The Matrix Reloaded (Don Davis)

La pilule du bonheur

Disques • Publié le 30/09/2013 par

The Matrix ReloadedTHE MATRIX RELOADED (2003)
MATRIX RELOADED
Compositeur :
Don Davis
Durée : 153:28 | 32 pistes
Éditeur : La-La Land Records

 

4 out of 5 stars

J’ai vu le futur de la musique de film et son nom est Don Davis. Pour l’auteur de ces lignes, abasourdi à la sortie en salles de The Matrix par le score de l’OVNI filmique des Wachowski, il ne faisait aucun doute que ce maelstrom d’action rentre-dedans et de vertiges avant-gardistes marquerait un tournant crucial dans l’histoire de la «grosse zique» hollywoodienne. Mais si John Landau avait jadis frappé dans le mille en instituant un tout jeune Bruce Springsteen nouvel héraut du rock’n’roll, votre serviteur, persuadé de son flair en détournant les mots restés légendaires du critique musical, s’est fourvoyé comme pas possible. Intransigeance butée, refus des compromis ou caractère exagérément peu sociable, quels que soient les torts qu’on lui ait imputés, Davis s’est volatilisé des écrans-radars quelques années seulement après avoir atteint le toit du monde. Dans son sillage, aucun émule n’a hélas fait son apparition pour pérenniser un style électrisant, redevable autant aux expérimentations agressives d’un Penderecki (dont l’un des disques, pour l’anecdote, est paru dans une collection baptisée… Matrix !) qu’à la grandiloquence d’Elliot Goldenthal (porté disparu lui aussi, soit dit en passant). Littéralement tuée dans l’œuf, la révolution entraperçue n’existe plus aujourd’hui qu’à travers des souvenirs au goût de cendre… Souvenirs que l’on n’est que trop heureux de raviver, malgré tout, à la découverte de l’intégrale pour le moins copieuse de The Matrix Reloaded. Le Lapin Blanc rôde encore dans les parages, et c’est avec la même hardiesse joyeuse qu’autrefois que l’on est prêt à le suivre dans les ténèbres de son terrier. Où qu’il puisse conduire.

 

Le Nebuchadnezzar entre en gare de Zion

 

A dire vrai, tout n’a pas été simple pour Davis. Les Wachowski l’ont bien sûr instamment prié de sortir de son sac à malices tous les trucs ayant assuré à The Matrix, premier du nom, une si singulière aura musicale, mais ils ne l’ont pas gâté en lui jetant entre les mains un film hybride, sans commencement ni conclusion. Et dire que ce vieux filou de Joel Silver nous avait promis pour épilogue un cliffhanger au suspense intolérable ! C’était décidément couvrir de trop d’honneurs une fin certes ouverte, mais pas bien palpitante, habillée à la diable des dissonances assez passe-partout de Conclusion Confusion (tout est dans le titre, voyez). Mais Davis, même déserté momentanément par l’inspiration, n’était pas homme à abandonner cet enfant bâtard à son sort. La Résistance occupant une place prépondérante via la cité fortifiée de Zion, ultime rempart érigé contre la toute-puissance des machines, le choix d’une partition plus affirmée thématiquement que sa grande sœur semblait aller de soi. Au tonnerre aussi percussif que glacé accompagnant les sinistres Agents et aux violents barrissements de cuivres des Sentinelles, qui phagocytaient sans partage l’opus originel, The Matrix Reloaded oppose l’identité farouchement organique du dernier îlot d’humanité. Ici sont libres de cohabiter l’opulente majesté de The Wonder Of Zion ou Morpheus On The Mount, gorgés de chœurs sonnant comme un défi lancé au bourdonnement inhumain des envahisseurs de métal, et la discrète chaleur des bois qui effleurent The Lascivious Lift et Goodnight Zion de leurs éphémères caresses. En somme, une terre de contrastes dont Davis fouille les recoins avec une certaine malice. Sans prévenir, le voilà qui passe de la discipline martiale d’un Free Flight tout en cuivres au tribalisme torride de Zion Drum Source, prélude à une sorte de gigantesque rave party qui menace à chaque instant de dégénérer en orgie !

 

Ancien orchestrateur de James Horner et Joe Harnell, pas exactement les derniers pour fignoler des thèmes à l’instantanée séduction, Davis avait sans conteste de qui tenir pour s’écarter des voies unilatéralement sombres de The Matrix. Le résultat, quoique très imposant (l’orchestre est riche de pas moins d’une centaine de musiciens, qui tiennent à ce que ça se sache), démontre surtout l’étroitesse mélodique du compositeur, qui ne se révèle pas sous son profil le plus avantageux lorsqu’il s’essaie à chamarrer ses harmonies. Aussi préfère-t-il, dès que l’occasion se présente, retourner braconner dans les domaines plus arides qui lui sont familiers. A cet égard, l’étrange couple formé par le Mérovingien, dandy friand des jurons débités dans la langue de Rabelais, et par sa troublante compagne Perséphone ne pouvait pas mieux tomber. Les époux terribles ne nécessitant en rien l’appui d’un leitmotiv clair et défini, Davis a toute latitude pour épaissir le mystère qui les entoure grâce à son foisonnant pupitre de cordes : étranges et sensuelles dans les montées subites de Choice Is An Illusion, parcourues du sentiment d’une vénéneuse menace dans Sample This. Cette médecine-là peut assurément faire de petits miracles, même si la figure de l’Oracle, autre énigme insoluble comme en regorge la saga, n’en a pas bénéficié avec autant de bonheur. La fratrie Wachowski mériterait bien qu’on l’en blâme, elle qui, s’égarant régulièrement dans les méandres d’une mythologie dont elle était à l’évidence loin de détenir toutes les clés, n’a pu indiquer au compositeur qu’une ligne de conduite assez vaseuse.

 

Neo, plus fort que Chuck Norris ?

 

Admettons, comme on a cru s’en apercevoir, qu’il y ait vraiment eu frustration chez Davis. Auquel cas, celui-ci s’est fait un plaisir de l’exorciser dans la débauche d’action qui enflamme The Matrix Reloaded. Mieux, plutôt que de se reposer sur ses acquis (ce que pouvait laisser croire l’inaugural Trinity Vs. Car, reflet fidèle du Trinity Infinity servant d’incipit au premier film), il retourne comme un gant le handicap majeur de son précédent effort : la scission trop nettement opérée entre l’orchestre traditionnel et les embardées technoïdes des guest stars invitées. Hors de question, cette fois, de laisser ces deux grands pôles faire bande à part. Et un morceau de bravoure aussi tétanisant que Burly Brawl a tôt fait de prouver toutes les vertus d’une cohabitation qu’on aurait pu craindre boiteuse. Imaginée sous la forme d’un immense crescendo, dont les sursauts deviennent plus convulsifs à mesure que les doubles du redoutable Smith se multiplient autour d’un Neo esseulé, cette fantastique piste terrasse par la complexité de ses formes. Davis, à la tête de son orchestre pléthorique, et Ben Watkins (l’homme qui se cache derrière le sobriquet de Juno Reactor), éreintant sa batterie de synthétiseurs, suivent tous deux les courbes extrêmes et anarchiques d’une écriture qui les fait se frôler à toute allure et se toiser crânement, quand elle ne les contraint pas à se percuter l’un l’autre avec autant de rudesse que des auto-tamponneuses… ou des camions se jetant pare-choc contre pare-choc, comme le donne à voir la fameuse poursuite sur l’autoroute.

 

Parlons-en donc un brin de cette séquence, qui apporte avec Mona Lisa Overdrive la seconde très grosse détonation sonore de The Matrix Reloaded. Cette fois, Watkins a plus largement tiré la couverture à lui en cumulant tout ce qu’il lui était permis, et même ce qui ne l’était pas, de vrilles électroniques et de tambourins aux fragrances exotiques. L’orthodoxie hollywoodienne, qui ne s’attendait pas à ce que les images d’un ruban d’asphalte livré à la furia automobile hérite de cet osé métissage, en prend pour son grade. Et quand Don Davis, plongeant dans la mêlée avec les bénédiction des Wachowski, extirpe du chaos de glorieuses clameurs liturgiques, il n’agit guère en médiateur bienveillant. Plus classiquement «matrixien», si tant est que la notion de classicisme revête un sens quelconque dans le monde tentaculaire de The MatrixTruck Vs. Truck donnerait presque au compositeur l’opportunité de faire amende honorable en prenant le relais de Mona Lisa Overdrive, que toutes ses audaces n’ont pu préserver d’un certain essoufflement somme toute logique, eu égard aux dix minutes de cavalcade ininterrompues qui le portent.

 

Love Story 2.0

 

Mais Ben Watkins n’est pas le seul mauvais garçon à s’être laissé tenter par la pilule rouge. Rob Dougan, plébiscité grâce à Clubbed To Death que le premier film avait puisé dans son album Furious Angels, reprend du service pour la scène où Neo s’amuse avec le menu fretin dans l’antre du Mérovingien. Le résultat, baptisé Chateau, préside à son tour aux épousailles d’un orchestre vigoureux, façonné en un seul et agressif ostinato, et de rafales électroniques. A l’écran, cette pièce aux bords coupants fait montre d’une efficacité primitive devant laquelle Davis lui-même, auteur d’un alternate pourtant bien plus riche, n’a pu que s’incliner. Pour des raisons strictement illustratives, ça peut se comprendre : Chateau Swashbuckling, écrit avant que Dougan ne mette son grain de sel, s’évertue à donner consistance au feeling «cape et épée» promis par son titre mais que la séquence, hormis peut-être les râteliers d’armes qu’elle soumet aux belligérants, ne reflète guère. Il reste que cet inédit, ferraillant avec un authentique panache, s’impose sans difficulté comme l’un des appâts majeurs de l’édition La-La Land. Tout comme, d’ailleurs, la formidable variante du Burly Brawl qu’il serait sot de réduire à un bonus anonyme. L’explosive propulsion des rythmes synthétiques est ici écartée à l’avantage du tout-symphonique, offrant aux cuivres de mener la danse avec une fureur qui laisse pantois.

 

Une décennie plus tard, au sein d’une industrie rongée jusqu’à l’âme par le potentat Zimmer et sa meute de chiens de caserne, les ultimes résidus du grand œuvre de Don Davis ont achevé de se dissoudre sans bruit. Les esprits soupçonneux pourraient y voir, plutôt qu’une poisse malheureuse, un tour pendable joué par le destin, qui aurait trouvé hilarant de transposer dans la réalité le combat que relate The Matrix entre une poignée de francs-tireurs et les innombrables chantres du conformisme… avec ceux-ci déclarés pour cette fois vainqueurs. A une époque où Hollywood cherchait encore une alternative durable à ses héros, dangereusement proches de la retraite (Williams, Schifrin) ou déjà décédés (Goldsmith, Kamen), The Matrix aurait pu (dû) représenter une étape charnière, le creuset où des artistes talentueux auraient modelé des scores à la fois exigeants et percutants. Au lieu de quoi, il n’a été qu’un accident industriel, le caprice post-moderne d’un compositeur pas assez malléable pour s’accommoder d’une foultitude de concessions. The Matrix Reloaded, composé trois ans après son aîné, n’avait hélas plus aucune carte à abattre dans le sillage du raz-de-marée Gladiator. Et la présente intégrale de se déguster, déjà, comme une madeleine de Proust à la saveur aussi délicieuse qu’amère.

 

The Matrix Reloaded

Benjamin Josse
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