Après la baffe administrée de main de maître en 1999 par Titus, on ne pouvait qu’être impatient de découvrir la nouvelle collaboration à l’écran entre Elliot Goldenthal et la réalisatrice Julie Taymor. A l’admiration pour le travail du compositeur s’ajoute désormais celle pour son union cinématographique avec cette femme de théâtre, puisqu’au baptême du feu succède un deuxième film d’une richesse inouïe. Si l’Europe n’a pas ou peu entendu parler de Frida Kahlo, l’Amérique du Nord tient en haute estime cette artiste peintre mexicaine dont la biographie, écrite en 1983 par Hayden Herrera, a créé un engouement particulier. Un livre que Julie Taymor a adapté avec une passion toute aussi grande que celle de l’auteur. La réalisatrice nous fait adhérer à l’histoire de l’artiste, expose avec intelligence tous ses aspects et dresse finalement un portrait touchant, un pari délicat si l’on considère la popularité limitée du sujet. C’est avant tout de passion qu’il s’agit, puisque la vie de Frida Kahlo elle-même fût à différents niveaux une histoire de passions, les douleurs et les tumultes de la vie de l’artiste ayant souvent émaillé une existence consacrée à l’art, l’amour et la politique. Julie Taymor allie le lyrisme et l’intimité, et les projette sur l’écran en y injectant ses propres visions et interprétations, et Goldenthal combine technique et mélodie en entretenant un rapport inédit avec le travail de sa compagne pour le transcender et finir de mettre tous nos sens à contribution. Frida est une expérience à la fois émotionnelle, intellectuelle et sensorielle, un film dont les composantes nous sont expliquées par Elliot Goldenthal et Julie Taymor dans les deux entretiens qui suivent.
ELLIOT GOLDENTHAL
Comment considérez-vous la tradition dans la musique de film ?
La paresse se cache souvent derrière la tradition. Comme je l’ai déjà dit, chacun doit être honnête envers soi-même et imposer sa propre personnalité d’artiste. Personne n’est obligé de suivre une tradition.
Est-ce à dire que vous essayez de faire des choses totalement nouvelles ?
Dans le cinéma, je pense qu’il faut se laisser guider comme un bateau par le vent et les vagues. C’est important d’être sensible à ces éléments sans avoir d’idée préconçue de ce que l’on va créer pour les images du film.
Et comment voyez-vous la musique de film à cette heure ?
C’est un art très jeune puisqu’il atteint tout juste son centenaire. Et il y a toujours autant de réussites et d’échecs, comme dans l’art de la musique. C’est à dire que même si l’on considère les grands musiciens, on contate que 5% à 15% de leur travail valent vraiment quelque chose et que les 85% restants sont à oublier. Et c’est comme cela dans tous les domaines.
Ce pourcentage s’applique-t-il dans votre propre travail ?
Je crois que c’est pareil pour toute l’histoire de la musique. Mais il y a toujours des exceptions et je ne voudrais pas me comparer à d’autres musiciens.
Comment vous êtes-vous immergé dans la musique sud-américaine pour Frida ?
J’ai vécu toute ma vie à New-York, où il y a une très grande communauté latine qui apporte beaucoup de diversité. New-York est en quelque sorte une des capitales de l’Amérique de Sud. Quand on grandit avec une communauté, on apprend ses traditions, son histoire, sa culture, sa musique, et cette musique devient un peu la vôtre. Et même si ce n’était pas mon cas, il y a un certain devoir d’objectivité à accomplir. Quand on considère une autre culture que la sienne, comme l’a fait Georges Bizet pour la musique espagnole, on doit développer une certaine clarté. Je crois que ces deux réponses traduisent ce que je ressens à propos de cela. Mais vous savez, je suis allé très souvent à Mexico pendant trente ans et j’ai fini par acheter une maison là-bas. J’y vais en vacances tous les ans.
Pouvez-vous expliquer la structure de votre score. Y a-t-il une unité dans votre musique ?
Oui, il y a une unité mélodique. La structure est basée sur trois thèmes très différents qui se complètent. Le thème de Viva La Vida est joué au générique de début par un harmonica de verre. Le thème de Floating Bed intervient lors de la scène du flash-back au début du film. Et celui de Self-Portrait With Hair Down qui, comme les autres thèmes, revient plusieurs fois dans différentes variations avec des permutations, des répétitions modifiées. Finalement, le tout forme une espèce de valse associée à l’intimité. La cohésion et la structure de la musique tiennent dans son contenu mélodique, dans lequel il y a une unité des motifs qui sont répétés, développés et réorchestrés. Il y a une certaine structure dans l’orchestration pour la musique relative à Mexico, avec trois guitares, le guitarron, un dulcimer, un harmonica de verre et un accordéon. La musique relative à New-York est jouée par un grand orchestre avec beaucoup de cuivres comme le saxophone. D’un autre côté, nous avons accordé beaucoup d’importance aux interprétations de Lila Downs, Chavela Vargas et Caetano Veloso pour les chansons du film.
Julie Taymor a-t-elle utilisé une musique temporaire sur Frida comme elle l’avait fait sur Titus ?
Julie a bien compris combien il était difficile pour moi de travailler sur Titus. Elle a donc monté Frida sans aucune musique pour que je puisse créer toute la musique sans influence. Le problème de la musique temporaire est qu’elle aide les producteurs car ils peuvent voir un pré-montage complet du film avec de la musique, mais le compositeur a l’impression de répéter quelque chose qui fonctionne déjà et a du mal à rentrer dans le processus de création. Certains réalisateurs utilisent des musiques temporaires et font même le montage d’après elle, alors cela devient deux fois plus difficile de travailler car le rythme du montage est imposé et ne laisse pas de place à une autre musique. Mais cela fait deux fois que je travaille avec la monteuse Françoise Bonnot et nous collaborons de manière très proche, d’autant plus qu’elle faisait du montage de musique plus tôt dans sa carrière.
Thématiquement parlant, quelles sont les différences entre Titus et Frida ?
Titus a demandé beaucoup de musique. En tant qu’adaptation shakespearienne, il brasse de grands thèmes originaux et en opposition dans la condition humaine, comme l’empathie et l’envie. Frida se place à un niveau plus personnel, plus romantique et nostalgique. Ce sont des émotions tout à fait différentes.
Pensez-vous que les instruments du score de Frida forment la voix du personnage ?
Oui, le film est vraiment centré sur le personnage de Frida Kahlo. Elle a passé beaucoup de temps de sa vie dans son lit et je me suis mis à sa place: à force d’être seul coincé dans un lit, on n’a qu’une envie, c’est de parler avec quelqu’un, d’avoir une oreille pour se confesser. La musique est une espèce de personnage invisible à qui Frida pouvait confier ses pensées les plus intimes. Mais je voulais que ce personnage invisible donne aussi l’envie de sortir du lit et de profiter de la vie. La musique agit vraiment comme un personnage réel.
Nous savons au début du film que Frida va mourir.
Je pense que tout est lié au fait que Frida voulait être brûlée. Elle a tant souffert à cause de son corps qu’il était un véritable supplice. Les paroles de Benediction And Dream et Burn It Blue signifient qu’en brûlant son corps, elle pourrait enfin voler et être libre pour la première fois. Elle était enfermée et torturée depuis si longtemps qu’elle a décidé d’exécuter son corps en quelque sorte.
Pourquoi avez-vous utilisé le dulcimer et l’harmonica de verre ?
Le dulcimer est répandu dans beaucoup de cultures dans le monde. C’est un instrument très délicat qui apporte une certaine légèreté dans une orchestration. J’utilise très souvent l’harmonica de verre, dans mon ballet Othello également. Je trouve que c’est un instrument parfait pour produire un son fantomatique. Au début de Frida, dans Benediction And Dream, il incarne en quelque sorte le souvenir d’une mélodie, un thème que vous avez entendu il y a des années et que vous essayez de vous remémorer.
Pouvez-vous expliquer la conception de La Calavera, entre votre style personnel et le folklore ?
Ce morceau est lié à une scène d’animation, un rêve que fait Frida lorsqu’elle est inconsciente. Un quartet de cordes joue de façon très rythmique car je voulais que l’orchestration soit acérée. J’ai écrit des séquences aux rythmes irréguliers avec des guitares mexicaines, mais jouées telles que l’on n’entend pas habituellement dans le style mexicain. J’ai essayé de faire quelque chose d’inédit dans le sens où c’est un mélange de styles et où les instruments folkloriques sont joués de manière sophistiquée.
Vous écrivez parfois la musique des chansons pour certains films. Aimez-vous cet exercice ?
Je pense que c’est important, si le réalisateur ou les producteurs veulent une chanson, d’en établir les bases avant de l’écrire. Il faut choisir les motifs par rapport au score pour qu’il y ait un lien entre les deux éléments. Pour Burn It Blue, nous avons longtemps hésité entre plusieurs mélodies avant de choisir. Il faut que ce soit justifié et il y a vraiment quelque chose d’organique dans ce cas.
Burn It Blue et Dream Baby (du film In Dreams) ne se ressemblent-elles pas ?
Je crois que c’est une coïncidence. Vous savez, on travaille parfois avec les mêmes ingrédients et il arrive que deux sauces différentes aient un peu le même goût. Et si on considère les opéras de Mozart ou de Wagner, on s’aperçoit qu’il y a une continuité dans la psychologie, les émotions et la musique. Quand Mozart traite du sentiment de compassion par exemple, les motifs musicaux sont similaires, et cela tout au long de sa carrière. Il en va de même pour Wagner qui a sa propre traduction des sentiments. C’est la même chose chez moi car mes approches peuvent être similaires quand les mots me parlent de la même manière.
Avec le recul, que pensez-vous de votre musique pour Pet Sematary (Simetierre) ?
Le film et la musique sont efficaces au regard du budget qui nous était accordé. Je n’aime pas l’enregistrement de la musique. Je crois qu’elle serait meilleure si elle était enregistrée avec un meilleur orchestre, dans un meilleur studio et avec un meilleur mixeur. Mais il y a quelques belles choses. Vous savez, j’ai eu la chance de pouvoir travailler sur une telle musique car elle m’a permis de faire des expérimentations. Ce n’était pourtant que mon premier ou deuxième film et généralement les producteurs n’aiment pas trop que l’on expérimente sur une adaptation aussi connue. J’étais chanceux dans ce cas-là. J’ai travaillé sur Drugstore Cowboy immédiatement après et je me suis senti très bien dans ce style de musique.
Aimeriez-vous explorer plus la musique ethnique ?
Quand je me réveille dans la ville de New-York, mes journées sont emplies de toutes les musiques du monde. En fait, l’idée et le mot « ethnique » me semblent étranges et je ne comprends pas bien ce que cela veut dire. Toutes les musiques que l’on entend finissent par faire partie de soi. Un journaliste avait demandé à Louis Armstrong s’il faisait de la musique folklorique et il lui a répondu « Je n’ai jamais entendu de chevaux galoper sur ma musique ». Quand on me demande si ma musique est authentique, je réponds qu’elle me correspond tout à fait et qu’elle est mienne. Vous savez, je ne me sens pas concerné par les frontières que les politiciens et l’histoire ont mises sur cette planète. Je pense que la musique est quelque chose que l’on partage tous.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je me consacre entièrement à mon opéra, Grendel, qui sera présenté en 2006 à Los Angeles, à New-York et peut-être à Vienne. Je ne ferai rien d’autre cette année parce que je dois terminer l’écriture en 2004, afin que les interprètes et le metteur en scène puissent travailler correctement dessus avant la présentation.
Sera-t-il mis en scène par Julie Taymor ?
Je l’espère. Le choix des producteurs s’est porté sur elle jusqu’à présent.
Entretien réalisé en avril 2003 par Sébastien Falens
Transcription & traduction : Sébastien Faelens
Remerciements particuliers à Sophie Bataille (Le Public Système Cinéma), Axel Cléman (Universal Music) et Monique Ward (Ronni Chasen Company)