Mon Nom Est Personne (Ennio Morricone)

La charge fantastique

Décryptages Express • Publié le 13/06/2016 par

IL MIO NOME È NESSUNO / MY NAME IS NOBODY (1973)My Name Is Nobody
Réalisateurs : Tonino Valerii & Sergio Leone
Compositeur : Ennio Morricone
Séquence décryptée : Mucchio Selvaggio / Con Migliori Auguri (1:36:03-1:42:28)
Éditeur : Screen Trax ou GDM / Edel

 

Pour les coupeurs de cheveux en quatre, Il mio Nome è Nessuno équivaut à une mine d’or. Tout et son contraire a été dit au sujet de ce film qui, reconnaissons-le, n’est pas à un paradoxe près. D’aucuns l’ont érigé en emblème d’un genre par essence parricide alors que Personne, histrion pas oedipien pour deux sous, ne rêve que d’inscrire en lettres de feu le nom de Jack Beauregard, son idole de toujours, au fronton de la légende. Par ailleurs, le script se voit presque immanquablement résumé à un affrontement, lourd de remugles mythologiques, entre le classicisme hollywoodien et l’irrévérence baroque de son farouche bâtard transalpin. C’est aller un peu vite en besogne. Terence Hill n’est évidemment pas Eastwood ni Franco Nero, et sa gouaille post-Trinita renvoie plutôt aux jets de tarte de à la crème ayant barbouillé le crépuscule du western all’italiana. Quant à Henry Fonda, son éloquent passif « fordien », déjà mis à mal par C’era una Volta il West (Il Était une Fois dans l’Ouest), se dissipe pour de bon face au hiératisme du personnage qu’il interprète, solitaire laconique et flingueur rapide comme l’éclair, plus proche d’une version grisonnante et fatiguée de l’Homme sans Nom que des valeureux cowboys n’aspirant qu’à vivre en communauté.

 

S’il y en a un qui peut s’enorgueillir de n’avoir jamais perdu le fil dans cet écheveau de pistes narratives et de lectures antinomiques, c’est bien Ennio Morricone. L’auto-parodie, exercice de haute voltige auquel les deux Provvidenza lui avaient donné une timide occasion de se frotter, figurait bien entendu sur ses tablettes. Le thème de la Horde sauvage en constitue l’exemple le plus achevé, qui s’amuse des fameux hululements de la Trilogie des dollars et des fiévreux accords de gratte dont les étendues désertiques d’Almeria, que nul pistolero de Cinecittà n’a plus arpentées depuis des lustres, résonnent aujourd’hui encore. L’effet obtenu pourrait suinter de distanciation — et c’est le cas, à sa façon burlesque, qui taquine la Chevauchée des Walkyries. Mais il se révèle aussi et surtout spectaculaire. Quand Beauregard, debout près d’une voie ferrée, contemple les « 150 fils de pute » en train de galoper au loin, dans les brumes de chaleur tordant l’horizon, on n’a aucun mal à croire qu’ils puissent être en réalité mille.

 

Mucchio Selvaggio / Con Migliori Auguri

 

Mais il en faudrait plus pour épouvanter le vainqueur d’une kyrielle de duels à mort, l’homme que Personne tient pour le plus formidable héros de l’Ouest. Lui qui ne songeait qu’à abandonner le jeu des Colts, le voilà soudain grisé par les rêves de gloire que son malicieux thuriféraire a caressés pour lui des années durant. Morricone himself succombe sans se faire prier, et sa musique, toutes trompettes discordantes dehors, zébrée de cordes qui la flagellent tels des coups de cravache, se rue à bride abattue dans le sillage de la Horde, sonnant une charge digne d’un régiment de Tuniques bleues. Passé le bref instant de surprise de voir le Maestro tirer la cavalerie des limbes du western américain, la solennité de l’instant n’en brille que plus ardemment. Jack Beauregard, seul contre une multitude, n’est-il pas affairé à écrire son propre mythe à coups de carabine ? Et peu importe, après tout, qu’aucun photographe ne se soit déplacé pour immortaliser son homérique exploit. Sergio Leone répond lui-même présent, remplaçant brièvement Tonino Valerii derrière la caméra, et son découpage furieux, incrusté de clichés sépia, tourne avec virtuosité les pages d’un livre d’Histoire que seuls les yeux bleus de Beauregard et de Personne sont en mesure de voir.

 

Personne, tiens… Nous l’avions presque oublié. Morricone, qui n’est pas né de la dernière pluie, ne l’a perdu de vue à aucun moment. Il sait que rien n’eût été possible sans sa facétieuse obstination, et que le triomphe du pistolero taciturne est également celui de son admirateur transi. C’est donc le plus naturellement du monde que la gaie ritournelle de Personne, à mi-distance entre clappements rigolos et coussin péteur, achemine le titanesque combat vers son dénouement. Avec cette différence de taille que la flûte à bec a cédé sa place à des chœurs rayonnants, qui chantent littéralement victoire. Sains et saufs à bord de la locomotive qui les emporte, Beauregard et Personne, le maître et le disciple, le père et le fils, disparaissent à la faveur d’un fondu au noir ressemblant à s’y méprendre au mot « Fin » sur la dernière page d’un roman, de ceux qu’on dévore avec passion. Il était une fois… le western italien.

 

Benjamin Josse
Les derniers articles par Benjamin Josse (tout voir)