Medal Of Honor (Michael Giacchino)

Quand l'orchestre joue le jeu #6 : Tombé au chant d'honneur

Disques • Publié le 25/11/2022 par

Entre l’âge des premiers pixels et celui des prouesses des nano-circuits ultra-modernes, il fut un temps où des producteurs fous confiaient la musique de leurs jeux vidéo à des compositeurs en mettant à leur disposition des moyens conséquents. Ainsi, pour les besoins du jeu, la musique était interprétée par un ensemble de vrais musiciens, allant même parfois jusqu’à l’emploi d’un orchestre symphonique au grand complet et de chœurs imposants. Laissez-moi vous narrer ces jours de grandes aventures.

MEDAL OF HONOR (1999)
MEDAL OF HONOR
Compositeur :
Michael Giacchino
Durée : 72:57 | 20 pistes
Éditeur : DreamWorks Interactive / La-La Land Records

 

5 out of 5 stars

En 1993, Steven Spielberg, jusque-là encore considéré de manière quelque peu condescendante par beaucoup de professionnels et de critiques de cinéma comme un réalisateur de pur divertissement, se voit décerner l’Oscar du meilleur réalisateur pour Schindler’s List (La Liste de Schindler). Ceux qui avaient remarqué, depuis déjà bien longtemps, que Steven Spielberg était beaucoup plus qu’un simple « pop-corn director », animé d’obsessions qui traversent régulièrement sa filmographie (le poids de l’Histoire, l’absence du père…) furent assez perplexes en constatant les attaques dont le réalisateur fut l’objet, parfois avec véhémence, par des associations œuvrant pour la mémoire de la Shoa. Les critiques selon lesquelles Spielberg s’emparait d’un sujet délicat et complexe pour en faire une machine à gagner de l’argent « à la Jurassic Park » pleuvaient de toutes parts. Cela était sans doute suffisant pour démontrer à quel point les qualités de mise en scène, la subtilité des sous-textes et le rôle de fin narrateur d’un des plus grands réalisateurs ayant jamais vécu, étaient injustement éclipsées. A l’heure où il reçoit l’Oscar, beaucoup de critiques attribuent cet honneur au sujet abordé bien plus qu’au talent de Spielberg. Lorsque ce dernier reçoit à nouveau l’Oscar pour la réalisation de Saving Private Ryan (Il Faut Sauver le Soldat Ryan) en 1998, les mauvaises langues disent que, là encore, c’est au sujet « à Oscars » du film qu’il le doit, même si quelques voix s’élèvent, y compris parmi les plus hostiles au réalisateur, pour louer les qualités de mise en scène des vingt premières minutes du film consacrées au débarquement en Normandie.

 

Fort d’un succès peut-être finalement plus public que critique, Spielberg constate que l’histoire de ce qui restera probablement à jamais comme la plus grande opération militaire de tous les temps est, d’une manière générale, peu connue des jeunes générations américaines. Il décide de trouver un biais pour les amener à s’intéresser non seulement à cette bataille d’envergure inégalée mais aussi à toute l’histoire de la seconde Guerre Mondiale. C’est ainsi que germe l’idée de produire un jeu vidéo à la première personne où un soldat américain remplirait des missions (introduites par un briefing avec de vraies images d’archives) qui, pour certaines, auraient un background historique authentique. Conscient des limitations graphiques des consoles de jeu de l’époque, Spielberg insiste pour que la musique soit orchestrale afin qu’elle constitue un élément moteur important, quasi cinématographique, et qu’elle génère un « sentiment de véracité. » Ayant été impressionné par la musique du jeu vidéo The Lost World : Jurassic Park, Spielberg, qui avait déjà insisté pour que celui-ci bénéficie pour ce dernier d’un grand orchestre, décide de faire à nouveau à Michael Giacchino. Les consignes établies sont claires : trouver une accroche thématique, créer une tension immersive et soutenir l’action. Giacchino reçoit le message 5 sur 5. Fort et clair. C’est ainsi qu’après avoir entendu le thème principal, interprété par le Northwest Sinfonia Orchestra, Spielberg dira à Giacchino : « Tu as parlé vrai. » Et d’ajouter : « Quand le jeu aura vécu sa vie et sera devenu obsolète, tout ce qui restera de ce travail d’équipe sera la musique de Michael. Nous n’aurions pas pu espérer meilleure épitaphe. »

 

Et en effet, en admirateur de John Williams, son style ample et énergique fait mouche sur chaque scène. Mais Giacchino n’était cependant pas particulièrement à l’aise avec l’idée que, de manière basique, il s’agit d’illustrer un jeu où, pour progresser, il faut tuer d’autres personnages. Même si les scénaristes s’étaient attachés à donner du sens à chaque mission, le joueur devait sentir, voire comprendre, qu’il ne s’agissait pas seulement d’un FPS, mais que de la réussite de la mission dépendait beaucoup d’autres vies, ce qui était historiquement juste. Encore une fois, le côté ludique de l’entreprise est étroitement lié à l’idée du souvenir et des hauts faits d’arme et de résistance contre l’idéologie nazie.

 

Au moment de composer la musique du jeu, Giacchino se souvient être allé rendre visite à son oncle, vétéran de la guerre. En l’écoutant se remémorer la difficulté des combats et l’extrême confusion qui y régnait, la perte de ses amis sur le champ de bataille, le compositeur se rend compte que tout ce qu’il a lu et vu sur le sujet jusqu’ici ne remplace peut-être pas tout à fait ces récits empreints d’émotion. Ainsi, Giacchino, dans sa musique, s’emploie aussi, en plus de procurer de l’adrénaline par la tension ou le fun de la musique, à donner une dimension tragique, une charge émotionnelle, à certaines phases du jeu. Et c’est peut-être ici que réside toute la puissance de cette musique. Giacchino ne traite pas le projet comme s’il s’agissait d’un simple jeu. Il le prend très au sérieux, avec beaucoup de respect, bien qu’il faille aussi donner une dimension ludique évidente. Et il ne perd donc jamais de vue que des hommes et des femmes ont réellement donné leurs vies dans ce combat. Et c’est peut-être pourquoi le jeu fut approuvé par la très sérieuse Congressional Medal Of Honor Society, chargé de délivrer la plus haute distinction américaine. C’est aussi à cette occasion que le producteur pourra dire de la musique de Giacchino qu’elle était probablement le meilleur élément qui a valu au jeu cet honneur. Ainsi que Spielberg l’avait demandé, Giacchino offre donc une musique ample, qui colle parfaitement à l’ambiance du jeu, et qui aurait largement fait les honneurs d’une production cinéma hollywoodienne. Mais le compositeur pousse les curseurs bien plus loin. Sa partition, d’une richesse thématique exceptionnelle pour ce genre de projet (plus de cinq thèmes récurrents se mêlent et s’entrecroisent tout au long du score), est émaillé d’un nombre incalculable de motifs (pour la plupart rythmiques), et ce, pour quasiment chaque piste de l’album.

 

 

Medal Of Honor (Patterson’s Theme)

 

La première fois que l’auditeur / joueur entend le thème de Medal of Honor (qui sera celui du héros, le lieutenant Jimmy Patterson), il se dégage immédiatement une atmosphère intense, dramatique et sérieuse. D’abord tout en retenue, émergeant lentement des cordes, comme la brume du petit matin, mystérieuse et pleine d’un sens de la lourde tragédie du conflit armé que le joueur va découvrir, la mélodie centrale s’affirme progressivement. Comme un hymne composé à la mémoire de tous ceux qui sont tombés au champ d’honneur. Cet honneur de servir une cause (lutter contre l’oppression), et une idée qui nous dépasse et nous rassemble tous (celle de la liberté), sont magnifiquement rendus par une mélodie qui prend instantanément aux tripes (une première phrase de cinq notes puis une seconde de sept). Il faut noter ici que la première phrase servira de fil rouge, et comme motif héroïque en quelque sorte, durant toute la partie. Un autre thème viendra nourrir régulièrement la partition : il s’agit d’un thème essentiellement lié à l’avancée des alliés et la dangerosité de la mission à accomplir, construit sur sept notes, dont on trouve un très bel exemple dans The Jet Aircraft (vers 2:50). Giacchino reprend un peu le principe de Poledouris pour Conan où (quasiment) chaque scène possède son propre thème. A ceci près que Giacchino y insère très régulièrement, et pour ainsi dire, là aussi, au sein de chaque piste, soit le thème de Patterson, soit celui des alliés, soit l’un des deux thèmes liés à l’armée allemande, soit même parfois, le tout !

 

Le thème central partagera donc souvent la vedette avec deux autres, associés aux ennemis. Un thème de onze notes (inquiétant, que Giacchino surnomme le « Nazi theme ») et un autre de huit notes de valeur égale (extrêmement mécanique, souvent huit blanches, comme pour rappeler la remarquable discipline de l’armée allemande, que Giacchino surnomme le « Nazi motif »). Le premier, volontairement mis en exergue dans les passages où le joueur doit shooter les ennemis, cède la place au second dès qu’il s’agit de rebondir sur le développement de l’histoire ou qu’un plan adverse doit être déjoué. Ce motif de huit notes, particulièrement utilisé dans les graves, et en contrepoint, agit souvent en arrière plan comme pour souligner les machinations nazies (on en trouvera de superbes illustrations dans des morceaux comme Locating Ennemy Positions, Securing The Codebook ou Nordhausen). Comme Giacchino se plait à utiliser toute la palette orchestrale dont il dispose, il fait passer ses motifs et lignes mélodiques de pupitres en pupitres, les stoppe quand nécessaire, les développe ou les module dès que la scène le permet ou le requiert, les relance avec un brin de grandiloquence parfaitement maitrisé dès que le joueur a besoin de motivation. Pour un jeu vidéo, c’est totalement inédit.

 

Prenons l’exemple d’un morceau comme Locating Ennemy Positions : Giacchino s’amuse avec le motif de huit notes (le « Nazi motif »), intègre les premières notes du thème de Patterson sans le laisser prendre le dessus, ni même lui laisser la liberté de se développer. Puis, il demande aux cuivres d’entonner le thème de onze notes (le « Nazi theme », avec son développement) pour faire contraste, comme si le « Nazi motif » était un peu l’ombre planante de la menace avant que n’explose le sinistre « Nazi theme » pour marquer la transition fourbe de la menace à la réalité du danger. A l’époque de la sortie du CD, beaucoup d’amateurs se firent la remarque, et à juste titre, que cette partition était tout ce qu’on ne trouvait (déjà presque) plus dans les musiques de film modernes.

 

 

Locating Ennemy Positions

 

Ce côté irrémédiablement « old school » de la musique qui, rappelons-le, émane d’un jeune homme qui n’a, à l’époque, que 31 ans à peine et qui n’a pas (ou très peu) d’expérience avec les codes de la musique orchestrale, et encore moins dans l’optique d’en faire une simili-musique de film, trouve un écrin étincelant dans le morceau The Radar Train. Son thème entêtant, ponctué de coups de cloche tubulaire ou d’enclume pour, tout à la fois, le césurer et lui servir d’appui mélodique, se construit avec un allant qui n’est pas sans rappeler le mouvement impitoyable d’un train lancé à pleine vitesse, porté par un ostinato de cordes qui ne faiblit jamais. Pourtant ce morceau, d’une puissance évocatrice ahurissante, ne transfigure pas l’idée de se battre à bord d’un train en mouvement ! En effet, cette piste musicale est utilisée, dans le jeu, lorsque Patterson, après avoir pénétré dans le fort Schmerzen pour effectuer sa mission, doit trouver un moyen d’en sortir, par le sous-sol, à travers un réseau tentaculaire de caves reliées les unes aux autres. Ici, Giacchino déploie des trésors d’invention, faisant grossir son thème de plus en plus, chaque section de l’orchestre, présentation après présentation, venant appuyer le trait dans un crescendo sonore galvanisant.

 

Les adeptes du « air conducting » en seront pour leurs frais s’ils veulent distribuer, avec fougue et précision, les indications de timing aux différents pupitres de leur orchestre imaginaire. Comment, en effet, ne pas céder à cette ridicule et pourtant irrépressible envie de se prendre pour le chef d’un orchestre fantôme déchainé, le grand chambellan des uppercuts sonores, le duce suprême des tirs auditifs de mortier, bref, en un mot comme en cent, le général qui motive ses troupes et leur demande de réussir cette mission vitale en frappant comme l’éclair ? L’album qui s’ouvrait somme toute sur un ton quasi élégiaque va, à partir de ce morceau, accumuler les tours de force orchestraux. Ceux-ci vont s’enchainer, les uns après les autres, s’exprimant parfois dans une débauche de puissance sonore hallucinante (Panzer Attack) ou dans une frénésie de notes complètement furieuses (le scherzo débridé et brillant de virtuosité de Rjuken Sabotage a de quoi laisser pantois d’admiration). Pour le mélomane, c’est l’occasion de succomber à un orgasme auditif que personne ne pouvait espérer pour la musique d’un jeu vidéo.  

 

The Radar Train

 

 

Si le disque d’origine, sorti chez Dreamworks Records, avoisine les 70 minutes, aucune ne peut être affublée d’un adjectif désobligeant ou seulement même du cruel « manque d’intérêt » qu’on trouve de manière trop importante aujourd’hui. Michael Giacchino, en prenant ce projet vidéoludique très au sérieux tout en conférant une certaine distanciation, voire même parfois de l’ironie, met, en une seule fois, les deux pieds dans la cour des grands. Le caractère extrêmement mémorable de cet album tient du miracle mais aussi d’un travail orchestral et mélodique de premier ordre. Au rang des mélodies les plus imparables de cette partition loge le splendide Merker’s Salt Mine. Par un effet de répétition, et de groupements de notes répétées, cette mélodie installe un extraordinaire climat de tension tout en prenant soin de ne pas verser dans l’atonalisme (facilité ô combien employée de nos jours, et hélas souvent sans la moindre imagination). Le motif rythmique introductif joué par les violoncelles, et qui débouche sur un ostinato qui sera maintenu quasi constamment pendant toute la durée du morceau, sert d’appui au développement de la mélodie principale et ne s’interrompt que pour laisser la place à un échange avec les bois ou lorsque des cordes tendues jouent le motif des Nazis (on en trouve un merveilleux exemple à partir de 1:14 : écoutez comme les cordes jouent en legato moderato, de manière inquiétante, ce motif glaçant).

 

Plusieurs morceaux du score tout entier valent, séparément, à eux seuls, une acquisition indispensable dans toute discothèque qui se respecte. Mais on peut assurément dire que s’il ne fallait retenir qu’un seul extrait pour justifier l’achat de ce monument de musique vidéoludique, cela serait sans doute ce Merker’s Salt Mine. Bien qu’il ne s’agisse pas du morceau le mieux écrit en terme d’enchevêtrement thématique, il représente un moment de fun assez unique qui mène à un paroxysme jubilatoire complètement irrésistible. Après ce morceau, la partition aura encore l’occasion de délivrer quelques trésors orchestraux qui mette du sourire dans les oreilles. Pourtant, plus on avance dans le jeu, plus la partition se fait sérieuse. Les ornementations habituelles (course rapide des bois, effet transitionnel à la harpe…) se font plus rares, comme si Giacchino imprimait une valeur narrative à l’album afin que l’auditeur, privé du support visuel, relègue au second plan l’idée que cette musique est à la base une illustration d’un jeu de shoot.

 

D’un point de vue de gamer, si vous vous avisez de vouloir rejouer à ce jeu via un système d’émulation (le jeu PS1 ne pouvant plus se jouer que sur cette machine qui avait rapidement pris un coup de vieux), il vous en coutera probablement la perte d’un œil au bout de quelques minutes, surtout sur un écran UHD. Ce jeu aurait bien besoin d’un relooking HD afin de profiter de la musique de Giacchino dans sa forme initiale et retrouver l’expérience visuelle immersive selon les nouveaux standards graphiques. Mais il ne faudrait pour autant pas bouder notre plaisir auditif, surtout que Giacchino, en plus de la rage des combats et diverses séquences d’action, distille par endroit quelques touches d’humour dont le point d’orgue se trouve en fin d’album.

 

Merker’s Salt Mine

 

Celui-ci se conclut en effet par The Road To Berlin, pièce de jazz façon Cole Porter, en version instrumentale. Cette pièce est utilisée de manière intradiégétique dans le Château de Colditz. D’ailleurs, Giacchino pousse le bouchon jusqu’à en faire une version mono qu’on croirait tout droit sortie d’un vieux phonographe (les faux grésillements du microsillon sont aussi là) et qui passe à la radio avec, en guise d’introduction, le speaker annonçant que c’est le seul disque qu’il leur reste après le récent bombardement des alliés. Fort heureusement, poursuit-il, il s’agit de l’une des pièces préférées d’Adolph Hitler ! Ce qui est bien évidemment une petite blague puisqu’on ne peut pas dire que le Führer était un passionné de jazz… Le speaker, en langue allemande bien entendu, va jusqu’à nommer Tim Simonec (orchestrateur) et l’auteur de la musique, un certain Mikael Jiakino (avec l’accent germanique de rigueur). Savoureux. La légende de Giacchino, maitre de la transposition de la musique hollywoodienne dans le secteur vidéoludique se forgera encore davantage dans une suite, plus sombre. Mais ceci est une autre histoire (dans l’Histoire…).

 

Christophe Maniez
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