Jerry Goldsmith : la symphonie fantastique

#1 – Années d’apprentissage et influences

Portraits • Publié le 05/10/2020 par et

#1 – Années d’apprentissage et influences

#2 – Débuts artisanaux

 

« Ne me qualifie pas de compositeur de musique de film. Je suis compositeurOn ne parle pas de Mozart comme d’un compositeur d’opéras. » C’est ainsi que Jerry Goldsmith corrigeait sa fille quand elle lui attribuait ce qualificatif.

Dans le seul et bref écrit théorique qu’il ait laissé sur son métier, Jerry Goldsmith On Film Music (repris par Tony Thomas dans Film Score – The Art And Craft Of Movie Music, 1991), il précise encore : « L’expression « compositeur de cinéma » a dans ce pays [les USA] une connotation de seconde zone. C’est ridicule. On n’a jamais appelé Paul Hindemith ou Arnold Schoenberg des « professeurs compositeurs », en impliquant par là qu’ils seraient d’un rang inférieur. » Je me considère comme un compositeur de musique sérieuse (…). Je n’ai aucune indulgence pour les critiques qui rabaissent la musique de film. Le compositeur de cinéma travaille d’une manière très similaire à celle de Mozart, Haydn et Bach, qui avaient des commandes hebdomadaires (…). Le fait d’écrire de la musique de film n’implique pas que l’on doive nécessairement écrire une musique inférieure ou sans intérêt. Il est possible d’écrire de la musique de film qui soit excellente. » Prenant le compositeur au mot, on considérera donc ici la musique de Goldsmith comme de la musique « pure », c’est-à-dire pour ses qualités purement musicales et de manière très secondaire dans son rapport avec le film.

 

Contrairement à celui de beaucoup de ses pairs – Delerue, Barry, Herrmann, Rozsa, Williams, fidèles à leur manière – son style d’écriture a considérablement évolué, non seulement au fil du temps, mais aussi au même moment d’un film à un autre, au point qu’il est difficile de dire où est le « véritable » Goldsmith. Plutôt que de style, on serait ainsi tenté de parler de griffe, cette griffe puissante qui par-delà la diversité des styles rend en général sa musique identifiable. Ce qui ne va pas de soi : des compositeurs de cinéma aussi notables qu’Alfred Newman, Georges Auric ou plus près de nous Alexandre Desplat ne possèdent pas un style (ou une griffe) très marqués. Si Goldsmith est devenu « le » musicien de cinéma culte, c’est sans doute pour cette griffe, cette personnalité unique qui se dégage de sa musique et qui, comme celle de tous les artistes de génie, est une essence en soi, par définition irréductible à toute autre. Musicien intuitif, peu loquace et peu intéressé par les formulations théoriques, il préférait travailler sur une version déjà montée du film, réagissant émotivement et transposant en musique ses émotions. Et comment ne pas évoquer l’énergie dévastatrice de ces allegros chauffés à blanc qui semblent tout emporter sur leur passage pour se terminer en cataclysme. Sans doute toute sa musique n’est-elle pas, de loin, de cette qualité. Mais pendant une bonne vingtaine d’année le musicien a régulièrement créé des pages où l’invention, la force dramatique et la maîtrise formelle égalent et parfois surpassent celles de bien des œuvres de musique dite « classique ». Car ce qui frappe également, surtout chez le Goldsmith de la maturité, c’est la clarté adamantine, « stravinskienne », de l’écriture.

 

Quand Jerry Goldsmith commence à composer pour le cinéma, à la fin des années 50, Alex North, Leonard Rosenman et, de manière plus discrète, David Raksin ou Hugo Friedhofer ont déjà commencé à imprégner la musique hollywoodienne d’un langage musical plus moderne, flirtant avec la polytonalité et l’atonalité, intégrant parfois des éléments de sérialisme en même temps que des pages d’un jazz plus cru et d‘autres influences vernaculaires. Cette évolution s’accompagne d’un passage plus global du cinéma américain d’une esthétique essentiellement romantique à une esthétique plus contenue, moins expansive, moins généreuse. Sa musique prolonge et radicalise cette évolution en termes de langage harmonique et rythmique, au service d’une nouvelle génération de réalisateurs dont l’univers n’est plus celui du Golden Age. Elle est aussi placée, dans la première partie de sa carrière, sous le signe de l’invention et de la versatilité, sa souplesse d’écriture intégrant avec une habileté fascinante toutes les influences possibles, du jazz aux musiques ethniques, dans un polystylisme empirique et décomplexé qui rejoint celui d’Alfred Schnittke. Il est intéressant de noter que l’on retrouve des traits similaires chez plusieurs compositeurs de cinéma de la génération née vers 1925/1930, dont l’activité créatrice a démarré quelques années après la deuxième guerre mondiale et qui semblent en avoir hérité une liberté nouvelle par rapport aux modèles et à la notion même de « musique classique ». Songeons à des musiciens aussi différents que Lalo Schifrin, Ennio Morricone, Laurence Rosenthal ou Maurice Jarre. Si tous ces musiciens, Goldsmith au premier rang, ont puisé dans les techniques d’écriture de l’avant-garde de leur époque pour enrichir le langage de la musique de film, on constate avec amusement qu’aujourd’hui, beaucoup de compositeurs contemporains, surtout anglo-saxons mais pas seulement, semblent en retour rechercher, dans des compositions au titres souvent très imagés, l’expressivité, la couleur et le dramatisme de la musique de film. Il suffit d’écouter Thomas Adès, John Adams, Guillaume Connesson, Richard Danielpour, Christopher Rouse ou Thierry Escaich, certains d’entre eux reconnaissant d’ailleurs leur intérêt pour ce genre musical.

 

Jerry Goldsmith

 

Années d’apprentissage : un souffle d’Europe de l’Est


Jerrald King Goldsmith nait en février 1929 à Los Angeles dans une famille juive de la classe moyenne, originaire d’Europe de l’Est. Son père était né à New York, de parents venus d’Autriche et de Hongrie. Sa famille maternelle venait de Roumanie. (cf. le site geni.com). Comme dans beaucoup de familles juives ashkénazes, on fait de la musique à la maison et le jeune Jerrald commence très naturellement le piano à six ans. C’est un élève sérieux et travailleur, et lui-même comme ses parents caressent l’idée qu’il sera peut-être un jour pianiste de concert. Réalisant très vite les dispositions du jeune garçon, ses parents s’efforcent de lui donner les meilleurs professeurs, d’abord pour le piano puis pour la théorie et la composition.

 

Bien que né aux Etats-Unis, Goldsmith doit sa formation de compositeur entièrement à des musiciens d’Europe centrale, et notamment viennois, de naissance ou de culture : Krenek, Zeisl, Albersheim… Los Angeles, point de ralliement d’artistes et d‘intellectuels juifs ayant fui l’Europe, aura un impact déterminant sur la formation du jeune musicien. A partir des années 30, devant la menace nazie, une extraordinaire communauté d’excellence s’était constituée en Californie, rassemblant de nombreux musiciens et artistes d’origine juive, compositeurs instrumentistes ou pédagogues, souvent de très grande valeur. Parmi les compositeurs, beaucoup sont des représentants de cette entartete muzik (« musique dégénérée »), pour reprendre le qualificatif méprisant du régime nazi, qui désignait tout ce qu’il pouvait y avoir de moderne en musique à cette époque en Allemagne et en Autriche, à commencer par l’atonalité et le jazz. L’expression a été remise au goût du jour par l’excellente collection Entartete Music du label Decca, qui propose de nombreuses œuvres oubliées de cette période bouillonnante.

 

Beaucoup de ces musiciens avaient eu l’espoir, souvent déçu, de travailler pour le cinéma hollywoodien. Installés à Los Angeles ou aux alentours, la plupart de ces musiciens se connaissaient et se fréquentaient et l’on croisait chez l’un ou chez l’autre Schoenberg, Stravinsky, Weill, Tansman, Korngold et de nombreux interprètes célèbres parmi lesquels Heifetz, Klemperer, Piatigorsky, Schnabel, Rubinstein, Kreisler, ainsi que des écrivains et des intellectuels. Parmi les compositeurs, beaucoup, faute de pouvoir vivre de leur musique ou de travailler régulièrement pour les studios, se tournaient vers l’enseignement. C’est dans ces milieux cultivés et artistes que le jeune garçon évolua pendant les années si importantes de l’adolescence. Par leur intermédiaire, Goldsmith se rattache à l’avant-garde européenne. Bien qu’étant sans conteste un des grands utilisateurs de la technique dodécaphonique et sérielle à l’écran, Goldsmith n’a pas étudié directement avec Schoenberg, bien que ce dernier ait gravité dans les mêmes milieux artistiques et fût en relation avec certains de ses professeurs (Erich Zeisl par exemple, dont la fille épousera même le fils de Schoenberg). Le maître viennois eut néanmoins pour élèves, en cours privés, quelques musiciens hollywoodiens, parmi lesquels David Raksin, Alfred Newman et Leonard Rosenman.

 

« J’avais juste 12 ou 13 ans quand j’ai réalisé que je ne serai jamais pianiste de concert. A 14 ans, je savais que je voulais devenir compositeur de cinéma. Mes parents n’étaient pas musiciens mais j’ai eu les meilleurs professeurs (cf. entretien avec Howard Lucraft, Crescendo And Jazz Music, Octobre 1997). Goldsmith a souvent raconté l’anecdote selon laquelle c’est la musique de Miklós Rózsa pour Spellbound (La Maison du Dr. Edwardes), sorti fin 45 aux États-Unis, qui l’a décidé à composer pour le cinéma. Néanmoins, il continuera à jouer du piano, et les soirées musicales à deux pianos et huit mains chez Goldsmith étaient réputées. Charles Fox, James Newton Howard, Leonard Rosenman, David Newman, Mike Lang, Jack Elliot y participaient, déchiffrant à vue et jouant des partitions classiques (cf. Charles Fox, Killing Me Softly: My Life In Music, p. 265, Scarecrow Press, 2010).

 

Son premier professeur important fut, à partir de 1943, Jacob Gimpel (1906 – 1989), grand pianiste né en Ukraine, élève d’Alban Berg pour la composition. Ce musicien très savant dans tous les styles de musique (d’après les témoignages), ayant une profonde compréhension de la musique, eu un rôle important d’éveilleur et de mentor pour l’adolescent qu’il était alors. Il entendit Gimpel dans le deuxième concerto de Rachmaninov en concert et décida de s’inscrire à ses cours privés. Musicien progressiste, Gimpel contribua sans doute lui aussi à lui faire découvrir la musique contemporaine d’alors, et notamment celle des viennois. Lui et sa femme devinrent très proches de la famille Goldsmith. D’après Goldsmith : « Uncle Kuba (surnom donné à Gimpel) m’a tout appris. C’était un grand musicien et le meilleur professeur que j’aie eu. Le professeur le plus influent. Musicalité, interprétation étaient parmi les domaines que nous abordions… » (cf. extrait de la biographie partielle de Goldsmith par sa fille Carrie Goldsmith, 2004, disponible sur le site www.jerrygoldsmithonline.com).

 

Jerry Goldsmith enfant / Goldsmith et Jakob Gimpel

 

Gimpel travailla occasionnellement pour les studios. Grand pianiste, il mena une carrière discrète aux Etats-Unis et en Europe. Il restera en relation avec Goldsmith et jouera certaine parties de piano difficiles dans les compositions de son élève dans les années 60/70 (Planet Of The Apes, The Mephisto Waltz…). Gimple faisait partie de cette communauté d’artistes, émigrés qui comprenait de nombreux musiciens mais pas seulement : « (Ernest) Toch, Castelnuovo-Tedesco, Hugo Strelitzer, Ernst Krenek, Frank Campo, George Shearing, Lion Feuchtwanger, Henry Miller, Victoria Wolff, Max Band sont quelques-unes des célébrités qui venaient régulièrement chez mes parents (cité dans Peter Gimpel, Jacob Gimpel, A Biographical Essay, 2004, www.gimplemusicalarchives.com). Parmi les compositeurs mentionnés, deux (Castelnuovo-Tedesco et Krenek) seront aussi les professeurs de Goldsmith.

 

Au-delà de son enseignement, pianistique et plus largement musical, Gimpel aura une influence décisive en permettant à Goldsmith de rencontrer de nombreux compositeurs et probablement d’autres musiciens ou instrumentistes européens et comme lui réfugiés, qui furent ses professeurs, bien qu’il soit difficile aujourd’hui d’apprécier la durée et le contenu de ces enseignements. Sur cette multiplicité de professeurs (et il est possible que tous ne soient pas connus), il s’est expliqué en 2001 lors d’une conférence au Mancini Institute, expliquant qu’un professeur l’adressait à un autre, dans ce milieu de musiciens qui se connaissaient tous. Cette formation appuyée sur un réseau relationnel explique que la formation de Goldsmith ait en grande partie pris la forme de cours privés. Il mentionne également avoir déjà étudié la musique dodécaphonique à cette époque, avant son entrée au L.A. City College.

 

Le professeur le plus important sur le plan technique fut sans doute Mario Castelnuovo-Tedesco (1895–1968), compositeur italien qui lui enseigna à partir de 1945 la composition. Il est l’auteur d’une musique néo-classique avec des touches d’impressionnisme, élégante et d’une facture très maitrisée, sinon toujours très personnelle. Très prolixe, il est aujourd’hui surtout connu par sa musique pour guitare. On peut se faire une idée de la musique symphonique de Castelnuovo-Tedesco dans un contexte dramatique avec le cycle complet de ses ouvertures pour les pièces de Shakespeare, enregistré par Andrew Penny. On écoutera avec intérêt son très beau deuxième concerto pour violon (Les Prophètes) au ton épique et passionné, dans un style hébraïsant très proche d’Ernst Bloch. Il collabora de 1940 à 1956 à de nombreux films (environ 200 d’après certaines sources), bien que très peu mentionnent son nom comme compositeur principal. Son rôle exact dans ces productions est difficile à déterminer et il est largement admis (cf. Maurizio Dupuis par exemple), qu’il composa comme « nègre » de nombreuses pièces destinées à compléter la musique du compositeur attitré du film, pratique assez courante dans les départements musicaux où, en raison des contraintes de délais, la composition était souvent pratiquée comme une discipline collective. Comme enseignant, il fut un musicien influent dans la vie musicale américaine et une sorte de « deuxième Nadia Boulanger », tant ses élèves sont nombreux et fameux : Henry Mancini, Nelson Riddle, John Williams, André Previn, Marty Paich, Herman Stein, Scott Bradley… Previn évoquait, à l’occasion du colloque pour le centième anniversaire de la naissance de Tedesco, un professeur très ouvert, compréhensif et encourageant, suggérant indirectement à ses élèves, sans jamais user d’autorité, la façon d’améliorer leur travail.

 

Un autre des professeurs de Goldsmith, moins connu, fut Gerhard Albersheim (1902 – 1996), pianiste, auteur et théoricien allemand, mais qui étudia à Vienne. Auteur de plusieurs ouvrages, il fut aux États-Unis l’un des interprètes de la musique de Schoenberg (Schoenberg’s New World, Sabine Feisst, Oxford University Press, 2011) et à partir de 1942 enseigna à titre privé la théorie, le contrepoint et l’harmonie à Goldsmith. Ce dernier ne semble guère l’avoir apprécié : « Il était très snob. Il pensait que je ferai un bon bibliothécaire dans un des studios d’Hollywood » (cf. entretiens avec sa fille). Il fait néanmoins partie des musiciens rattachés à l’école dodécaphonique et a pu à ce titre avoir une influence sur Goldsmith. Albersheim enseignera ensuite de longues années à l’Université de Californie.

 

Le jeune musicien suit également des cours à l’USC (University of Southern California), pendant à peu près un an (d’après certains entretiens dont celle de Jazz Music déjà citée) mais Goldsmith est peu intéressé par les programmes, qui revenaient sur des bases techniques qu’il avait acquises depuis longtemps en cours privés. C’est aussi à l’USC qu’il assiste pendant six mois (cf. entretien de 1989 sur YouTube) aux cours de musiques de cinéma donnés une fois par semaine par Miklós Rózsa (1907 – 1995). Rózsa fut en effet professeur de musique de film dans cette institution à partir de 1945 (cf. Christopher Palmer, Miklós Rózsa, A Sketch Of His Life And Work). Pour Goldsmith, Rózsa est le compositeur admiré de Spellbound, thriller psychologique de Hitchcock qui a décidé en partie de sa vocation. Notons que Goldsmith avait déjà rencontré Rózsa auparavant, chez les Gimpel. En effet, le compositeur hongrois fréquentait les mêmes milieux que les autres professeurs de Goldsmith. Une photo, parue dans son autobiographie A Double Life, le montre d’ailleurs avec Castelnuovo-Tedesco, Lawrence Morton (dont il sera question plus loin) et le compositeur George Antheil.

 

Goldsmith à la fin des années 50 / Goldsmith en 1969 avec ses filles Ellen et Carrie

 

On cite souvent cette période avec Rózsa comme une étape importante dans le parcours de Goldsmith. Il semble en fait que le jeune homme n’ait pas été très enthousiasmé par le contenu de ces cours ni par la pédagogie de Rózsa, bien qu’il ait apprécié l’homme lui-même. Goldsmith déclarait en 2002 à Jon Burlingame « Mikki était un homme adorable et nous sommes restés amis » (cf. aussi entretiens avec Carrie Goldsmith). Selon Goldsmith, Castelnuovo-Tedesco était un bien meilleur professeur que Rózsa. Cela expliquerait qu’il n’ait suivi son enseignement que quelques mois. Dans un entretien à TCM avec Jeff Stafford, il précise : « Le docteur Rózsa était un homme adorable et un bon ami, et il fut un des grands noms de la musique de film. Son meilleur conseil était « N’utilisez jamais un piccolo dans une scène de dialogue. » Réponse qui est peut-être ironique… »

 

En tout état de cause, Jerry Goldsmith avait déjà l’essentiel de ses connaissances théoriques en matière de composition mais, sur le plan musico-dramatique, l’approche de Rózsa a pu lui fournir des modèles immédiats, qu’il entendait en outre dans les films de l’époque, celle de la fameuse période « noire » de Rózsa (Double Indemnity, The Lost Week End, The Killers, Asphalt Jungle…), dont la violence rude et la verdeur rythmique, tranchant avec le son beaucoup plus rond de la musique typiquement hollywoodienne de l’époque, ont dû le frapper. Les témoignages de Rózsa sur son élève sont réduits, dans sa biographie il parle de Goldsmith comme de son seul élève ayant atteint une grande réussite et dans le DVD de Fred Karlin, un témoignage audio évoque simplement « un jeune homme très talentueux. »

 

Au Los Angeles City College (L.A.C.C.), il étudie de 1947 à 1949 au département musical et théâtral, avec le compositeur d’origine autrichienne Eric Zeisl (1905 – 1959) qui enseigna au L.A. City College, en cours du soir, à partir de 1949, après quelques années comme musicien de cinéma pour les studios (la plupart du temps non crédité). Il collabora, avec des fonctions mal identifiées, probablement d’orchestration ou de composition additionnelle, à quelques films importants comme The Postman Always Rings Twice (Le Facteur Sonne Toujours Deux Fois) ou They Were Expendable (Les Sacrifiés). D’après les informations de l’exposition Vienna California, Eric Zeisl’s Musical Exile In Hollywood (Musée Juif de Vienne, 2005) et le site Milken Archives, son cours portait sur l’analyse et la composition. Sa musique est tonale et relativement classique (cf. Amaury du Closel, Les Voix Étouffées du IIIème Reich, Actes sud, 2005, p. 437) comme en témoignent son Requiem Ebraico, son concerto pour piano et le ballet Pierrot in der Flasche réenregistrés avec soin sous la direction de Lawrence Foster et Johannes Wildner.

 

Au L.A.C.C., Jerry Goldsmith acquiert une bonne formation de terrain comme musicien à tout faire à l’atelier d’opéra du département musical : assistant, chef de chœur, chef assistant, pianiste répétiteur pour des chanteurs ou des danseurs. Il commence également à donner des cours de piano. Il mentionne l’intérêt pratique des ateliers de cette institution qui lui permettent de travailler sur des projets concrets, dont on peut juger le niveau artistique très correct. L’atelier d’opéra disposait ainsi au besoin d’un orchestre symphonique complet, formé d’étudiants du L.A. City College, et assura même en 1952 la création mondiale de l’opéra de Zeisl, Leonce And Lena. Il est également directeur musical et pianiste pour The Darwin Theory, une pièce avec musique et chanson de Tommy Miller, crée par l’atelier du L.A.C.C. en juin 1949. Il compose aussi pour ce spectacle une Ouverture funèbre et une pantomime et réalise certains arrangements (source : archives du L.A.C.C., site web). Il mentionne parmi les œuvres auxquelles il a participé les Requiem de Brahms et de Mozart, des œuvres de Mahler et de Kurt Weill. Parmi les musiciens d’envergure avec qui il a travaillé au L.A.C.C., mentionnons aussi Hugo Strelitzer, chef d’orchestre et de chœur du L.A.C.C., créateur et principal animateur de l’atelier d’opéra, vraisemblablement le premier aux Etats-Unis (sur ce musicien, voir notamment Dorothy Lamb Crawford, A Windfall Of Musicians : Hitler’s Emigrés And Exiles In Southern California, Yale University Press, 2009, p. 79 et suivantes). Il a vraisemblablement travaillé, en 1949 également, au concert où fut créée la cantate Naomi And Ruth de son autre mentor (avec Jacob Gimpel), Castelnuovo-Tedesco, par le chœur du Los Angeles City College dirigé par Strelitzer (cf : Milken Archives Of Jewish Music). Il est par exemple chef assistant de Strelitzer pour le concert des 3 et 4 décembre 1948 où le Requiem Hebraico de Zeisl est donné avec en complément un drame musical, The Lonesome Train, sur une musique d’Earl Robinson. Le musicien (crédité en tant que Gerald ou Jerrald Goldsmith) y travaille avec sa future épouse, Sharon Hennagin, qui faisait partie du chœur de soprano. Il dit avoir également travaillé sur Lindberg’s Flight de Weill, au L.A.C.C. (cf. entretien avec Carrie Goldsmith).

 

Dans le même établissement, il est aussi l’élève, à partir de 1948 ou 1949, d’un autre musicien de premier plan, le compositeur autrichien Ernst Krenek (1900 – 1991), tout en continuant à travailler avec Tedesco. Arrivé à Los Angeles en 1947, Krenek était passé par plusieurs phases stylistiques, néoclassique, jazz-cabaret puis atonale et sérielle au début des années 30. Il fut un défenseur de cette dernière technique, dont il croyait fermement à l’importance pour l’avenir de la musique. C’est sans doute par lui que Goldsmith découvre le sérialisme. Il affirmera souvent par la suite que des trois viennois de l’école sérielle, c’est Berg qui l’a le plus influencé. Mais à cette époque, formé par le très classique Tedesco, Goldsmith eu bien du mal à satisfaire ce professeur avant-gardiste qui n’appréciait pas du tout les exercices que le jeune homme lui rendait. D’après certains documents d’époque (reproduits dans le catalogue de l’exposition Vienna, California, Eric Zeisl’s Musical Exile In Hollywood, Vienne, 2009), la classe de Krenek était en effet axée sur la musique contemporaine. La découverte de ce répertoire est d’autant plus importante pour Goldsmith qu’à l’époque il trouvait la troisième symphonie de Copland, pourtant d’un langage assez traditionnel, d’une grande difficulté ! Evoquant Krenek et Tedesco dans son entretien avec sa fille, il explique : « De grands musiciens ! Krenek était un esprit extrêmement brillant, mais leur style si différent créait une énorme dychotomie. » Krenek enseigna en cours du soir au L.A.C.C. à partir de 1948, mais également dans d’autres établissements de la ville. Il était peu satisfait de ses fonctions d’enseignant, se plaignant souvent d’un salaire insuffisant et du trop grand nombre d’étudiants (cf. A Windfall Of Musicians, p. 201).

 

Jerry Goldsmith dans les années 60

 

Enfin, il étudie dans le même établissement avec un musicien d’un profil bien différent, Norman « Buddy » Baker (1918 – 2002), compositeur de formation classique mais qui travailla surtout pour des big bands (Stan Kenton) et les orchestres de variété de l’époque avant de composer pour des films mineurs, puis de devenir dans les années 50 un des principaux musiciens des studios Disney. Il enseigna l’arrangement au L.A. College à partir de la fin des années 40, utilisant notamment un grand ensemble de vents (cf. article de Myrna Oliver, L.A. Times, 31 juillet 2002 et biographie de Baker par Jason Ankeny sur le site allmusic.). Bien qu’associé surtout à des genres légers, Baker s’était beaucoup intéressé à la musique de Stravinsky, Ravel et Prokofiev et avait développé un système harmonique personnel qui aurait même intéressé Nadia Boulanger (cf. entretien avec Buddy Baker par Jon Burlingame, Television Academy Foundation, 2001). Dans cet entretien, Buddy Baker donne 1952 comme date approximative de la présence de Goldsmith, ce qui semble peu probable au vu des dates habituellement fournies pour son passage au L.A. College. D’autres grands musiciens sont passés par le L.A.C.C., parmi lesquels beaucoup de jazzmen : Charlie Mingus, Chet Baker, Eric Dolphy, Roy Ayers… On aimerait savoir si Jerry Goldsmith a travaillé pendant cette période avec certains entre eux. Parmi les musiciens classiques, citons La Monte Young, pionnier de la musique minimaliste, et le chef Leonard Slatkin, qui commandera quelques décennies plus tard à Goldsmith la pièce Music For Orchestra. Pour clore le chapitre du L.A.C.C., ajoutons qu’il existe aujourd’hui dans cet établissement une bourse musicale Jerry & Carol Goldsmith destinée aux jeunes interprètes, et deux autres dédiées aux compositeurs à l’U.C.L.A. : la BMI / Jerry Goldsmith Film Scoring Scholarship et le Jerry Goldsmith Scholarship Fund For Film Music Composition.

 

Beaucoup plus rarement mentionné, le compositeur berlinois Wolfgang Frankel (1897 – 1983), autre immigré d’origine juive, semble avoir eu une certaine influence sur Goldsmith. Il est difficile de dater avec précision et de préciser le contenu de cet enseignement. Goldsmith explique simplement dans un entretien : « J’ai également beaucoup appris d’un élève d’Arnold Schoenberg. Personne n’a jamais entendu parler de Wolfgang Frankel mais c’était un merveilleux compositeur. » (cf. entretien cité dans l’article Longtime Film Composer Relishes Chance To Stretch Out de Lesley Valdes, Philadelphia Inquirer, mars 1997). Un enseignement qui prit vraisemblablement la forme de cours privés, car Frankel ne semble pas avoir occupé de poste officiel dans un établissement d’enseignement musical à Los Angeles (sur ce musicien, cf. A German-Jewish Musician In Shanghai, Christian Utz, Ethnomusicology Forum Vol. 13, No. 1, – Silk, Spice And Shirah: Musical Outcomes Of Jewish Migration Into Asia, juin 2004, pp. 119-15). C’est encore l’indispensable Tedesco qui conseilla à Goldsmith de trouver un autre professeur, plus moderne que lui-même, et Gimpel qui le présenta ensuite à Frankel (cf. entretien avec Carrie Goldsmith). Frankel avait commencé à s’intéresser à l’atonalité et au dodécaphonisme dans les années 30, tout en restant ouvert à d’autres courants comme le néoclassicisme. Après quelques années en Chine, il arrive à Los Angeles en 1947 et étudie avec Schoenberg. Il eut un rôle important dans la diffusion de la musique occidentale moderne en Chine, où il enseigna plusieurs années. Bien que peu documentée, cette étape est importante dans la formation de Jerry Goldsmith car probablement complémentaire de l’enseignement reçu de Krenek en matière de modernité musicale. Dans son article Wolfgang Frankel In China, Utz insiste sur ses qualités pédagogiques et sur sa profonde connaissance de la musique occidentale. On peut donc supposer donc que son enseignement a été profitable au jeune musicien.

 

En tant que compositeur, Frankel connut un sort artistique similaire à celui de Zeisl, travaillant dans les studios pour des raisons alimentaires, dans des conditions proches de celle d’un « nègre » musical, quasiment sans jamais être officiellement crédité. On le trouve même mentionné comme simple copiste pour certaines des partitions de son élève, comme The Prize (Pas de Lauriers pour les Tueurs) en 1963. On trouvera quelques aperçus riches d’enseignement sur les conditions dans lesquelles ces musiciens de l’ombre travaillaient dans le livre de Tom Weaver Universal Terrors, 1951–1955: Eight Classic Horror & Science-Fiction Films, MacFarland, 2014.

 

Parmi les autres musiciens que le jeune Goldsmith a croisés, citons encore le célèbre (aux USA) compositeur, pianiste et pédagogue Ingolf Dhal, qui jouera du piano ou des claviers dans certaines de ses partitions (Twillight Zone, Seven Days In May…) ou le violoniste Louis Kaufman, d’origine juive roumaine comme Goldsmith, l’un des plus fameux concertmasters des studios hollywoodiens, qui sera souvent le premier violon de Goldsmith. Pour autant, l’élément judaïque ne tient quasiment aucune place dans l’art de Goldsmith, qui n’a jamais particulièrement revendiqué une identité juive et dont les rares incursions dans un style « juif » (QB VII, The Going Up Of David Lev et Masada) sont surtout liées aux sujets, sans que le compositeur les ait particulièrement recherchés. Comme on le voit, le parcours académique de Goldsmith est fait de multiples rencontres avec des musiciens d’Allemagne et d’Europe centrale, qui lui ont transmis à la fois la grande tradition classico-romantique germanique et l’ouverture à l’avant-garde représentée par l’atonalité et le dodécaphonisme. Il faut aussi remarquer que cette formation est autant le fait d’une véritable communauté musicale que d’une ou plusieurs individualités déterminées.

 

 La statuette des Jerry Goldsmith Awards, à l'image de Goldsmith

 

Dans l’air du temps : musica americana


La musique américaine a aussi imprégné le jeune musicien. Rappelons également la présence tutélaire de Stravinsky : le grand compositeur vivait à Hollywood depuis 1940 et entretenait des relations très compliquées avec les studios de cinéma, pour lesquels il travailla à plusieurs projets de musique de film dont aucun n’aboutit (sur ce sujet, voir notamment Stravinsky Inside Out, Charles M. Joseph, Yale University Press, 2001). Il n’était pas sans relation avec certains musiciens hollywoodiens, puisqu’une controverse par articles interposés dans The Musical Digest, qui fit à l’époque un certain bruit, l’opposa à David Raksin entre 1946 et 1948 sur le rôle de la musique dans les films. La symphonie en trois mouvements fut jouée pour la première fois sur la côte ouest à Los Angeles en 1947 par Otto Klemperer, et l’événement ne pouvait qu’attirer l’attention du monde musical local. On peut imaginer le jeune Goldsmith assistant à ce concert. Il est certain qu’avec Debussy, Ravel et Bartók, Stravinsky sera une des influences majeures de Goldsmith, comme en témoignent dans ses meilleures partitions l’alacrité rythmique, la netteté des contours, la précision adamantine de l’orchestration. Au début des années 50, le grand russe se tourna progressivement vers le sérialisme, qui constituait le principal visage de la modernité en musique. Il écrivit d’ailleurs en 1962 une partition pour la chaîne CBS (que Goldsmith venait de quitter à l’époque), The Flood: A Musical Play. Enfin, en terme de relation personnelle, un point important au moins sur le plan symbolique et qui ne semble pas avoir été noté, le frère d’Arthur Morton, principal orchestrateur et proche ami de Goldsmith pendant 30 ans, était Lawrence Morton, critique et organisateur de concerts de musique contemporaine à Los Angeles, ami et un grand connaisseur de l’œuvre de Stravinsky (qui lui dédicaça une œuvre en 1962).

 

Au chapitre des influences liées à l’époque, il faut aussi mentionner Aaron Copland et la musique américaine contemporaine. A la fin des années 30, Copland abordait sa phase « populaire et nationale » avec sa trilogie de ballets évoquant l’Ouest américain (Appalachian Spring, Billy The Kid…) ou intégrait des éléments de jazz ou de musique de Broadway dans Music For The Theater. Le plus influent des compositeurs américains composa également dans les années 40 une série de partitions remarquées pour le cinéma : Of Mice And Men (Des Souris et des Hommes, 1939), Our Town (Une Petite Ville sans Histoire, 1940) et The Heiress (L’Héritière, 1949), récompensé par un Oscar mais qui se terminera par un conflit entre lui et le réalisateur (William Wyler) et mettra fin à sa collaboration avec les grands studios. On retrouve en partie dans ces partitions les qualités de lyrisme et la couleur americana de ses ballets et de manière générale, un style d’écriture beaucoup moins axé sur le postromantisme européen.

 

Copland, avec qui Goldsmith partage une conception très rythmique de la musique, a pu constituer un premier modèle, notamment par la richesse et la précision efficace de son orchestration et le côté stravinskien acclimaté à des caractéristiques américaines, dans l’esprit de ce que l’on a parfois appelé Gebrauchsmusik (musique utilitaire), c’est-à-dire appliquée à différents médias, notamment le cinéma, et soucieuse de parler au public. Ces contributions montraient aux jeunes compositeurs que la musique de film pouvait avoir une certaine respectabilité et trouver rapidement une place au concert, sous la forme de suites symphoniques. Goldsmith reconnait avoir beaucoup emprunté à Copland (cf. entretien avec Carrie Goldsmith.).

 

Les musiques de documentaires de Virgil Thompson ont également beaucoup contribué à forger ce son de l’Ouest, qu’on appelle parfois le style open prairie ou americana qui allait devenir la référence des musiques de westerns. Plus largement, le mouvement parfois appelé « nouvel américanisme » (Virgil Thompson, Roy Harris…), son style accessible, au ton pastoral, s’opposant à l’avant-garde européenne, et le son américain, l’utilisation d’éléments folkloriques (danses populaire, chansons, parfois quelques traces de jazz…), caractérisent ce style open prairie des années 30/40. Une comparaison intéressante peut notamment être faite avec les musiques de film de Virgil Thompson (cf. CD Helios, de Ronald Corp : Louisiana, The Plow That Broke The Plain). Il emploiera régulièrement le crescendo sans accélération qui serait une des caractéristiques de la musique américaine selon Virgil Thompson. On y retrouve les influences des hymnes protestants, la simplicité pastorale déjà présente chez Copland (en particulier dans Appalachian Spring), et qui sera souvent chez Goldsmith la correspondance musicale de l’Amérique profonde, traditionnelle. On la trouve déjà dans The Thunder Of The Imperial Names, dans Patton ou dans Twilight’s Last Gleaming (A Reflective Interlude). Un autre élément important de ce son qu’on a appelé americana provient de danses anglaises ou écossaises très vives (Wild Horses dans The Wild Rovers). On retrouve cette figure rythmique typique et de manière plus inattendue dans le thème générique d’Explorers, comme une sorte de riff qui renvoie, de façon un peu ironique, à des racines américaines.

 

Le jeune musicien a probablement vu certains de ces films, bien qu’il ne semble pas s’être exprimé sur ce sujet dans ses entretiens. Les ballets et l’unique partition pour le cinéma de Bernstein (On The Waterfront en 1954) qui fit elle aussi un certain bruit (nomée aux Oscars), que Goldsmith a certainement entendus, faisaient partie du paysage musical américain quand il faisait ses premières armes comme compositeur. Toutes ces musiques ont dû orienter sa sensibilité, mais on verra qu’ils n’auront un écho direct dans sa musique que plus tard. On pense en particulier aux pages les plus animées de On The Waterfront (Sur les Quais), dont le brio orchestral (cuivres et percussions) n’a sans doute pas laissé le jeune Goldsmith indifférent. Il a évoqué son admiration pour Bernstein et notamment la partition composée pour West Side Story (cf. entretien avec Carrie Goldsmith). On trouvera une présentation synthétique des différents mouvements de la musique nord-américaine de cette période dans le petit ouvrage de Nicolas Southon Les Symphonies du Nouveau-Monde (Fayard, 2014).

 

Jerry Goldsmith

 

Enfin, dans la richesse extrême de la couleur et la variété des timbres, on ne peut s’empêcher aussi de penser aux musiques de Carlos Chavez ou Silvestre Revueltas, le premier apprécié aux Etats-Unis, et qui exerça une certaine influence sur ses collègues américains, comme Copland. Quant à Revueltas, il fut l’auteur de plusieurs musiques de films (dont la frénétique La Noches de los Mayas) et l’un des professeurs d’Alex North, grand ami de Goldsmith. Leur palette, leur sens du rythme se prolongent chez Jerry Goldsmith (surtout dans ses musiques de western ou d’influence latino-américaines), sans qu’il soit possible de savoir s’il les connaissait vraiment. En effet, l’impressionnant final de La Noches de los Mayas, avec ses dix percussionnistes et son déchainement sonore, préfigure certaines pages composées par Goldsmith. Parmi les musiciens d’Amérique latine, rappelons aussi la contribution tardive de Villa Lobos pour le film Green Mansions (Vertes Demeures, 1959), dont la partition luxuriante et colorée sera en grande partie rejetée par le studio.

 

Parmi les musiciens de cinéma, on sait l’amitié qui le liait à Alex North, son aîné de 19 ans, l’admiration que lui vouait Goldsmith et le rôle de celui-ci comme moderniste à Hollywood. Il a raconté, notamment lors d’un de ses concerts (Nottingham, janvier 1994), le choc qu’a été pour lui le générique de A Streetcar Named Desire (Un Tramway Nommé Désir). Il comprit alors que la musique d’Hollywood avait changé pour toujours. Il la décrit, pour reprendre ses propres termes, comme « fraiche, américaine, étonnement moderne et complètement personnelle », une musique qui osait être différente. Il rendra d’ailleurs un hommage en 1968 à cette musique avec un quasi pastiche à l’occasion de The Detective (Le Détective). Pour lui, North est la personnalité la plus importante de la musique de film. Incontestablement, le musicien a apporté dès 1951, à la fois par son parcours et sa sensibilité artistique propre, un ton nouveau, une esthétique très différente du post-romantisme européen qui imprégnait la musique de film américaine. Sa concision, son ascétisme parfois, sa dureté harmonique, sa métrique complexe et irrégulière sont une inspiration directe sur les premières partitions de Goldsmith.

 

Parmi les musiciens appartenant plus directement au Golden Age, Goldsmith cite également Franz Waxman (en novembre 1995, sur America Online). Waxman est, avec Bernard Herrmann, le musicien de l’âge d’or le plus moderne et le plus ouvert sur le plan du langage musical. Il composa une pièce atonale dès 1944 pour le film Mr. Skeffington (Femme Aimée est Toujours Jolie). Il mentionne également Leonard Rosenman, en particulier ses films avec James Dean ainsi que The Cobweb (La Toile d’Araignée, 1955) comme des grandes avancées. Le style très chromatique, parfois sériel de Rosenman (élève de Schoenberg et Dallapicola) était une avancée en termes de langage musical. Rosenman a composé régulièrement pour le cinéma à partir de 1955 des musiques plus ou moins modernes, mais d’un expressionnisme et d’une complexité inhabituelle pour Hollywood. David Raksin eu aussi un rôle pour moderniser le son d’Hollywood, dans une approche assez similaire à celle de North, d’abord en intégrant les apports du jazz, mais aussi par une écriture orchestrale plus chambriste que symphonique, plus concise, moins mélodique, plus dure harmoniquement, comme par exemple Force Of Evil (L’Enfer de la Corruption, 1948).

 

Goldsmith admirait aussi beaucoup le travail de Bernard Herrmann, sans doute le plus grand musicien des studios américains à cette époque, à la foi par la puissance de sa personnalité et par sa déontologie artistique sans compromis. Son audace et ses recherches sonores, ses combinaisons instrumentales inhabituelles, son sens de la couleur, sa force d’évocation fantastique et parfois macabre ouvraient clairement la voie à la personnalité de Goldsmith. Celui-ci eut sans doute maintes occasions de croiser Herrmann qui dans les années 50 composait régulièrement pour des programmes de CBS, notamment The Twilight Zone. Un malentendu en studio entraîna un de ces éclats de fureur herrmanniens qui mit un terme définitif à leur relation, qui semble n’avoir jamais été très intime. D’après Goldsmith, au moment où il enregistrait Lonely Are The Brave (Seuls sont les Indomptés) « Bernard Herrmann commença à me crier dessus alors que je marchais dans une rue du studio Universal. Il a commencé à me crier dessus de l’autre côté de la rue : “ Vous êtes comme le reste des horreurs hollywoodiennes, vous utilisez un orchestrateur.” L’homme était connu pour ces crises étranges. Quoi qu’il en soit, il me criait dessus et j’ai esquivé. J’ai dit : “ J’ai reçu des instructions.” Quand on enregistrait, je ne dirigeais pas, je n’avais pas non plus le droit de diriger ! Joseph Gershenson le faisait. Nous sommes arrivés à un assez gros morceau, et juste au moment où nous commencions, Benny est entré, et j’ai dit: “ Oh non !” C’était encore à ce moment-là une personnalité vénérée et redoutée. Je me suis dit: “ Nous allons avoir des ennuis maintenant.” Nous avons terminé la prise, et il est venu vers moi, je sentais qu’il allait se lâcher. Il se mit à crier : “ C’est trop bon, ne les laisse pas l’avoir, c’est trop bon pour le film, garde-le, ne les laisse pas l’avoir. ” (cf. extraits du séminaire de musique de film de la Jerry Goldsmith Society le 19 août 1989).

 

D’autres musiciens de l’avant-garde européenne ont contribué à cette époque, décidément très riche, au cinéma, de manière plus ou moins remarquée : Paul Dessau et Hans Eissler, tous deux collaborateurs de Brecht. Si Dessau fut surtout actif comme nègre musical de 1943 à 1948, Eissler eut une contribution plus remarquée, en particulier avec la musique, au langage relativement avancé et d’une grande économie, pour le film Hangmen Also Die! (Les Bourreaux Meurent Aussi, 1943) de Fritz Lang, qui sera nommée aux Oscars. Il serait intéressant de savoir si Goldsmith connaissait ou s’intéressait à cette époque à l’avant-garde américaine, et notamment Cowell, Cage ou Nancarrow, dans la mesure où le piano préparé, instrument emblématique de cette école, sera un procédé fréquent chez lui, et presque une signature dans les années 60 et 70.

 

Jerry Goldsmith

Stephane Abdallah
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