Entretien avec Philippe Sarde & Jean-Pierre Ameris

Je m'appelle Elisabeth ou la pudeur des émotions

Interviews • Publié le 15/03/2016 par

Jean-Pierre Améris est un réalisateur atypique, rare dans le cinéma français, et qui s’attache souvent à des personnages marginaux. C’est d’ailleurs, comme il le dit lui-même, le fil conducteur entre tous ses films : les prisonniers, les fous, les malades, les êtres en mal d’amour mis à l’écart de la société bienveillante… Si ses films parlent souvent de personnages tourmentés, il a toujours su les identifier musicalement en collaborant avec des musiciens qui leur ont toujours donné une couleur inattendue, à laquelle s’ajoute une certaine pudeur musicale. C’est à Philippe Sarde qu’il a fait appel pour Je m’appelle Elizabeth, sorte de promenade au pays des désillusions, des peurs et des non-dits enfantins. Pour la première fois, il a pensé en amont à la musique et pourtant, il se dit frileux face à la présence de musique dans ses films. Philippe Sarde voit, quant à lui, dans le film de Jean-Pierre Améris une sorte de continuité avec les films de Jacques Doillon, lesquels traitaient souvent de problèmes liés à l’adolescence. Avec Je m’appelle Elizabeth, le compositeur continue d’explorer le monde de l’enfance avec raffinement, subtilité et mélancolie. Toute en nuance, la musique du film est comme un frémissement : présente … et à peine perceptible.

 

Je m’appelle… Jean-Pierre


Je n’ai pas contacté Philippe avec une référence musicale précise en tête. Il est vrai que j’avais un peu le trac, il était pour moi et plus particulièrement pour Je m’appelle Elizabeth, un compositeur hors d’atteinte. Je ne connais pas beaucoup de monde dans ce métier, mais il se trouve que lors de l’écriture du scénario, j’ai pas mal écouté ses musiques, elles m’accompagnent depuis longtemps. J’ai une profonde admiration pour les musiques qu’il a écrites pour les films de Pierre Granier-Deferre, Claude Sautet, Marco Ferreri… Et par là même, Philippe a écrit pour des metteurs en scène et des films qui ont compté pour moi. A force d’écouter ces musiques, je me suis dit : « Pourquoi ne pas le rencontrer et lui proposer le film ? »

 

Par chance, il était disponible, le scénario l’a touché, il se trouve qu’il a une fille de l’âge de Betty dans le film… Autant de facteurs qui l’ont poussé à accepter de travailler sur le projet. Lors de notre première rencontre chez lui, on a bien accroché, je suis resté très longtemps. On a beaucoup parlé de cinéma avant de parler musique, car Philippe est un compositeur qui s’y connaît et qui parle plus de cinéma, de films, que de musique. En même temps, il a travaillé avec tous les réalisateurs qui ont nourri mon adolescence, donc j’étais avide d’anecdotes et d’histoires de cinéma à propos de ces gens-là.

 

Je m'appelle Elizabeth

 

Je voulais une musique qui n’en rajoute pas. Le film évoque, par exemple, souvent un sentiment de peur chez la jeune fille. Je voulais par moment une musique un peu inquiétante, mais qui ne pléonasme pas les sentiments de Betty. C’était très important pour moi de rester très sobre, très simple car, comme beaucoup de metteurs en scène, j’ai un rapport timide à la musique de film. Mais pour celui-ci, en revanche, je savais que ce serait un film musical. Je voulais créer un monde bien particulier, et la musique de Philippe y contribue amplement et d’une façon très pure : il a écrit une musique très fine, très sobre, il a créé un univers propre à Betty.

 

Il a visionné tous les rushes, s’en est inspiré pour composer. Il a écrit la plupart des thèmes avant le montage, car il voulait que je dispose de la musique le plus tôt possible, puis a composé une seconde partie et une troisième dont on s’est servi pour les scènes finales, notamment celle de la maison « hantée », qui est une musique un peu plus dodécaphonique que le reste de la partition. Je l’ai rejoint à Londres pour l’enregistrement de ce thème, car je tournais parallèlement, et on peut dire que c’est une musique composée en trois mouvements. Je suis un réalisateur qui met les personnages à nu dans mes films, d’où une certaine transparence dans les sentiments, dans les situations. Le public est parfois gêné face à cette nudité sentimentale : Philippe l’a compris et a composé un très joli thème qui ouvre le film, qui commence par une nappe de cordes assez dissonante, pour évoluer vers un thème fin, lyrique et tendre à la fois …

 

Je m’appelle… Philippe


Aujourd’hui, beaucoup de metteurs en scène ont peur d’une musique originale, ils plaquent de la musique préexistante et il s’instaure un voile entre leurs films et le public, il n’y a pas d’émotion qui passe. Vous savez, quand on s’emmerde à écrire la musique, c’est mauvais signe. Je m’appelle Elizabeth n’est pas un film sur lequel on se dit : « Allez hop, je vais plaquer des cordes… » C’est un peu plus profond que ça. Prenons La Nuit du Chasseur de Charles Laughton, par exemple : c’est un film qui joue beaucoup sur les animaux, la campagne, la perception des choses à travers le regard des enfants… C’est un chef d’œuvre, évidemment, et comme ils se font de plus en plus rares, j’ai envie de dire que quand on vous propose un film comme celui de Jean-Pierre, on ne le laisse pas passer.

 Jean-Pierre Améris & Philippe Sarde

 

J’ai vu les rushes au fur et à mesure de l’évolution du film, et ça m’a terriblement inspiré. Je n’étais pas avec Jean-Pierre sur le plateau, mais j’étais avec lui à travers les rushes, on s’appelait souvent. La bande son du film est magnifique : les frémissements, le vent dans les arbres, le souffle des personnages, les silences… forment à eux seuls une partition à part entière. J’ai écrit une musique à partir des images non finalisées, sur des émotions retenues, sur une pudeur palpable à travers ces images. Il a fallu passer entre le voile des images et la sensibilité du réalisateur. La musique représente l’âme de la petite Betty, qui est un personnage très attachant et en même temps rempli de désillusions, de tristesse, au bord des larmes.

 

Mais la musique de film ne me semble intéressante que comme cela, sinon autant aller à un concert. J’ai travaillé sur trois films avec Robert Bresson (Lancelot du Lac, Le Diable Probablement, L’Argent – NDLR) , et je dois avoir composé pas plus de cinq minutes de musique pour les trois. Cela a représenté des mois et des mois de travail, ne serait-ce que pour lui faire admettre qu’il pourrait y avoir de la musique dans ces films. De même, pour le film d’Améris, même si j’ai enregistré à Abbey Road, la musique est minimaliste dans le sens où le sujet et ma conception de sa musique n’appelait pas 150 musiciens. Ça avait déjà été le cas avec Rêve de Singe ou La Grande Bouffe pour lesquels j’ai employé une flûte dans le premier et un quintet dans le second.

 

Je m’appelle Elizabeth est un film que j’affectionne beaucoup. Il me fait penser à Ponette de Jacques Doillon, dans le sens où il y a une continuité pour moi de travailler sur des films atypiques à propos des enfants. J’aime beaucoup Jean-Pierre, c’est un réalisateur qui a beaucoup de talent, beaucoup de sensibilité, ce qui de nos jours devient très rare. La petite Alba Gaïa Bellugi est toute petite, toute frêle, on dirait un p’tit sax en miniature, et elle me renvoie inéluctablement à ma fille, Ponette, qui a le même âge qu’elle. Ce qui est très amusant, c’est que j’ai revu Jean-Pierre deux mois après le début du tournage chez moi, et il est tombé sur une photo de ma fille. Il a cru que j’avais une photo de la petite Alba Gaïa pour m’inspirer, pour composer la musique alors que c’était Ponette, ma fille ! (rires)

 

Alba Gaïa Bellugi

 

Propos recueillis en octobre 2006 par Michaël Ponchon au Festival Musique & Cinéma d’Auxerre.

Michael Ponchon
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