Edge Of Darkness (Howard Shore)

Noir c'est noir...

Disques • Publié le 25/05/2010 par

Edge Of DarknessEDGE OF DARKNESS (2010)
HORS DE CONTRÔLE
Compositeur :
Howard Shore
Durée : 41:48 | 16 pistes
Éditeur : Silva Screen Records

 

4 out of 5 stars

Vingt-cinq ans après la mini-série qu’il a lui-même réalisée, Martin Campbell met en scène son adaptation pour le grand écran, avec Mel Gibson dans le rôle de Thomas Craven, un flic enquêtant sur l’assassinat de sa fille, et Howard Shore prend la baguette pour succéder au regretté Michael Kamen. Si le film est plutôt conventionnel, l’auteur de Crash démontre aisément qu’il n’y a pas que David Cronenberg pour lui inspirer la plus ténébreuse des musiques…

 

Titles affiche immédiatement la volonté de Shore de déstabiliser l’auditeur, utilisant pour ce faire la harpe de manière non conventionnelle. Pour le thème principal, l’instrument, qui embellit habituellement l’ensemble orchestral, entame à dessein un motif en boucle tout à fait déplaisant, supporté par la gravité des violoncelles et aboutissant à un lent crescendo joué par un cor lointain. En annonçant la mort, la harpe se place comme un élément nuisible, déclencheur d’une spirale qu’il est pour l’instant bien difficile d’imaginer. Un premier aperçu nous est proposé par l’intervention de cuivres feulant dont le crescendo se révèlera par son utilisation comme un des éléments les plus perturbants de la partition.

 

Mel Gibson dans Edge Of Darkness

 

Dans Mourning, le thème du deuil est tout en retenue et les instruments solistes s’y expriment avec regret ; la harpe est pour le coup fragile et le cor discret. Mais c’est dans Beach que l’expression de la douleur se fait avec le plus de force, la mélodie y étant reprise par les cordes. Le motif angoissant joué par la harpe revient dans Burning, en compagnie cette fois des violoncelles uniquement, et confirme son rôle corrupteur dans la recherche de justice : le thème du deuil lui succède mais ses notes amputées lui retire toute sa substance. D’ailleurs, un glissando de cordes aux longues notes aigues viendra après le hautbois douloureux de Diogenes ; il y a là un malaise qui trouvera un écho immédiat et amplifié dans Pursuit. En effet, les cordes y engagent un rythme infernal, soutenu par de lourdes percussions, qui ne fera qu’accélérer pour aboutir à des hurlements de cuivres chaotiques. De violentes distorsions en glissando clôturent le morceau, les cordes se faisant de plus en plus acérées.

 

Au début de Hit & Run apparaît un thème dépressif dont les notes distantes sont interprétées par le piano. L’instrument ne sonne pas ici comme une lueur d’espoir, bien au contraire. Ses notes se laissent entendre dans une ambiance éthérée avant qu’un autre glissando de cordes, plus strident encore que le précédent, ne relance un terrible vertige. L’orchestre dans son ensemble s’emballe de nouveau dans un crescendo de plus en plus assourdissant pour aboutir sur une note prolongée de cordes graves. Alors qu’il cultive le doute puis provoque délibérément la panique, Shore rend par la suite une ambiance angoissante dans Nightflower, notamment par l’entremise d’une clarinette qui éclaire péniblement un brouillard de cordes envahissant et lourd de sens. Le piano revient dans Emma pour évoquer son souvenir mais il cède la place à une ambiance de cordes poisseuses comme on a pu en entendre dans Seven. A ce point de l’écoute, on remarque dans l’élaboration de la trame sonore que la violence prend le pas sur la douleur : l’auteur de The Fly (La Mouche) semble exprimer la seconde de manière généralement ténue pour mieux la noyer dans les flots de la première. Ainsi, les instruments solo peinent à émerger dans un ensemble oppressant et la formation entière finit de les emporter dans un tourbillon de fureur.

  Danny Huston et Mel Gibson dans Edge Of Darkness

 

Au trouble et à la mélancolie succède la résolution : dans Killing, le piano assorti de percussions entame une marche résolument funeste, puis les cuivres jouent ce qui pourrait s’apparenter à une charge héroïque si elle n’était pas viciée par la superposition outrancière des instruments et la confusion qu’ils véhiculent. On trouve dans ce crescendo un « souffle » dont le rôle n’est pas de glorifier l’action mais, au contraire, de souligner l’horreur qu’elle suscite. Celle-ci est effectivement le fruit d’un système implacable et hors de contrôle pour ses victimes, mais puisque ces dernières sont poussées dans leurs derniers retranchements, elles ont recours à l’extrême violence. Les élans des cuivres se font de plus en plus assourdissants au long de l’album et, par leur force et leurs dissonances décuplées, proclament que le mal engendre le mal. En détournant une figure musicale par ailleurs commune, le compositeur dépasse donc son statut de simple illustrateur pour orienter le débat, la musique devenant une composante importante dans notre appréhension des agissements de Craven et ses ennemis. La montée en puissance de la partition dénonce une escalade de violence qui dépasse rapidement un point de non retour et ne peut que se terminer dans la douleur. D’ailleurs, le piano et le hautbois reviennent dans Reunited et semblent vouloir terminer l’histoire sur une note de soulagement, mais le repos gagné par Thomas et Emma Craven, né d’une justice expéditive – ou de l’absence de justice – tient plus de la poésie que de notre propre ressenti.

 

Edge Of Darkness s’inscrit dans la filmographie de son auteur comme un objet particulier dont quelques facettes reflètent ses travaux précédents. Les accents de Shore tendent à installer un climat perturbant lorgnant vers The Silence Of The Lambs (Le Silence Des Agneaux) et Existenz, alors que ses éclats de voix évoquent ceux de The Cell, avec toutefois un esthétisme plus direct et moins sophistiqué. Si le disque présente la partition chronologiquement, son montage met en valeur un propos qui va plus loin que suppose son utilisation dans le film. Le problème n’est pas tant que le score y est, comme souvent, sous mixé, mais sa force narrative est mieux restituée en écoute seule et son approche à la fois intellectuelle et expressive y regagne tout son intérêt. Si le titre original du film fait référence aux limites qui séparent l’homme du Mal, Howard Shore n’hésite pas un instant à plonger totalement l’auditeur dans les ténèbres les plus profondes. Le compositeur y tient un discours extrême mais cohérent, le fil conducteur dont il s’est fait le spécialiste n’ayant plus à prouver sa rigueur et sa solidité : non seulement il adopte le ton adéquat, sans concession, mais il n’hésite pas à surenchérir la violence par son propre langage jusqu’au-boutiste et finalement unique dans le paysage musical du cinéma américain.

 

Edge Of Darkness

Sébastien Faelens