois qu’au montage. Avant le montage, il faut me donner un peu plus de matière et un peu plus de musique que ce que je n’utiliserai. Ce sont des discussions interminables avec les musiciens parce que quand ils viennent au mixage et qu’ils s’aperçoivent qu’on a supprimé une partie de leur musique, ils rentrent dans une rage folle ! (rires) Dans presque tous mes films, il y a une musique que j’appelle de quotidienneté, c’est-à-dire une musique ou une chanson qui vient rompre avec le reste du support musical. Je pense en particulier à la chanson Le Temps des Souvenirs interprétée par Jean Sablon dans Le Chat, à Louis Armstrong et aux Hot Seven dans La Veuve Couderc, quand les péniches passent sur le canal… J’aime toujours, par contraste avec la musique écrite par le compositeur qui accompagne parfois trop bien le film, employer cette musique de quotidienneté qui est surtout présente pour évoquer une époque. Parce que j’ai des souvenirs musicaux d’avant-guerre qui ont marqué des moments de ma vie, comme Charlie Parker ou Glenn Miller, et qui ont marqué des moments de la vie de tout le monde !
Que pensez-vous de la manière de travailler de Philippe Sarde ?
Sa manière de travailler est fatigante non seulement pour lui mais aussi pour le metteur en scène, parce qu’il faut suivre ! Il peut aussi bien vous appeler à 23h qu’à 4h du matin pour vous demander de passer écouter son travail. Il peut emmerder les musiciens pour obtenir la note et l’intensité juste jusqu’à quatre heures du matin… Entendez par là qu’il veut tirer le meilleur d’eux-mêmes… Mais les metteurs en scène font la même chose avec leurs écrivains. Il m’est arrivé d’appeler Pascal Jardin ou Jorge Semprun à des heures très matinales pour leur lire un extrait du scénario que j’avais réécrit dans la nuit ! (rires) Mais Philippe a tendance à être tellement imbriqué dans ce qu’il fait qu’il s’évade parfois tout seul. Il faut donc le ramener à une réalité plus proche de nous en lui disant : « Attention Philippe ! Ça, c’est pour un moment très précis du film : c’est l’image qui compte, pas la musique ! La musique doit être là sans être là ! » Il comprend très bien ce qu’on veut lui faire comprendre, mais sur le coup, il fait semblant de ne rien entendre !
Quels sont vos meilleurs souvenirs avec Philippe Sarde ?
Philippe et moi nous voyions souvent entre les films car une collaboration, qu’elle soit technique ou artistique, demande autre chose que du professionnalisme et de la rigueur. Je me souviens de voyages en voiture dans des festivals, à Bruges, pendant lesquels on rigolait énormément. Puis on parlait de la vie, de l’amour ! Il est vrai que depuis notre dernière collaboration, Le Petit Garçon en 1995, nous nous sommes un peu perdus de vue puisque je ne tourne plus. J’ai réalisé quelques épisodes de Maigret avec Bruno Crémer pour France 2 et maintenant, je ne fais plus qu’en écrire. Mais on s’appelle régulièrement et on refait le monde et le cinéma à notre façon en se disant que c’était le bon temps ! Il est pourtant jeune mais j’ai l’impression qu’il vit Verdun avec moi ! (rires)
Parmi les 17 bandes originales qu’il a composées pour vos films, quelle est votre préférée ?
La musique que je préfère de Philippe est celle d’un film qui n’est pas mon préféré : il s’agit de La Race des Seigneurs avec Alain Delon et Jeanne Moreau. Cette musique me touche puisqu’elle représente une époque qui compte beaucoup à mes yeux. Philippe a presque reconstitué les Quintet du Hot Club de France, sans Django Reinhardt mais avec Stéphane Grappelli, Hubert Rostaing et André Barelli. Cette musique a marqué mon enfance, période à laquelle j’étais passionné de jazz, et la musique de Philippe me rappelle tellement cette époque que je ne peux que le remercier. Cependant, d’autres musiques de Philippe me touchent, mais pour moi, la musique représente des moments. Je fais confiance à Philippe pour l’ensemble mais il y a des thèmes qui me touchent aussi bien dans les films qu’en dehors. Il m’apporte son univers et comme nos sensibilités sont très proches, il est logique que sa musique me touche profondément.
Existe-t-il d’autres musiques de films qui ne sont pas de Sarde mais qui vous touchent tout autant ?
Il y a beaucoup de comédies musicales qui m’ont touché, mais en regardant d’autres films dans lesquels la musique est importante, je ne peux m’empêcher de dire : « Tiens, la musique est trop forte… Tiens, je n’en aurais pas mis sur ces images… » Mais chaque metteur en scène a sa propre conception musicale. Claude Sautet est un grand spécialiste de la musique, il pourrait presque composer car il est également très sensible tandis que moi, je m’aventure un peu plus en étant tantôt ému, tantôt déçu ! Par exemple, lorsque j’ai écrit Une Étrange Affaire, je savais qu’il n’y aurait pas de musique. Puis j’ai quand même senti que le sujet était très sec, cruel et au bord de la dérision. J’ai donc demandé à Philippe un peu de musique pour adoucir le sujet. Il a composé une musique grinçante à souhait mais qui va merveilleusement bien avec le film. J’ai été obligé de la baisser au mixage car elle revenait rajouter de la cruauté au sujet ! (rires)
Comment se fait-il que Philippe Sarde ait signé la musique du premier film de votre fils Denys (Que les Gros Salaires Lèvent le Doigt ! en 1982). Le lui avez-vous conseillé ?
Je me garde bien de conseiller mon fils ! Il existe une lutte entre le père et le fils, déjà lorsqu’on ne fait pas le même métier, alors dans notre cas… Denys a une habitude formidable en regardant mes films, il me dit souvent « C’est toujours très bien fait ! » Ce qui signifie une restriction artistique absolue (rires). Evidemment, quand je regarde les siens, je lui dis que c’est très brouillon ! Je pense que mon fils a travaillé avec Sarde, tout comme avec Michel Piccoli, parce qu’à un moment donné, il a dû être influencé. Il y a une filiation qui s’est créée presque à son insu pour ainsi dire, mais Denys et moi avons la même sensibilité, il est donc normal que nos goûts se rejoignent !
Pourquoi n’avez-vous pas travaillé avec Sarde sur Une Femme à sa Fenêtre en 1976 ?
Ce sont des problèmes de coproduction qui sont entrés en compte sur ce film. J’ai été navré de ne pas travailler avec Philippe car j’avais le sentiment de perdre un ami et un collaborateur qui m’était très proche. Il faisait partie de mon univers à part entière à cette époque et il me facilitait beaucoup les choses. Je n’avais plus à m’inquiéter en travaillant avec lui car même si sa musique ne me plaisait pas, il trouvait toujours une solution pour se rapprocher le plus possible de la tonalité du film. Bien que la productrice du film, Albina de Boisrouvray, soit française, le tournage et le financement d’Une Femme à sa Fenêtre furent très italiens, bien que quelques séquences aient été tournées en Grèce. J’ai quand même eu une grande confiance dans la musique italienne de Carlo Rustichelli, que j’aime beaucoup. Mais il est arrivé que Philippe ne soit pas libre pour écrire la musique de certains de mes films : ce sont les aléas du cinéma.
Avez-vous des regrets par rapport aux musiques qu’il a écrites pour d’autres metteurs en scène ?
Certainement, et en particulier pour les films de mon ami Sautet. Je disais même à Philippe qu’il était un traître et qu’il aurait pu me garder telle ou telle musique pour un de mes films ! (rires) Mais en même temps, j’aime bien partager. Par exemple, quand André Téchiné a préparé son premier film, il m’a appelé pour me demander s’il pouvait réemployer la musique du Train. J’ai été très flatté et content pour lui car il est un grand metteur en scène. Je n’ai pas d’ego dans ce métier, je ne vois donc pas pourquoi je serais jaloux !
Selon vous, Philippe Sarde est-il comme le bon vin : se bonifie-t-il avec l’âge ?
Il est certes évident qu’il a aujourd’hui le même talent qu’il y a vingt ans, mais je pense qu’il recherche maintenant davantage la technicité et le perfectionnisme dans son travail. Il évolue aussi avec l’âge et sans doute a-t-il découvert des sonorités et des genres musicaux qui n’existaient pas quand nous travaillions ensemble. Il a certainement dû s’enrichir en tentatives et en expériences musicales !
Entretien réalisé en novembre 1999 par Michaël Ponchon
Transcription : Michaël Ponchon
Illustrations : © DR / Michaël Ponchon