Kings Of Kings : Miklós Rósza à Prague

Chronique d'un réenregistrement aux bons soins de Tadlow Music

Évènements • Publié le 14/12/2018 par

Parmi les choses que j’aimerais faire avant de mourir, il y a apprendre à voler, faire un câlin à un gorille des montagnes et, jusqu’à novembre dernier, il y avait aussi assister à l’enregistrement d’une musique de film. Grâce à Tadlow et James Fitzpatrick, c’est maintenant chose faite.

 

Au cours de la dernière décennie, cinq labels spécialisés ont produit des réenregistrements de musique de film. Tadlow Music a été le premier à utiliser Kickstarter comme moyen de financement, d’abord avec une tentative de réenregistrement de Moonraker de John Barry en 2015 (des soucis de droits non résolus ont fait capoter le projet) et maintenant King Of Kings de Miklós Rózsa. Ils n’ont malheureusement pour l’heure pas l’intention d‘en enregistrer d’autres. Intrada a été le second à se lancer avec Dial M For Murder de Dimitri Tiomkin, disque qui verra le jour fin 2019, sachant que le label prévoit déjà d’autres titres. Prometheus Records n’a pas l’intention d’avoir recours au financement participatif, mais ils viennent tout juste de financer le réenregistrement de The Vikings de Mario Nascimbene. Une rumeur court que Tribute Film Classics, muet depuis 2012, envisage de faire son retour avec cette formule. Enfin, Quartet Records vient tout juste d’annoncer la sortie d’un réenregistrement de La Mariée était en Noir de Bernard Herrmann. Si les probabilités de voir à l’avenir de nouveaux réenregistrements sont limitées, qu’elles soient ou non financées par le crowdfunding, elles sont donc bien réelles.

 

Cela dit, même dans l’éventualité où Tadlow se retire du marché du réenregistrement, il faut reconnaitre le travail phénoménal accompli par James Fitzpatrick depuis une trentaine d’années. Il a amplement mérité de prendre du repos et, espérons-le, de transmettre la baguette à d’autres. Quand il a annoncé sa campagne pour mettre en chantier un nouvel enregistrement de King Of Kings en novembre 2017, il espérait récolter 45.000 euros, la moitié de ce qui était nécessaire pour compléter la production du CD, et en a glané au final presque 50.000. 352 fans ont contribué à la campagne, 24 d’entre eux à hauteur de 750 euros ou plus, ce qui leur donnait la possibilité d’assister aux enregistrements à Prague, et 15 d’entre eux s’y sont rendus. Comme mentionné plus haut, le coût d’une telle opération avoisine les 90.000 euros, Tadlow devrait donc vendre un minimum de 5000 exemplaires pour rentrer dans ses frais, ce qui est hautement improbable.

 

Jan Holzner, Leigh Phillips et James Fitzpatrick

 

Luc Van de Ven, patron de Prometheus et distributeur de musique de film, m’a un jour confié qu’il renonçait à gagner de l’argent avec ce type de réenregistrements, se consolant en espérant que les sorties de Sodom & Gomorrah ou The Fall Of The Roman Empire stimuleraient les ventes des autres titres de Rózsa et Tiomkin. Selon James Fitzpatrick, « Dans le temps, on pouvait espérer vendre entre 3.000 et 5.000 exemplaires de certains titres. El Cid y est arrivé. Maintenant, si on en vend 1500, c’est déjà pas mal. Is Paris Burning? n’a même pas approché ce dernier chiffre. » Leigh Phillips, orchestrateur et assistant à la production chez Tadlow, pense que ce type de projets sera à l’avenir inconcevable sans le financement participatif. Cela implique clairement que ce nouveau type de financement favorisera des oeuvres que les fans réclament au détriment d’autres. Mais grâce à ce système, les labels pourront aussi plus aisément autofinancer des projets plus obscurs.

 

Réalisé en 1961 par Nicholas Ray, King Of Kings est un péplum biblique mis en musique par Miklós Rózsa, et un de ses derniers films pour MGM. En 2002, Rhino Movie Music avait édité la version la plus complète à date avec 133 minutes de musique. La version produite par Tadlow atteindra les 150 minutes et comportera deux morceaux inédits intitulés Herod The Great et The Madman. Pour certains morceaux, Tadlow s’est basé sur les partitions originales de Rózsa, qui diffèrent de ce qui a été enregistré pour le film.

 

L’enregistrement s’est déroulé au studio Smecky de Prague du 25 au 28 novembre 2018. L’orchestre complet de 80 musiciens a été employé jusqu’au 27 pour mettre en boite la partie principale du score. Puis, le 28, des morceaux de source music, principalement des danses exotiques, plus quelques overdubs, ont été enregistrés, d’abord avec une quarantaine de musiciens, puis graduellement avec des effectifs de plus en plus réduits. Sur les dernières pièces, ils n’étaient guère plus que deux ou trois. Les chœurs, nombreux, seront enregistrés plus tard, et les donateurs n’ont malheureusement pas été invités à assister à cette partie de sessions.

 

Nic Raine

 

Le studio Smecky est constitué principalement de deux salles : le studio d’enregistrement, où Nic Raine dirige l’orchestre, assisté de Stanja Vomackova, qui traduit tous les échanges, et la cabine de régie, d’où opèrent James Fitzpatrick (producteur), Leigh Phillips (orchestrateur et assistant de production), Frank DeWald (auteur du livret), Jan Holzner (ingénieur du son) et Michael Hradisky (assistant au son).

 

Chaque morceau a été enregistré sans répétitions préalables. A la seconde prise, certains étaient déjà jugés suffisamment bons pour être mis en boîte. Sinon, Fitzpatrick réclamait une troisième prise, et ainsi de suite. Dans la plupart des cas, une prise supplémentaire de réserve était enregistrée, donnant ultérieurement la possibilité de choisir entre les deux meilleures. Sur un morceau, les violons ont rejoué par-dessus une prise, doublant l’ampleur de leurs effectifs. Certaines pièces ont nécessité jusqu’à sept prises, et même dix prises pour l’une d’entre elles. Quoi qu’il en soit, James Fitzpatrick, Leigh Phillips et Nic Raine ont toujours gardé une attitude positive et encourageante vis-à-vis de l’orchestre, sans jamais montrer de signes d’impatience ou de fatigue. Voici quelques-uns de leurs commentaires :

 

James Fitzpatrick: « Plus forts, les percussions, et les timbales. Allez-y à fond! Pensez Richard Strauss !» « Les cordes, plus d’emphase. Molto espressivo! » « Super, c’était parfait. » « J’entends une chaise qui grince. Faites gaffe ! » (pendant une seconde, j’ai cru que c’était la mienne…)

 

Frank DeWald: « Ce morceau me fait pleurer à chaque fois. »

 

Nic Raine: « Frodo, réveille-toi ! » (le premier trompettiste s’était affalé avec sa capuche lui couvrant le visage. Et il dormait, effectivement !) « Vous jouez super bien aujourd’hui… même les trompettes ! »

 

Peter Greenhill, un donateur, raconte que le premier jour des sessions, un des cuivres n’est pas revenu après la pause déjeuner. Nic Raine a proposé de se passer de lui, mais Fitzpatrick s’y est opposé. Il a appelé un joueur de cuivre de réserve et attendu qu’il arrive pour poursuivre l’enregistrement.

 

Le studio Smecky

 

Lors de l’enregistrement d’une des danses de Salomé, la joueuse de cor anglais n’a pu terminer une prise tellement elle était essoufflée. Une prise supplémentaire a été enregistrée juste après, avec succès. « Cette section est particulièrement difficile pour les  cors, à cause de la durée du solo » expliqua Leigh Phillips.

 

Sur Herod’s Feast, une guitare sèche a été convoquée. Le guitariste est resté pour les morceaux suivants, à la fois pour des overdubs et pour des nouveaux morceaux, en duo ou trio avec la harpe et une clarinette basse. La harpe a également fait un overdub pour le même effet de dédoublement qu’avec les violons.

 

James Fitzpatrick: « J’aime enregistrer au studio Smecky parce que le son y est sec, avec juste ce qu’il faut de réverb’. On obtient ainsi une couleur orchestrale très détaillée, indispensable pour une musique de film. Une salle de concert ne convient vraiment pas pour enregistrer ce type de musique. »

 

A ce stade, vous vous demandez peut-être si assister à l’enregistrement d’une musique  symphonique, c’est aussi cool que ça en a l’air. Est-ce que l’effet est similaire à être aux premiers rangs d’un concert ? Pas vraiment. Personnellement, j’étais persuadé que je serais incommodé par le volume sonore, comme lors de plusieurs concerts classiques auxquels j’ai assisté, mais pas du tout, certainement grâce à l’acoustique particulière du studio d’enregistrement, et à la disposition des instruments : cuivres et percussions jouent placés derrière des panneaux transparents, la harpe et le piano également. En studio, c’est vraiment comme si vous écoutiez le produit fini sur disque, sauf que vous êtes là au moment où les notes surgissent. Est-ce magique? Devinez.

 

Michael Hradisky, Jan Holzner, Leigh Phillips et James Fitzpatrick

 

Alors que l’enregistrement touchait à sa fin, James Fitzpatrick a mentionné qu’il devait encore enregistrer des claquements de mains, mais le ferait plus tard. Nic Raine a suggéré que lui et les musiciens restants pouvaient très bien le faire sur le champ. J’ai alors bondi de ma chaise : « Je peux le faire aussi ! » Fitzpatrick, via les hauts parleurs, s’est exclamé : « Qui a dit ça ? » « C’est Jérôme. Il est volontaire. » Il a rejeté l’idée, probablement pris par surprise et pressé de rentrer se reposer. Mais dans mon esprit, cette idée a fait son chemin : pourquoi les labels ayant recours au financement participatif ne proposeraient pas aux donateurs de participer activement aux œuvres enregistrées ? Ça peut paraître fou, mais pensez-y une seconde : certains fans de musique jouent forcément d’un instrument, même si c’est juste en amateur. Et puis, pour manier le triangle, le tambourin ou d’autres percussions, il ne doit pas être trop difficile d’apprendre un bref passage déjà disponible sur CD, surtout si on a l’oreille un peu musicale. Chanter dans un chœur est aussi à la portée de beaucoup de gens.

 

Si le jour de l’enregistrement, le résultat est désastreux, ça ne coûterait en principe rien au label, l’orchestre étant payé à la journée. Et si certains donateurs s’en tirent honorablement, la prise pourrait finir sur le CD, soit dans la partie principale, soit en bonus, avec leurs noms précisés dans le livret. Imaginez comment les fans réagiraient en apprenant que d’autres ont participé à l’enregistrement de leur musique favorite, et que leur participation est gravée pour l’éternité : ça n’aurait pas de prix !

 

La régie du studio Smecky

 

Illustrations : © Jérôme Piroué et Volker Hannemann 
Remerciements à James Fitzpatrick, Nic Raine, Leigh Phillips et toute l’équipe de Smecky Studios

Jérôme Piroué
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