DOCTOR STRANGE (2016)
DOCTOR STRANGE
Compositeur : Michael Giacchino
Durée : 66:19 | 19 pistes
Éditeur : Hollywood Records
Retrouver Michael Giacchino, qui incarne plutôt une sorte de prolongation de l’esprit orchestral de la musique de film des années 80 et 90, sur Doctor Strange : il y avait matière à s’inquiéter ! Qui a pu oublier l‘humiliation faite à Patrick Doyle avec Thor, score dénaturé indigne de la palette du musicien, ou l’arrêt de la collaboration avec Alan Silvestri sur les franchises Avengers et Captain America pour cause de non respect du cahier des charges ? Car même s’il n’existe probablement pas de document écrit, il est clair qu’une charte de production officieuse des films de l’univers Marvel comporte un chapitre au sujet de la musique. Chapitre qui bannit la mélodie autant que faire se peut, afin d’obtenir un score fonctionnel, de préférence sans saveur et impersonnel, uniquement destiné à combler les trous entre les explosions ou combats titanesques servis à grands renforts d’effets sonores… Et gare à ceux qui voudraient passer outre ou s’en plaindre.
D’un autre côté, Michael Giacchino jouit d’une excellente réputation chez Disney (1), lui qui a remporté l’Oscar de la meilleure musique pour Up (Là-Haut) et qui vient de signer la nouvelle fanfare qui accompagne chaque début de générique des films Marvel (2). On pouvait donc être plus ou moins assuré de le voir évoluer librement sur Doctor Strange. Surtout, il ne fallait pas prendre Giacchino pour un lapin de six semaines ! A la vision du film, on réalise en effet à quel point le compositeur de John Carter a pris au mot les exécutifs du studio Marvel. Qu’a donc vu Giacchino dans ce film ? Brillant mais arrogant chirurgien anéanti par un terrible accident qui l’empêche définitivement de réopérer, Steven Strange transforme son handicap avec la force de sa volonté, réussissant à convaincre l’Ancien, la femme sans âge qui lui fait découvrir sa magie mystique, de lui enseigner son art très particulier… et de renaître à nouveau en tant que Sorcier Suprême sauvant le monde.
Non seulement le sentiment d’inachevé du thème principal (un reproche souvent exprimé ici et là par la critique et les fans du compositeur) reflète parfaitement la vie brisée du chirurgien Strange, mais par la même occasion, Giacchino contourne l’usage du studio de ne pas enraciner chez l’auditoire une ligne mélodique facile à retenir, n’achevant jamais tout à fait son thème qui semble donc suspendu, écho au talent développé par Strange dans le film, celui de faire durer éternellement les choses en empêchant le fil du temps de se dérouler… Que voilà donc un compositeur intelligent, qui transforme la contrainte en avantage tout en servant impeccablement le personnage principal !
Outre l’orchestre, Giacchino convoque aussi un chœur pour les moments dramatiques (l’heure est grave, la Terre risque de sombrer dans la dimension Noire !). La palette sonore comporte également le piano (instrument présent dans l’appartement de Strange) qui souligne de façon cruelle le fait que les mains, l’ultime outil du chirgurgien (mais aussi du pianiste !), sont brisées. L’utilisation inhabituelle mais ici justifiée du clavecin sert à évoquer autant la noblesse de Strange (aspect renforcé par la cape de lévitation qui le protège) que son côté aristocratique supérieur. L’aspect ethnique est également souligné par le sitar qui a ici tout à fait sa place, une bonne partie des personnages évoluant au Népal. Pour évoquer le mysticisme, Giacchino manipule les sonorités, les inversant et les triturant, intégrant parfois des feulements de cuivre digne d’Elliot Goldenthal et une section rythmique… ensorcelée.
Si la musique est parfois diluée dans le maelström sonore du film, les soixante-six minutes qui figurent sur le disque en constituent une parfaite synthèse, alternant les morceaux épiques avec d’autres plus mystiques. La quintessence de l’album se répartit sur les trois dernières pistes, superbes, et le générique de fin intègre immédiatement le palmarès des meilleurs morceaux de l’année 2016, avec sa relecture extraordinaire du thème principal dans une sorte de pop indienne qui mixerait les sonorités du rock progressif des années 60 avec Genesis, George Harrison et Ravi Shankar ! Un monument de coolitude qui sied parfaitement à notre bon docteur. Après ce sacré bon tour, il n’y a plus qu’à espérer que Michael Giacchino saura très bientôt nous entraîner dans une galaxie lointaine, très lointaine…
(1) Les productions Marvel Entertainement ont été rachetées par Disney fin 2009.
(2) Brian Tyler était l’auteur de la fanfare précédente. Mais en 2015, il a plus ou moins abandonné le navire Marvel alors qu’il travaillait sur Avengers: Age Of Ultron (d’où la co-intervention d’Elfman) pour aller s’amuser sur le septième Fast & Furious.