UnderScores se propose de dessiner dans cette série les portraits de 50 maîtres de la musique de film, de la glorieuse génération des compositeurs hollywoodiens du passé à ceux d’une époque plus récente, sans négliger les grandes figures de la nouvelle vague européenne. Bien sûr, c’est aussi l’occasion d’aborder des personnalités plus atypiques, loin du feu des projecteurs, mais qui se révèlent tout aussi indispensables.
« C’était un type formidable. »
Lalo Schifrin
« Georges Delerue possédait une qualité rare : l’art de transfigurer le travail du cinéaste. Si votre scène comique n’était pas aussi amusante que prévue, Georges la rendait plus drôle. Si vous vouliez du soleil et que vous aviez la pluie, il faisait briller le soleil. Seuls Dieu et Georges Delerue peuvent accomplir ce type de miracle ! »
Ken Russell
Delerue débute sa carrière de musicien de l’image à une période de renouveau cinématographique incarnée par François Truffaut, Jean-Luc Godard et Philippe de Broca. Il laisse derrière lui une œuvre monumentale, tant dans le domaine de la musique de film (cinéma et télévision) que dans le répertoire classique. Comédie, drame, film social ou romantique, rien n’échappe à la baguette du compositeur. Son style peut-être tour à tour dramatique, porté par des cordes brahmsiennes ou par l’utilisation d’une cithare esseulée, mais aussi léger et aérien par la mise en avant d’instruments comme le violon, la harpe et la flûte. Le chœur est aussi un élément important dans son langage musical. En toute modestie, il se place d’abord au service du scénario et de la mise en scène.
Physiquement, au premier abord, Delerue avait une grosse tête, au visage très expressif avec un côté un peu rustre et trapu, dû à un grave accident de travail à la colonne vertébrale, qui stoppera sa croissance à ce moment-là. Il venait du Nord et ressemblait aux paysans flamands des peintures de Bruegel. Il est né en 1925 à Roubaix, une ville aux briques rouges, marquée par l’industrie du textile et du charbonnage. Sa famille est modeste, mais la tradition musicale est très présente. Son grand-père dirige une chorale et sa mère aime chanter des airs connus d’opéra. Sa seule perspective musicale à l’époque est d’intégrer la fanfare de son quartier. Pendant l’occupation, il devient apprenti métallurgiste dans une fabrique de limes. Parallèlement, il apprend le solfège et entre au conservatoire de Roubaix. Il se forme au piano et en culture musicale, puis intègre le conservatoire de Paris. Pour subvenir à ses besoins, il joue dans des mariages comme dans des pianos-bars parisiens. Très cinéphile, il remarque à l’écran les compositions de Maurice Jaubert, Henri Sauget, Arthur Honegger, Franz Waxman et surtout Sergei Prokofiev pour Alexandre Nevski, qui lui fait entrevoir les possibilités expressives de la musique de film.
Élève et disciple dans la classe de Darius Milhaud, celui-ci voit en lui un compositeur doué pour le spectacle. Il le pousse à s’intéresser au monde du théâtre et du cinéma, et lui propose même la direction de la musique de scène pour Shéhérazade, réalisé par Jean Vilar pour le deuxième festival d’Avignon. Ce dernier est convaincu par le talent de Georges et lui confie la musique de La Mort de Danton. Ils collaborent à nouveau sur cinq pièces dont Le Cid. Ainsi commence une riche carrière de musicien de scène pour le festival d’Avignon, les arènes de Nîmes, la Comédie Française et le T.N.P. (Théâtre National Populaire). De leur collaboration pour le théâtre naîtront, en 1952, le spectacle musical Le Chevalier de Neige, qui obtiendra un joli succès. En cette même année, il se rapproche du cinéma par le biais du compositeur Jean Marion, pour qui il travaille en tant qu’arrangeur. Il intègre ensuite le Club d’Essai de la RTF (Radiodiffusion Télévision Française) en tant que compositeur et chef d’orchestre. Au début, il gagne laborieusement sa vie grâce à divers travaux publicitaires et illustrations musicales pour les actualités cinématographiques. Mais tous ces modestes travaux permettent de le former rapidement au métier de compositeur de l’image. En 1953, on lui doit l’accompagnement improvisé au piano des films muets de René Clair Un Chapeau de Paille d’Italie et Les Deux Timides. Deux ans après, il dirige la musique d’Hanns Eisler pour le documentaire Nuit et Brouillard d’Alain Resnais.
Entre 1956 et 1960, Delerue évolue dans le sillage de la bande des Cahiers du Cinéma, participant à un grand nombre de musiques de courts-métrages (une soixantaine), parmi lesquels on remarque L’Opéra Mouffe (1958) d’Agnès Varda et La Première Nuit (1958) de Georges Franju. Une histoire onirique, sans paroles, des amours de deux enfants perdus dans le métro parisien. Le style orchestral néo-classique de Delerue s’affirme déjà, marqué par un héritage musical bien français, un sens des couleurs et de l’atmosphère, en particulier dans l’utilisation des Ondes Martenot, que l’on retrouve dans certaines compositions d’Arthur Honegger, Jacques Ibert ou Henri Dutilleux pour le cinéma. En 1959, Le Bel Âge de Pierre Kast sera l’un de ses tout premiers longs-métrages comme compositeur. C’est en tant que chef d’orchestre qu’il est engagé par Alain Resnais pour écrire la valse du Café du Fleuve de son film Hiroshima mon Amour (1959). Un air crève-cœur qui fait dire au personnage d’Emmanuelle Riva : « Ah que j’ai été jeune un jour ! » Delerue va très vite devenir le spécialiste de cette forme musicale populaire. On retrouve notamment un rythme de valse sur la célèbre chanson Trois Petites Notes de Musique chantée par Cora Vaucaire dans Une Aussi Longue Absence (1961) d’Henri Colpi. Une mélodie devenue aujourd’hui plus célèbre que le film lui-même et qui est reprise en 1983, sur une scène du film L’Été Meurtrier, dans une interprétation d’Yves Montand. En 1970, il récidive avec Henri Colpi dans la chansonnette à la française sur Heureux Qui Comme Ulysse, interprété par Georges Brassens.
Pour Georges Delerue débute alors le parcours classique d’un musicien filmique. En 1959, avec Les Jeux de l’Amour, qu’il considère comme son vrai premier film de cinéma, il démarre une collaboration riche et fructueuse avec Philippe de Broca. Une association emblématique du ton nouveau qui gouverne les rapports entre compositeurs et metteurs en scène au moment de l’avènement de la Nouvelle Vague. Ceux-ci apparaissent dès lors fondés sur un plus grand dialogue et une longévité des collaborations. De Broca l’engage après avoir remarqué sa musique sur le spot-publicitaire Opéra-Bœuf, d’Henri Colpi, dans lequel des vaches folles dansent sur un rythme de french-cancan. Le mélange d’humour, de poésie et d’action qui caractérise son cinéma va alors trouver une magnifique complicité avec le style musical vif, enlevé et raffiné de Delerue. Pour le générique des Jeux de l’Amour, il compose une valse guillerette élégante, avec un arrière-goût de tristesse. Un trait caractéristique chez le musicien, où la clarté de l’écriture, sa simplicité apparente, camoufle des sentiments fragiles, d’une grande profondeur émotionnelle. L’essai sera confirmé par la splendide suite écrite deux ans plus tard pour L’Amant de Cinq Jours (1961) qui s’inscrit dans le sillage des musiques de Maurice Jarre écrites pour Georges Franju. Cinq ans plus tard, avec Le Roi de Cœur, film atypique se déroulant dans un asile d’aliénés, Delerue retrouve ce style si singulier et attachant, entre légèreté burlesque et poésie lyrique. En France, le film est un bide, mais il rencontre curieusement un certain succès d’estime à l’étranger, et retient l’attention des producteurs américains sur le nom de Delerue.
En 1962, le film d’aventures Cartouche (1962), aussi réalisé par De Broca, vient revitaliser le film de cape et d’épée hexagonal. Pour imposer son jeune poulain, le réalisateur dut batailler ferme contre le producteur Alexandre Mnouchkine, qui lui suggérait des vétérans comme Georges Van Parys ou Paul Misraki. La partition aborde la musique baroque française avec un générique trompettatoire tonitruant, et un très beau thème romantique pour cordes, harpe et hautbois. À partir de là, Mnouchkine n’a plus juré que par Delerue. L’Homme de Rio (1963) oscille entre partition symphonique à suspense et rythmes traditionnels, avec une fracassante batucada en générique de début, tandis que Les Tribulations d’un Chinois en Chine (1965) explore avec délice le registre pentatonique de la gamme orientale. On peut dès lors considérer que ses premières musiques de film pour De Broca marquent le coup d’envoi de son exceptionnelle carrière.
En 1960, le thème au piano-bastringue volontairement désaccordé de Tirez sur le Pianiste scelle la rencontre entre le roubaisien et François Truffaut. Aucun compositeur ne souhaite faire la musique, trouvant l’histoire trop décousue. Seul Delerue relève le défi, en faisant remarquer au cinéaste que son film lui rappelait la fantaisie des romans de Raymond Queneau. Pour cette œuvre policière singulière, il a opté pour une couleur jazzy et un ton ironique, s’accordant avec la dimension parodique de l’intrigue. Si le jazz n’est pas tellement sa spécialité, Delerue l’utilise avec talent sur quelques polars comme Du Grabuge chez les Veuves (1963) de Jacques Poitrenaud, obscure comédie policière traversée par un blues et une voix féminine lancinante. Sa veine orchestrale et lyrique pointe également sur des films comme Classe Tous Risques (1960) de Claude Sautet et L’Aîné des Ferchaux (1963) de Jean-Pierre Melville. Avec Le Conformiste (1970) de Bernardo Bertolucci, il nous fait plonger dans la nostalgie d’une époque révolue avec sa tonifiante valse pour bois et cuivres. Côté comédie, on notera aussi son excellente utilisation du saxophone baryton dans Le Corniaud : un thème à la fois grotesque et inquiétant qui accompagne les apparitions des gangsters à la poursuite de la luxueuse Cadillac conduite par Bourvil. En 1976, il signe une partition de jazz burlesque, en compagnie du contrebassiste (et accessoirement chanteur) Slam Stewart, sur l’excentrique Calmos de Bertrand Blier. Delerue délivre également une composition sensuelle pour cordes et saxophone alto sur le générique d’ouverture du film raté de Francis Girod, Descente aux Enfers (1986). Peut-être le moment le plus émouvant du film.
La musique du Jules et Jim (1961) de Truffaut reste avant tout célèbre pour sa chanson Le Tourbillon de la Vie, écrite par Cyrus Bassiak, mais la contribution de Georges Delerue n’est pas en reste. On retiendra tout particulièrement le thème des Vacances, une valse virevoltante, joyeuse et entraînante dans l’esprit du Paris de la Belle Époque, qui accompagne le trio d’acteur Jeanne Moreau, Oskar Werner et Henri Serre. La Peau Douce (1964) est une partition mélancolique, toute en finesse, qui annonce le versant romanesque de l’œuvre à venir de Truffaut. Mais c’est probablement la musique du générique de La Nuit Américaine (1973) qui restera ancrée dans la mémoire des spectateurs. Un thème enlevé pour trompette et cordes virevoltantes qui emprunte son style Grand Siècle à la fois à Bach et au Gloria de Vivaldi. À travers ses films, Delerue s’est d’ailleurs révélé un très bon repriseur de thèmes classiques. On peut par exemple noter sa relecture des symphonies de Mozart dans Préparez vos Mouchoirs de Bertrand Blier et son arrangement du concerto pour Luth de Vivaldi dans A Little Romance (I Love You Je t’Aime – 1979) de George Roy Hill.
En 1963, il collabore avec Jean-Luc Godard pour l’un de ses films les plus célèbres, Le Mépris, et compose près de quinze minutes de musique, une partition avec beaucoup de cordes, soutenue par quelques bois, un cor, et une harpe. Godard tombe littéralement amoureux du thème principal et l’utilise à de nombreuses reprises sur l’ensemble du film. Delerue lui-même sera le premier surpris de la surutilisation de sa musique. Ce qui n’aurait pu être qu’une simple trame sonore devient bientôt une allégorie de l’amour perdu, sublimée par la répétition du thème de Camille, qui avance par vagues, et rassemble à la fois la froideur romantique de Mahler et de Bruckner conjuguée au lyrisme harmonique de Jean-Sébastien Bach. En 1995, pour accompagner la crise conjugale du couple Sharon Stone – Robert De Niro, Martin Scorsese rendra hommage au film et à la musique en reprenant le thème de Delerue dans l’opulent Casino.
Parmi les jeunes cinéastes français que Georges Delerue a croisés au début de sa carrière, on compte aussi Maurice Pialat. Sur le court-métrage documentaire L’Amour Existe (1961), le compositeur démontre tout particulièrement son habileté à émouvoir avec un matériel musical réduit. Il y a aussi le singulier Alain Cavalier, réalisateur du très bon L’Insoumis (1964), l’histoire d’un jeune déserteur (Alain Delon) durant la guerre d’Algérie, qui se retrouve en partie lié à l’OAS. Delerue a choisi de mettre la mort au même niveau que le personnage en faisant intervenir un thème funèbre pour cordes lorsque Delon sait qu’il va mourir. Le morceau prend toute sa dimension tragique sur la scène finale, troublante d’intensité, lorsqu’il retrouve sa fille pour la dernière fois. Trois ans après, sur le film de guerre dramatique The 25th Hour (La 25ème Heure – 1967), d’Henri Verneuil, il réutilise cette même atmosphère de désolation, dans une ample partition pour orchestre symphonique, cymbalum et chœur masculin. La même année sort Mona l’Étoile Sans Nom d’Henri Colpi, dans lequel Delerue va pour la première fois mettre au point une combinaison orchestrale qui va devenir l’une de ses formules fétiches pendant des années : l’utilisation d’une cithare autrichienne, qui semble comme flotter sur des nappes de cordes. Cette formule, Delerue va la décliner, voire en abuser sur un grand nombre de films importants, comme Les Deux Anglaises et le Continent (1971) de François Truffaut, The Day Of The Dolphin (Le Jour du Dauphin – 1973) de Mike Nichols ou encore sur le thème générique envoûtant de la mini-série Les Visiteurs (1980) de Michel Wyn. Ici, l’instrument, confié à la grande spécialiste Monique Rollin, apporte une réelle touche de mystère.
Delerue est aussi l’un des grands noms du cinéma à se prêter avec plaisir à des séries télévisées. Même sur petit écran, il voit grand, en ayant fréquemment recours à des orchestrations luxuriantes nourries de son amour pour le lyrisme. Sa grande spécialité reste avant tout la série historique comme Thibaud ou les Croisades (1968) d’Henri Colpi et Joseph Drimal, Jacquou le Croquant (1969) de Stellio Lorenzi, Les Rois Maudits (1972) de Claude Barma, Splendeurs et Misères des Courtisanes (1975) de Maurice Cazeneuve, ou encore Lancelot du Lac (1970) de Claude Santelli, un téléfilm ambitieux, inspiré du poème de Chrétien de Troyes, où la musique de Delerue pour voix et orchestre entraîne le spectateur dans un monde médiéval légendaire, à la lisière du fantastique. En 1981, avec La Chute de la Maison Usher d’Alexandre Astruc, extrait de la mini-série des Histoires Extraordinaires, Delerue fera une incursion intéressante dans le romantisme gothique en composant un thème élégant pour cordes et piano d’inspiration baroque.
De plus en plus sollicité à l’étranger, Delerue commence à composer pour le cinéma anglais. C’est d’abord l’excentrique Ken Russell, grand passionné de musique, qui fut le premier réalisateur étranger à s’intéresser à lui. Il l’invite à participer à French Dressing (1964), qui rend hommage à l’univers poético-burlesque de Jacques Tati. Le film n’est pas bon et Tati lui-même n’apprécia que les cinq premières minutes. Il permet néanmoins au compositeur de se faire connaître dans le milieu et d’enchaîner avec plusieurs films intéressants, comme Rapture (La Fleur de l’Âge – 1965) de John Guillermin et Our Mother’s House (Chaque Soir à Neuf Heures – 1967) de Jack Clayton : deux films psychologiques assez sombres liés à la perte de l’enfance, où Delerue se montre très à l’aise pour passer du lyrisme le plus sensible au registre le plus grave. Interlude (1968) de Kevin Billington est plus décevant dans sa réalisation, mais comporte un thème principal splendide pour cordes et cithare qui sera notamment popularisé pendant plusieurs années par l’émission de radio Eve Raconte, diffusée sur France Inter. Avec Don’t Shoot The Composer (1966), Ken Russell consacre un documentaire-portrait assez fantasque sur Delerue, dans lequel il interprète lui-même son propre rôle. Ils se retrouvent trois ans après sur Women In Love (Love – 1969), un film à l’esthétique splendide, qui raconte l’histoire d’un quatuor amoureux confronté violemment à la liberté sexuelle. L’ombre de Béla Bartók plane sur cette musique souvent âpre et rugueuse qui permet à Delerue d’affiner encore son goût pour les thèmes tourmentés aux cordes. Hollywood commence aussi à s’intéresser à lui et parmi ses premières réussites outre-Atlantique, on peut noter A Walk With Love And Death (Promenade avec l’Amour et la Mort – 1969) de John Huston, qui revisite les harmonies médiévales de la période de la Guerre de Cent Ans, et The Horsemen (Les Cavaliers – 1971) de John Frankenheimer, une partition héroïque bénéficiant d’une splendide utilisation du chœur masculin.
L’œuvre du compositeur est aussi beaucoup plus protéiforme que l’on pourrait croire au premier abord. Il y a ainsi une facette plus sombre à la limite de la musique expérimentale qui transparait dans certaines de ses partitions. Pour Quelque part Quelqu’un (1972) de Yannick Bellon, il compose une partition perturbante et angoissée, très éloignée de son image de mélodiste, une musique proche de l’esthétique spectrale, qui commence par des chuchotements et s’amplifie durant le générique. À l’image d’un film éclaté et abstrait qui parle de la solitude urbaine. Comme la réalisatrice n’avait pas les moyens de se payer un orchestre, Delerue s’est lui-même chargé généreusement de financer le coût de la musique. Le chœur étrange étant constitué par les acteurs et les membres de l’équipe du tournage. Avec L’Important c’est d’Aimer (1975) d’Andrzej Zulawski, Delerue révèle une certaine violence lyrique qui peut aller jusqu’à la stridence harmonique dans un style proche des compositions de Bernard Herrmann.
Sur le polar melvillien Police Python 357 (1976), le réalisateur Alain Corneau lui fait écouter les madrigaux de Monteverdi et la symphonie pour orgue de Camille Saint-Saëns pour qu’il s’imprègne de la coloration musicale du film. En mélangeant des discordances harmoniques à des voix sépulcrales, il va composer un générique inattendu pour un polar d’une réelle modernité, assez proche dans l’esprit du THX 1138 de Lalo Schifrin. Là aussi, la partition tranche avec l’image lumineuse et rappelle assez l’esthétique avant-gardiste den György Ligeti ou d’Antoine Duhamel. Avec Garde à Vue (1981), l’excellent polar psychologique de Claude Miller, Delerue compose un simple thème musical, une sorte de valse de manège associée à l’enfance, pour orgue de Barbarie, flûtes à bec, célesta et glockenspiel. À travers ce motif principal innocent, qui devient presque ambigu par effet de répétition, il dresse le portrait d’une fillette assassinée que l’on ne fera qu’entrapercevoir l’espace de rapides flash-backs, sans jamais entendre sa voix.
Séduit par le confort des grands studios américains, qui allouent aux compositeurs beaucoup plus de moyens et de musiciens qu’en France, Delerue tente l’aventure aux USA. Celui qui logeait alors au début des années soixante dans un petit studio deux pièces à Pigalle se retrouve maintenant dans une clinquante villa de Los Angeles avec piscine. De sensibilité typiquement française, il résiste à la vogue des synthés, qui commencent à faire fureur au début des années 80, et écrit exclusivement pour l’orchestre. Composant notamment pour Mike Nichols, Fred Zinnemann et Bruce Beresford avec lequel il noue une collaboration fidèle à partir de Crimes Of The Heart (Crimes du Cœur – 1986), sa carrière américaine fut cependant quelque peu en demi-teinte. L’une de ses plus belles réussites, Something Wicked This Way Comes (La Foire des Ténèbres – 1983), réalisé par son ami Jack Clayton, mais produit par Walt Disney, est ironiquement une partition qui fut rejetée car jugée trop effrayante par le studio. Sa consolation viendra de l’attitude d’amis compositeurs venus lui dire : « Écoute, maintenant tu fais partie du club des grands compositeurs hollywoodiens, parce qu’il n’y en a pas un de nous qui ne soit auparavant passé par là ! » Delerue retrouve pour ce film la veine mystérieuse de sa composition pour Malpertuis (1972) d’Harry Kümel, mais dans une orchestration plus élaborée. L’utilisation d’un limonaire faussement enjoué, d’un harmonica de verre et d’un chœur inquiétant à bouche fermée viennent enrichir les couleurs d’une musique gothique et raffinée à souhait. De sa période américaine, on peut également relever Sanglantes Confessions (True Confessions – 1981) d’Ulu Grosbard, qui possède de très beaux passages pour flûte solo, et le diaphane Agnes Of God (Agnès de Dieu – 1985) de Norman Jewison, une partition symphonique au lyrisme profond et à la beauté quasi mystique où les cordes de l’orchestre de Toronto se mêlent harmonieusement aux voix des Elmer Isle Singers.
Salvador (1986) d’Oliver Stone fait également partie des meilleurs musiques de sa période américaine. Dès le générique d’ouverture, Delerue, délivre une partition puissante, soutenue par des percussions martiales et des cordes stravinskiennes, pour dépeindre la violence de la guerre civile au Salvador. En contrepoint, il illustre la relation amoureuse entre le reporter-photo (James Woods) et sa petite amie María (Elpidia Carrillo) par un thème romantique magnifique pour guitare et cordes inspiré du folklore salvadorien. L’année suivante, il retrouve le cinéaste sur le film de guerre Platoon (1987), premier volet d’une trilogie consacrée à la guerre du Vietnam. Oliver Stone lui demande d’écrire un thème principal inspiré de l’Adagio de Samuel Barber. Un mouvement symphonique pour cordes, à la tonalité tragique, pas si éloigné du style du compositeur mais qui fonctionne tellement bien sur les images du film que la composition initiale de Delerue en sera définitivement écartée. En 1988, avec le film franco-américain To Kill A Priest (Le Complot) d’Agnieszka Holland, Delerue se paye la participation de la folk-songwriter Joan Baez qui interprète The Crime Of Cain de sa voix ample et puissante (même si elle commence à accuser le poids des années). Une chanson soutenue par un chœur et un orchestre aux accents épiques.
Parallèlement à sa carrière américaine, Georges Delerue continue de composer pour le cinéma français. On lui doit notamment un beau thème lyrique pour violon avec La Passante du Sans-Souci (1982) de Jacques Rouffio. Il collabore toujours régulièrement avec son vieux complice Philippe de Broca dont on peut retenir la superbe chanson Face To face, chantée par l’actrice Vivian Reed dans L’Africain (1983). En 1986, Delerue effectue un gros travail de composition en élaborant une nouvelle partition de plus de deux heures pour le Casanova d’Alexandre Volkoff : un film muet franco-allemand de 1927 exhumé par l’Université de Californie de Los Angeles et la Cinémathèque de Paris. Interprété par un ensemble de quinze instrumentistes, le résultat, souvent léger et harmonieux, s’apparente à un ballet-bouffe d’époque et reste tout à fait honorable, à défaut d’être original. Chouans ! (1988), son dernier film avec De Broca, est porté par un splendide thème principal romanesque qui amplifie la portée dramatique du film. Deux ans après, Delerue se frotte une nouvelle fois à la musique épique révolutionnaire avec le dyptique La Révolution Française (1989) de Robert Enrico et Richard T. Heffron. La cantatrice américaine Jessye Norman traverse même l’Atlantique pour prêter sa voix à un Hymme à la Liberté assez lourdingue, écrit et composé par Delerue tout spécialement à cette occasion. Un thème nettement plus convaincant dans sa version pour chœur et orchestre. On sent peut-être aussi une certaine lassitude du compositeur à se frotter une nouvelle fois au film de genre historique.
Delerue termine sa carrière avec deux magnifiques compositions : les quatre mouvements symphoniques Stellaire, de la série documentaire, Tours du Monde, Tours du Ciel (1991) de Robert Pansard-Besson, qui font écho à ce qu’il offrit naguère au Mépris de Jean-Luc Godard ; et le déchirant Concerto de l’Adieu, pour violon et orchestre, composé en 1992 pour le film Diên Biên Phu de Pierre Schoendoerffer. Malheureusement, le rythme frénétique hollywoodien aura probablement eu raison de sa santé. Le compositeur ne se ménageait pas et travaillait inlassablement depuis dix ans pratiquement tous les jours, dimanche et jours fériés compris. Peu avant sa mort, il devait encore écrire la partition du Germinal de Claude Berri. C’eût été un beau retour aux sources pour le compositeur, lui-même originaire du Nord et ayant exercé la fonction de mineur (même si le film de Berri se révèle au fond assez décevant).
La riche activité de Georges Delerue ne s’est pas limitée pour autant à la musique de film. Il est aussi l’auteur de plusieurs partitions concertantes, de musiques de chambre, de ballets et de spectacles sons et lumières, comme le Temple de Louxor et la Cinescénie du Puy du Fou. On lui doit aussi le fameux générique de l’émission de Jacques Chancel Radioscopie.
À lire : Georges Delerue, Une Vie, par Frédéric Gimello-Mesplomb.
À voir : Bandes Originales : Georges Delerue, documentaire de Pacale Cuenot.
À écouter : Le Cinéma de Philippe de Broca, Police Python 357 / L’Important, c’est d’Aimer, et Le Mépris, tous dans la collection Écoutez le Cinéma !