Les Spécialistes, franc-tireur sourd et aveugle aux diktats du jour, trouble-fête sublime d’inconscience, sur qui les modes durent renoncer à exercer leur chantage ! Et pourquoi pas ? Qui l’eût cru de la part de cet inoffensif divertissement, presque bon enfant ? En adoptant la formule pour le moins désuète du road movie, truffé d’humour telle que Gérard Oury la peaufina dans les riantes sixties, le film prenait ses distances avec le frénétique capharnaüm policier du cinéma français d’alors, dédaignant les molles relectures modernes de la série noire à papa, disant non tout net à l’esthétique caricaturée des polars américains forts en gueule (Le Faucon, Rue Barbare, L’Arbalète, Brigade des Moeurs… Que des chefs-d’oeuvre !) S’ils ne suivent pas pour autant les traces laissées par Bourvil et Fufu, Bernard Giraudeau et Gérard Lanvin sont un bien sympathique gibier de potence. Leur enthousiasme digne d’une cour de récréation désamorce, bobine après bobine, tout ce que l’ambitieux projet criminel dans lequel ils se sont fourrés aurait pu arborer de tragique et violent entre les mains de réalisateurs différents de Patrice Leconte (quoique celui-ci, en quête de scripts plus téméraires, vivait là ses dernières heures d’amuseur public). Éric Demarsan lui-même n’a pas d’autre choix que de se soumettre à la bonne humeur générale. Lui qui prit naguère ses quartiers dans le monde du cinéma grâce au hiératique maître de la rue Jenner, se retrouve cette fois à mettre en musique un film de casse aux antipodes du Cercle Rouge, de son épure lancinante, d’où les notes sortent blêmes et rigides, de ses night-clubs saupoudrés de jazz qui leur font comme un duvet de tabac.
La décontraction, Demarsan, ça le connaît malgré tout, n’allez pas vous figurer le contraire ! Déjà, à l’époque où Melville lui intimait avec son perfectionnisme minutieux d’émonder sa ligne stylistique, le compositeur s’accorda en guise de friandise, voire de soupape de sécurité, l’écriture sous pseudonyme d’une Pop Symphony. Un album concept de ceux que les seventies hébergèrent par quintaux entiers, parfois aride, exigeant au gré de brusques à-coups, mais plus volontiers tributaire d’une forme gouleyante de variété. Bien entendu, c’est à cette dernière buvette que le thème des Spécialistes se désaltère, convoquant des vibrations rock avec un quelque chose de nonchalant, les pouces encochés dans les passants du jean. Exactement ce dont avaient besoin nos deux taulards en cavale qui, sans une robuste dose de candeur, n’auraient jamais envisagé de braquer le plus opulent des casinos de la Côte d’Azur. Cette guitare électrique à la cool autant qu’à la coule, arrosée à satiété de giclées de batterie, ne les quitte pas d’un pouce, pas même lorsque des porte-flingues à la solde de la mafia se lancent à leurs trousses dans les artères niçoises. L’espace d’une poursuite éclair, gomme carbonisée, moteurs proches de la surchauffe et orchestre véloce suspendu aux riffs font joyeusement la blague. Pour être honnête, une fois parvenu à mi-chemin du film, le coup de théâtre qui éclate alors (grosso modo, tout ce cirque, c’était pour de faux), au lieu de nous rendre groggy d’un coup de marteau sur l’occiput, n’extorque à tout casser qu’un haussement de sourcil complice. Leconte, Demarsan, Giraudeau, Lanvin, la fine équipe, en villégiature ou presque dans une modeste ferme des Alpes-de-Haute-Provence, ne semblait pas à précisément parler ruisseler à grosses gouttes.
Ne leur jetons pas la pierre. Et daignons plutôt admettre qu’à leur place, nous aurions peut-être également été enclins à mettre en sourdine nos fantasmes de richesse. Un goût lénifiant de paradis, à tout le moins de retraite paisible, émane de l’harmonieux chevauchement des vallons, émaillé ici et là du miroir scintillant des lacs, où s’enchâsse le repaire des frères Pétard fraîchement réunis. Passé un court exorde au cor, le pupitre des cordes tombe en pâmoison face aux majestueuses étendues, au point d’en presque devenir élégiaque. Quant à la bienfaitrice du mas, son hospitalité justifierait à elle seule de subites paresses casanières. Mais sur le triangle amoureux qui s’esquisse négligemment, le récit ne s’appesantit guère, et Demarsan pas beaucoup plus ; juste le temps d’humecter l’énigmatique jeune femme et ses soupirants d’un peu d’eau de jasmin. Les roucoulades romantico-pop tournent court, et le compositeur peut se focaliser à loisir sur l’attaque du casino — ce qui ne lui coûtera pas non plus d’efforts herculéens, soyons franc. Tandis qu’à l’écran, les deux compères rivalisent d’ingéniosité (incluant, divertissement boniface oblige, un jouet à l’effigie d’un blindé à six roues) pour mystifier un dispositif de sécurité high-tech très américain dans l’âme, Demarsan abat de son côté la carte de la simplicité pépère, avec quelques trémolos de cymbale, les tons bas d’une guitare modérément impliquée… Rien dont le thème principal n’ait fait l’étalage liminaire, à croire que la perspective du morceau de bravoure autour duquel tout doit se nouer n’avait arraché d’emblée au compositeur que des bâillements d’ennui. Les Spécialistes fonctionne donc plus souvent qu’à son tour à l’économie, pour ne pas dire les doigts de pied en éventail. Mais, loin de former un obstacle rédhibitoire, cette espèce d’indolence érigée en dogme fait toute la petite séduction canaille d’une partition bien résolue, selon l’exemple des duettistes de la cambriole, à profiter au mieux de la vie ici-bas. « Qui peut le plus, peut le moins », professait Aristote. Eût-il acquiescé à l’assertion inverse ?