THE BEAST OF WAR (1988)
Réalisateur : Kevin Reynolds
Compositeur : Mark Isham
Séquence décryptée : Badal (0:31:55 – 0:34:08)
Éditeur : A&M Records
Il y eut bel et bien, en l’année 1988, une Bête de Guerre lâchée par Hollywood dans le désert afghan, sauf qu’elle n’entretient pas grand rapport avec celle qui nous occupe aujourd’hui. Son allergie carabinée aux chemises est restée fameuse, de même que sa propension à soigner « à la dure » ses propres plaies et bosses, et partout où elle passe, l’herbe (déjà rare, en cette rude contrée) n’a plus aucune chance de repousser : avec Rambo III, Stallone, nostalgique des relents de guerre froide embaumant Rocky IV, prenait fait et cause pour les rebelles moudjahidin et bottait le train de l’armée soviétique à lui seul, ou presque. Une vision cartoonesque d’un conflit que l’on vivait alors en direct, mais qui enchanta le public d’Amérique (et d’ailleurs, soit dit au passage), présent en masse dans les salles. Pendant ce temps, The Beast, le second essai de l’ex-grand espoir hollywoodien Kevin Reynolds, agonisait sur un nombre d’écrans famélique. Aux antipodes du divertissement pop-corn, il balayait de ses feux crépusculaires d’immenses étendues minérales, où notre bon vieux super-soldat aurait paru autant à sa place que dans un boudoir victorien.
L’évidence, hurlante, n’a pas réussi à décourager les as du marketing, qui redoublèrent d’ingéniosité pour jeter d’illusoires passerelles entre les deux films. Ainsi, dès ses premières (et timides) exploitations vidéos, The Beast fut plus prosaïquement rebaptisé The Beast Of War, dans l’espoir que ce complément belliqueux bombarderait l’acheteur potentiel des images de Sly cassant du Russkoff — ou, en dernier recours, d’un Chuck Norris portant treillis et bazooka. Même le score de Mark Isham, pour sa parution en CD, n’y a pas coupé. Mais il se trouve, justement, que la musique figure l’unique trait d’union fantasmé. Lors des rares instants de Rambo III en rupture d’orgies pyrotechniques, Jerry Goldsmith laissait parler sa fascination manifeste pour la beauté farouche de l’Afghanistan, et pétrissait subtilement les synthés dont son orchestre était damasquiné. Isham, qui vivait dans les eighties une histoire d’amour passionnelle avec l’électronique, creusait de son côté un sillon pas si éloigné, en quête de mélancolie bien davantage que de testostérone brûlante.
L’analogie, des plus ténues, on l’accorde, s’interrompt là. Essentiellement synthétique, nonobstant de fugitives ponctuations acoustiques, et se fichant pas mal de dessiner le moindre thème identifiable, The Beast exsude un spleen empoussiéré de mystère. Au contraire de la Bête en titre, un tank russe devenu fou, il flotte et dérive plutôt qu’il n’avance bille en tête. Les longues nappes libérées par le compositeur sont comme un ressac paresseux, par la faute duquel les protagonistes du récit, mollement ballotés, semblent toujours revenir à leur point de départ. Du purgatoire, tel qu’il s’impose vite à l’esprit des spectateurs friands d’allégories, le film donne un aperçu saisissant et terrible. Mais cet homme prétendu sage, qui psalmodie et danse autour des flammes perçant la nuit, tient dans sa manche une autre lecture mythologique. A ses yeux exorbités, le char en fuite n’est rien moins qu’un Goliath bardé de fer, et le jeune chef des moudjahidin, le David providentiel qui terrassera son ennemi d’un tir de roquette en lieu et place de fronde. Une envolée lyrique quelque peu surprenante, sise dans un pays où la chrétienté n’a pas exactement voix au chapitre (« C’est le show-biz », conclura-t-on, philosophe).
Le héros ainsi distingué ne cache pas son scepticisme. Peu importe, car Mark Isham, à sa place, y croit avec ferveur. En d’autres temps, ce genre d’impromptu biblique eût sans nul doute été salué par les majestueuses sonneries de trompettes d’un Rozsa ou d’un Tiomkin, tous deux grands illustrateurs des épopées de l’Antiquité. La cour dans laquelle se situe The Beast est autrement modeste, et ne tolère aucune infidélité aux synthés vaporeux qui moutonnent dans le ciel afghan. Ceux-ci n’en sont pas malgré tout dépourvus de noblesse, et scintillent d’un éclat neuf, puisé à même les braises rougeoyantes du grand feu, lorsque le leader des résistants choisit d’embrasser pour de bon le rôle du bras vengeur de Dieu. Et le voici lancé derechef sur la sinistre piste du tank, avec derrière lui une troupe hétéroclite de moudjahidin désœuvrés, de femmes plus assoiffées encore de vengeance que les hommes, et de chiens dont les aboiements voraces, qui rivalisent de lugubrité avec les bruissements électroniques d’Isham, se perdent dans un crépuscule blafard. En pleine synergie, cinéaste et compositeur, Cassandres lucides, semblaient alors pressentir que rien n’attendait plus l’Afghanistan, sinon une effervescence d’ombres grouillantes qui, à terme, engloutiraient même le soleil.