Epic Hollywood: The Music Of Miklós Rózsa

Un compte-rendu passionné pour un concert qui l'était tout autant...

Évènements • Publié le 05/10/2015 par

Certains concerts sont des tours de magie. En particulier dans le domaine de la musique de film, lorsque ce concert est dédié à un unique compositeur de l’Âge d’Or d’Hollywood, qu’il faut trouver le financement, obtenir les droits et partitions, disposer d’une salle, d’un chef et d’un orchestre adéquats. Autant dire qu’organiser aujourd’hui un concert entièrement dédié à un compositeur comme Miklós Rózsa n’a rien d’évident, surtout en Europe, et pour un ticket d’entrée non rédhibitoire, même si certains titres comme Quo Vadis ou surtout Ben-Hur restent bien connus du public. C’est pourtant à cet évènement qu’il m’a été permis d’assister ce lundi 28 septembre 2015, dans l’illustre Dvorák Hall du Rudolfinum, l’historique « maison des artistes » de Prague qui a vu naitre une grande partie du répertoire classique tchèque, à commencer par la célèbre Symphonie du Nouveau Monde d’Antonín Dvorák, sous la baguette du compositeur.

 

Pour réussir ce tour de passe-passe, il fallait un spécialiste comme James Fitzpatrick, co-fondateur de Silva Screen Records puis fondateur de Tadlow Music, producteur travaillant étroitement avec le City of Prague Philharmonic Orchestra… et grand amateur de la musique de Rózsa, dont il a produit ou supervisé les réenregistrements intégraux de plusieurs travaux majeurs. Il fallait aussi, pour rendre justice à ces partitions parfois difficiles à exécuter, le talent et l’expérience de ce répertoire apportés par l’orchestre pragois sous la baguette de Nic Raine. Pour ce concert exceptionnel baptisé Epic Hollywood: The Music Of Miklós Rózsa, l’accent a logiquement été mis (à quelques exceptions près) sur les musiques les plus spectaculaires du compositeur. Qu’on en juge par le programme :

  • El Cid : Overture / Love Theme
  • The Thief Of Bagdad : Overture / The Love Of A Princess / The Market At Basra
  • Providence : Valse Crépusculaire / Générique Final
  • Ivanhoe : Prelude / Lady Rowena / Finale And Epilogue
  • Quo Vadis : Romanza / Ave Caesar
  • Sodom And Gomorrah : Theme And Answer To A Dream
  • The Private Life Of Sherlock Holmes : Gabrielle
  • The Golden Voyage Of Sinbad : Prelude / Sinbad Battles Kali
  • King Of Kings : Entr’acte
  • Ben-Hur : Prelude / Love Theme / The Rowing Of The Galley Slaves / Parade Of The Charioteers
  • El Cid : March
  • The Private Life Of Sherlock Holmes : Castles Of Scotland (Version 3)

 

Le Rudolfinum

 

Tout numéro de magie nécessite également une atmosphere propice au rêve, et le style baroque de Prague s’y prête idéalement. Difficile de se rendre à un tel concert sans visiter la ville, sans imaginer ce qu’elle aurait pu inspirer à Rózsa : l’ombre imposante du Golem traversant une ruelle sombre du vieux quartier juif, les prophéties de la princesse Libuše, l’édification de la forteresse de Vyšehrad, ou le passé du Rudolfinum que la statue de Dvorák semble juger, et devant lesquels l’affiche du concert exposée sur le parvis parait bien modeste. Le tournage d’un film y a d’ailleurs eu lieu, tôt le même jour ; au programme la reconstitution d’une scène de la seconde guerre mondiale, avec militaires, barrières et traction avant. Puis arrive enfin le moment tant attendu. Comme cela reste la tradition à Prague, le Rudolfinum baigne ce soir-là dans une ambiance « vieille Europe » qui n’aurait pas déplu au compositeur d’origine hongroise : tenues de soirée, silence respectueux et sourires cordiaux. Du premier rang du balcon où j’ai ma place, l’orgue et les colonnes marbrées de cette salle mythique sont maintenant bien réels – ainsi que les pupitres d’orchestre qui, par un effet de transfert, semblent tout comme moi goûter ce moment de calme avant la tempête. Les connaisseurs ne peuvent que remarquer le producteur James Fitzpatrick, assis au premier rang. Entrée des musiciens, suivis par leur talentueuse concertmistress (ou premier violon) Lucie Svehlova, puis par le chef, Nic Raine. Et le spectacle commence enfin.

 

Les cuivres de El Cid (Anthony Mann, 1961) résonnent d’emblée de superbe manière, avec tout l’éclat et l’autorité nécessaires. Le ton est donné : spectaculaire. Peut-être de manière un peu trop massive parfois, l’acoustique (d’où je suis situé) semblant étouffer quelque peu les cordes, du moins par rapport aux enregistrements studio de ces partitions. Mais l’impact physique compense largement, d’autant que le tempo très allant (une quasi-constante durant la soirée) permet d’éviter une lourdeur excessive. Comme en réponse à cette déclaration de force débute le Love Theme du même film, à la fois rêveur et passionné, écrin d’un violon solo parfait de Lucie Svehlova (qui nous accordera deux autres moments de grâce avec The Private Life Of Sherlock Holmes et Ben-Hur). Un trait saillant du travail de Rózsa est déjà exprimé là, dans la succession d’une marche virile et d’un sentimentalisme passant de l’intime à l’embrasement lyrique, à la manière du Shéhérazade de Rimski-Korsakov.

 

Nic Raine à la tête du City Of Prague Philharmonic

 

Suit The Thief Of Bagdad (Ludwig Berger & Michael Powell, 1940) et en particulier son extrait final, The Market At Basra, une pièce d’anthologie virevoltante là encore digne du compositeur russe. Loin d’élargir le geste pour épargner ses musiciens, Nic Raine nous plonge dans une course échevelée illustrant à la fois l’Orient et la fuite du petit voleur à travers les échoppes des marchands de rue. Malgré un départ légèrement flottant (causé par les applaudissements du public), l’orchestre se ressaisit aussitôt et part dans une cavalcade effrénée, sans trop sacrifier ni la précision d’ensemble ni l’équilibre instrumental de cette pièce, sans doute impossible à respecter totalement en concert (le morceau original mixant en avant divers instruments solistes).

 

Un exercice d’équilibrisme réussi qui déclenche de nouveaux applaudissements et nous éloigne de Bagdad vers un port bien différent : celui du Providence d’Alain Resnais (1977) et sa Valse Crépusculaire. Une parenthèse française que j’attendais particulièrement, et pour moi une petite déception : prenant sans doute au pied de la lettre le titre de la pièce, le pianiste joue sa partition comme un écho lointain et un peu abattu de la version du film, et de ce fait… ensommeillée ? Sentiment accentué par le placement du piano, sur le côté de l’orchestre et en fond de scène. Privée des nuances de jeu insufflées à l’enregistrement original, la valse troque une part de sa nostalgie passionnée contre la tristesse d’un piano-bar enfumé en fin de soirée, à la Casablanca. Un choix possible, tout bien considéré. Reste que, pour moi, le générique final du même film – son post-romantisme intact – vient alors comme pour compenser un moment imparfait.

 

Toujours en première partie se succèdent ensuite l’héraldique Ivanhoé (Richard Thorpe, 1952), rondement mené via une suite d’extraits comparable à celle dirigée par Charles Gerhardt pour sa série Classic Film Scores, puis Quo Vadis (Mervyn LeRoy, 1951), mètre-étalon du genre car premier des films historiques « romains » mis en musique par Rózsa. Arrangement basé sur deux des thèmes du film, la Romanza – tour à tour lyrique et impressionniste – ne déçoit pas. Bien au contraire, les pupitres des vents trouvent ici l’espace pour s’exprimer avec subtilité. Puis l’écrasant Ave Caesar, cachant en son sein quelques notes tintinnabulantes qui semblent narguer Rome, vient conclure en mettant tout le monde d’accord : il est clair que l’orchestre et son chef ne sont pas venus faire de la figuration. Ici, pas d’exécution à moindre risque, aucun mou, ça va vite et fort, tout le monde se donne au maximum avec cohésion et justesse (malgré de rares petits accrocs). Mention spéciale aux cuivres, qui ont eu la vie dure mais n’ont rien lâché. Un tel engagement, jusqu’au risque de la rupture, fait réellement plaisir à entendre !

 

La grande et belle salle du Rudolfinum vue du balcon

 

À l’issue d’une pause venue bien trop vite se succèdent en seconde partie l’ample Theme And Answer To A Dream de Sodom And Gomorrah (Robert Aldrich, 1962), Gabrielle tiré de The Private Life Of Sherlock Holmes (Billy Wilder, 1970) et sa mélodie douce-amère héritée du concerto pour violon de Rózsa, puis le très coloré The Golden Voyage Of Sinbad (Gordon Hessler, 1973) : son morceau de bravoure, Sinbad Battles Kali (conclu par une brève reprise de la scène finale), est là encore exécuté avec panache malgré sa rythmique syncopée et ses figures rapides, au point que l’on peut se demander qui, de Kali ou des instrumentistes, possède six bras.

 

Après un Entr’acte tiré de King Of Kings (Nicholas Ray, 1961), en rien négligeable mais un peu redondant compte-tenu du reste du programme, une suite de quatre extraits du Ben-Hur de William Wyler (1959) vient réaliser un rêve : celui pour votre serviteur d’entendre un jour, dans une salle de concert, les accords sombres et implacables du motif Anno Domini introduisant le Prelude (en version de concert, celle du film commençant par une petite fanfare), immédiatement suivi de l’éclatant thème du Christ. Un pur régal que d’entendre cette célèbre musique résonner dans ce hall marbré… bientôt suivie d’un Love Theme également en version de concert, tout comme The Rowing Of The Galley Slaves (qui dans le film se termine différemment). Lors du silence précédant le début de ces dernières hostilités, j’avoue avoir craint que les « galériens » de l’orchestre – fatigués de ramer – se laissent gagner par l’imprécision, voire craquent durant l’exercice d’endurance que constitue ce morceau basé sur une accélération progressive. Pensez-vous! S’éloignant du volontaire effet d’inertie de la version du film, Raine a choisi de faire glisser ses galères à un rythme qu’aucun rameur humain ne saurait tenir. Surréaliste, mais grisant. La charge du lourd esquif commence d’emblée comme une fuite en avant éperdue et grinçante, l’orchestre parvenant encore à accélérer à la fin alors que l’on craint la stagnation, ou même l’enlisement. Enfin, à peine remis, voilà que ces diables de pragois nous gratifient d’une Parade Of The Charioteers (version de concert avec cordes) plus hostile que majestueuse, là encore en moins de tours de roues qu’à l’accoutumée.

 

Lucie Svehlova (à gauche) et Nic Raine

 

Avec la paix romaine vient la fin. James Fitzpatrick se lève pour applaudir chaudement son orchestre avec le reste du public, tandis que votre serviteur (qui trouve le dit public plus classe que loquace) y va de quelques « bravo » bien sonores. La fin, ai-je dit ? Non, car un petit groupe de musiciens résiste encore. En rappels, donc : une March de El Cid d’une puissance et d’un rythme imparables, de sa péroraison initiale à sa figure percussive finale, au rythme haché comme il le faut. Un bonus espéré, et même attendu. Ce qui n’est pas le cas – surprise! – de la musique écossaise écrite par Rózsa pour The Private Life Of Sherlock Holmes, en remplacement d’une valse jugée pas assez typique. Quoi qu’il en soit, cette version so scottish (même si exempte de cornemuse) est venue apporter une touche finale de bonne humeur à cette soirée que beaucoup n’oublieront pas. L’aspect quelque peu clairsemé de la salle est pourtant venu rappeler la viabilité relative d’une telle entreprise, tant il est difficile de rassembler dans une ville (où qu’elle se trouve mais surtout en Europe de l’Est) et à une date précise tous ceux qui le souhaiteraient.

 

À noter que des micros de qualité studio étaient installés, j’ignore pourquoi mais sait-on jamais… Après tout, une édition CD pourrait aider à rentabiliser ce concert (s’il ne l’a pas été), et l’activité de Tadlow Music est justement d’en produire ! Pour finir, louons une dernière fois l’engagement du chef et de son orchestre, qui ont su apporter à la musique de Rózsa à la fois le lyrisme nostalgique et le poids, l’autorité qui lui conviennent. En résumé, tout l’inverse de ce chef d’orchestre amateur de Budapest évoqué avec malice par Rózsa dans son autobiographie : « Il donnait un concert pour les notables de la ville, et durant l’entracte le représentant de l’orchestre le prit à part pour lui dire : « M. le Chef, l’orchestre aimerait avoir de la bière, s’il vous plait, et si nous ne l’obtenons pas nous jouerons la seconde partie (du concert) exactement comme vous la dirigez. » Ils ont eu la bière. »

 

La scène du Rudolfinum

David Lezeau
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