Interview With The Vampire (Elliot Goldenthal)

Les anges aux figures sales

Décryptages Express • Publié le 09/10/2017 par

INTERVIEW WITH THE VAMPIRE (1994)Interview With The Vampire
Réalisateur : Neil Jordan
Compositeur : Elliot Goldenthal
Séquence décryptée : Claudia’s Allegro Agitato (0:51:20 – 0:54:05)
Éditeur : Geffen

 

Ils nous regardent passer dans nos éphémères transports de chair, méprisant la brièveté de nos vies, mais jalousant la naïve innocence avec laquelle nous vivons, sous leurs yeux cachés, des passions dont ils sont depuis longtemps lassés. Envieux de notre appétit de vivre qui est devenu pour eux un bestial besoin de survivre, les vampires habitent une éternité dont ils sont les seuls à pouvoir prendre la mesure. Né dans la croyance populaire, leur mythe est figé par la littérature autour de la figure de Dracula, point cardinal de toutes les variations à venir. Mais c’est au cinéma que les buveurs de sang semblaient destinés avant même son invention : ne sont-ils pas en effet l’incarnation parfaite d’un art vivant et mort à la fois, transformant l’instant en éternité, tétanisant les spectateurs qui s’abandonnent à lui avec ravissement, se repaissant de leurs émotions tout en en donnant une image froide et figée ? Créateur paradoxal, traversé des aspirations les plus contraires, Elliot Goldenthal pourrait-être lui-même être une de ces ombrageuses créatures de la nuit.

 

« C’est figé à un moment, et pour toujours (…) ça restera pareil même après que vous soyez mort. » (1) Ces mots du compositeur, à propos de l’écriture pour le cinéma, définiraient tout aussi bien l’origine des tourments des monstres de Interview With The Vampire. Une souffrance qui provoque finalement la rage de Claudia, gamine des rues devenue orpheline quand la peste emporte sa mère. D’évidence condamnée à la même fin, la fatalité de son sort soulage suffisamment la conscience de Louis, le vampire qui ne peut se résoudre à mordre des humains, pour qu’il se laisse aller à la vider de son sang en se berçant de l’illusion que c’est par charité. Piégée à jamais dans un corps d’enfant, Claudia grandit et son âme reste prisonnière d’une apparence en laquelle elle se reconnaît chaque jour un peu moins. Pour grotesque qu’elle soit, la famille qu’elle forme avec ses « parents » vampires va bientôt être le théâtre de sa crise existentielle, qui par la force des choses prend toutes les apparences d’un coup de colère enfantin. Une dispute qui éclate justement le jour de son anniversaire, alors que Lestat, à qui elle doit sa naissance au monde des ténèbres, lui offre une poupée de trop. Hors d’elle, Claudia entreprend de mettre sens dessus dessous sa literie en jetant par-dessus bord les cadeaux de Lestat.

 

Claudia (Kirsten Dunst)

 

Un éclat repris par Goldenthal qui, en matière d’écriture orchestrale, en a fait une de ses marques de fabrique, en faisant ici déraper sans sommation dans nos tympans une glissade de cordes bien stridente. Capable de donner à l’orchestre une puissance unique, le compositeur ne s’embarrasse pas de subtilités. Sa prédilection pour les bordées de cuivres se manifeste à la fin de la scène. Elles viennent ponctuer le final de cet allegro agitato, comme autant de claques aussi imprévisibles que cuisantes, synchrones des coups de ciseaux par lesquels la fillette lacère les joues de Lestat. A la fois empathique et ironique, Goldenthal s’amuse même à souligner à l’unisson le cri de la petite vampire devant sa glace en le fondant dans une note de violon. Ce mélange de distance et de grandiloquence est aussi typique du réalisateur Neil Jordan. Que ce soit au hasard du renvoi de George Fenton, son compositeur d’élection, qu’il rencontre Goldenthal n’enlève rien à l’évidence de leur communauté de sensibilité. Cinéaste comme musicien préfèrent l’emphase à la suggestion, se plaisent à exalter les passions les plus viscérales en les exacerbant jusqu’à flirter avec la caricature. Il y a quelque chose de carnavalesque dans ces excès, et si la dernière partie du film met en scène une troupe de comédiens plus proches du Grand-Guignol que de l’avant-garde, la chambre de Claudia est déjà un petit théâtre des passions.

 

Réputé cérébral, Goldenthal privilégie d’ailleurs sa relation avec le milieu dramatique à ses aventures à Hollywood, où il affichera régulièrement le plus souverain mépris pour les films qu’il illustre avant de déserter presque entièrement le monde du cinéma à partir de 2005. Paradoxe encore, cette haute idée de son art ne l’empêche pas, cela-dit, de travailler sur Demolition Man, Batman Forever, ou S.W.A.T, un navet pour lequel il imagine une pièce stupéfiante, Bullet Frenzy. De ses choix de carrière à sa musique, tout Goldenthal est là, dans la recherche de ce fracas des contraires. On peut même y voir une forme de romantisme étonnant, puisqu’il s’exprime par des outils musicaux hérités des compositeurs modernistes comme Xenakis ou Corigliano, sans doute celui qui l’influence le plus. Cette tension est évidemment au fondement de sa musique et s’y traduit par une alternance de moments mélodiques presque diaphanes – les emprunts fréquents à la liturgie vocale, le libera me des enterrements catholiques, pour Interview With The Vampire – et de percées presque bruitistes, les grondements de cuivres et les frottements des violoncelles qui soulignent ici la révolte intérieure de Claudia contre son destin. Compositeur complexe et explorateur des contradictions les plus profondes, ordonnateur des grands écarts symphoniques les plus radicaux, Goldenthal ne pouvait trouver meilleur masque à porter que celui de cette petite fille angélique, perdue entre spleen et idéal, entre l’aspiration au paradis et la certitude d’être condamnée à l’enfer. Le visage de toute la frustration et la rage de se savoir dans un purgatoire sans fin.

 

(1) « In a movie, it’s set, it’s set now and it’s set forever, since once you film it and once it’s edited and once it’s completely final-cut and once the music’s added, that’s the end, and even after you’ve died it’s gonna stay the same. » Elliot Goldenthal, entretien avec Scott Feinberg, Billboard.Com, 6 juin 2015.

 

Pierre Braillon
Les derniers articles par Pierre Braillon (tout voir)