Spy Connection #7

Spyfall

Disques • Publié le 29/01/2016 par

Ils s’appellent Derek Flint, Francis Coplan, Hubert Bonisseur de La Bath, Dick Malloy. Les besoins de leur profession les ont affublés de matricules ésotériques comme A-S 3, OSS 117 ou X 1-7. Ils portent (plus ou moins) avantageusement le smoking, déambulent dans des décors tout droit issus d’une brochure touristique, et ni les menaces proférées par quelque génie du mal au petit pied, ni les jambes gainées de noir qu’exhibent de lascives gourgandines ayant juré leur perte, ne peuvent égratigner leur flegmatique réserve. Bien entendu, toute ressemblance avec James Bond ne saurait être que fortuite…

 

Eurospy Logo 1#1 – (Une) opération (du) tonnerreEurospy Logo 2
#2 – Bons baisers d’Umiliani
#3 – Dupliquer n’est pas jouer
#4 – Au service secret de l’Élysée
#5 – Les clones ne meurent jamais
#6 – Lalo Royal
#7 – Spyfall
#8 – Le monde ne leur suffit pas

 

Mais que diable pourrait-il exister de commun entre l’armada des 007 de pacotille et les anti-héros masqués des fumetti neri ? Pourquoi donc, s’interroge à coup sûr le profane suspicieux, irions-nous rôder dans les bas-fonds de la bande dessinée italienne, où l’appât du gain, les crimes sanglants et les moins avouables des pulsions charnelles forment l’ordinaire de sociopathes sans visage ? Il est vrai que les Diabolik, alias « il Re dell Terrore », Satanik, Kriminal et autres personnages ténébreux nourrissant une étrange obsession pour la lettre K, auraient rencontré quelque peine à investir les pages des romans de Ian Fleming et, partant, les amas de pellicule voués à James Bond, le vrai comme ses descendants apocryphes. Et pourtant ! Le baptême cinématographique du moins secret des agents de sa gracieuse Majesté, en 1962, coïncide très exactement avec un bouleversement majeur dans l’univers des fumetti (du nom de ces phylactères semblables à un nuage de fumée) : la naissance de Diabolik, illustre leader des hors-la-loi masqués. L’histoire ne dit pas si ses génitrices, les soeurs Angela et Luciana Giussani, avaient succombé comme à peu près tout le monde à l’époque au sex-appeal de Sean Connery. Mais les gadgets rivalisant d’extravagance dont usait alors Diabolik dans ses sombres oeuvres portent à croire que ce dernier, entre deux cambriolages acrobatiques, ne répugnait pas à s’offrir un instant de détente grâce aux aventures de 007 sur les écrans de cinéma.

 

Diabolik

 

Si vague soit cet air de famille, il n’a évidemment pas échappé aux opportunistes gredins de Cinecittà. La popularité sans cesse croissante des terribles vilains des fumetti neri légitimait, en soi, que des producteurs en quête d’argent fécond se penchent sur leur cas. Dino De Laurentiis qui, durant toute sa carrière, prit un plaisir narquois à brouiller les frontières entre le mogul prêt à laisser sa chemise dans de pharaoniques projets et le petit coureur de fric, se tenait aux avant-postes afin de dissiper toute once de malentendu : Diabolik et consort, en envahissant les salles obscures, seraient d’abord des James Bond gainés de Lycra fluorescent. Au grand dam de Mario Bava, le maitre de l’horreur baroque, qui escomptait réaliser avec Diabolik (Danger : Diabolik) une adaptation encrassée des mêmes trainées de soufre que le fumetto d’origine. Engagé pour tenir la baguette, Ennio Morricone ne s’est, de son côté, nullement posé de questions : sa musique joue avec une tonitruante jubilation la carte du contrepoint (l’exploration de la spectaculaire cave du héros sur fond de cithare) et du psychédélisme pop, laissant pléthore de voix féminines, dont celle de l’explosive Christy, susurrer ce qui pourrait aussi bien être des onomatopées de bande dessinée. Au premier rang de ces déclamations, l’obsédant Deep Down, bercé par les soupirs de la guitare électrique, délivrerait presque un sous-texte grivois lors de la fameuse séquence où Diabolik, s’octroyant un peu du repos du guerrier, plonge dans une mare de billets verts avec sa James Bond girl à lui, l’affriolante autant que dangereuse Eva Kant.

 

« Tête de mort ! » : voilà bien le genre d’invective dont Kriminal, le super-vilain coiffé d’une cagoule à l’effigie d’un crâne humain, a dû plus d’une fois écoper. Au sein des cases violentes et transgressives des fumetti neri, pareille apostrophe ne pouvait rester impunie. En 1966, un an avant que Diabolik ne parte victorieusement à la conquête du marché local puis international, le cinéma entreprit d’y mettre bon ordre. Il aura suffi de quelques coups de ciseaux castrateurs pour que le bandit au faciès de squelette, soudain assagi, prête allégeance à la Bondmania et à ses millions de spectateurs potentiels. La musique de Roberto Pregadio et Romano Mussolini y participe pleinement, ses harmonies jazz festives désamorçant les rares éminences sadiques avec autant d’efficacité que le sourire et les répliques matoises d’un Glenn Saxson charmeur. Ceci posé, l’amateur éploré de fumetti neri, s’il parvient à passer outre cette édulcoration rampante, trouvera matière à se distraire dans un joli échantillon de cinéma populaire. Un acte de trahison, sans doute, ce Kriminal, mais marqué de bout en bout du sceau des sixties et très élégamment filmé en Scope par Umberto Lenzi, qui n’était pas encore devenu ce stakhanoviste zédeux dont les amateurs de bis aiment à faire des gorges chaudes. La légèreté de l’excellent thème principal, qui commente sur un mode ironique les exactions du bandit costumé, ou enrobe de bois paresseux les batifolages en compagnie de ses victimes féminines séduites en un éclair, cesse alors d’être une tare pour s’imbriquer à la perfection dans cette gouleyante « jamesbonderie » en collants.

 

Kriminal

 

Bis repetita concernant l’incontournable suite, encouragée par le succès de l’original. Comme c’était à prévoir, Il Marchio di Kriminal (Le Retour de Kriminal) étale d’emblée ses intentions de ratisser toujours plus large en couvant de tendres regards les méfaits sur grand écran d’un autre Napoléon du mal, nul autre que Fantômas. Faut-il le préciser, ces oeillades humides ne s’adressent pas au serial de Louis Feuillade mais aux farces nigaudes d’André Hunebelle, qui faisaient alors jaillir des étincelles au box-office. D’où, inévitablement, le coup de grâce porté aux super-criminels transalpins et aux vestiges branlants de leur pouvoir de subversion. D’aucuns s’en sont offusqués, mais certainement pas Piero Umiliani, qui fut comme un poisson dans l’eau tout le temps que le cinéma de divertissement des années 60 (et 70, au moins un peu) abreuva les salles obscures de films plus colorés que l’arc-en-ciel. En rien désarçonné par l’apathie de cette nouvelle mouture, il jette aux orties le thème de ses prédécesseurs et confectionne le sien propre à base de guitare baryton, de trompette goguenarde et divers autres artifices desquels suinte un joyeux entrain. Et le compositeur de broder une infinité de variations autour de cet unique leitmotiv, comme pour suggérer qu’au fond de chaque corridor plongé dans le noir, derrière chaque palmier embouteillant les décors de carte postale où nous promène le film, se terre l’ubiquiste Kriminal, constamment à l’affût d’un tour pendable.

 

Machiste, outrageusement racoleur, le cinéma d’exploitation a trouvé dans la femme son jouet de prédilection, qu’il s’est amusé des milliers de fois à tripoter et martyriser. Parfois, il lui a aussi donné l’occasion de prendre une sanglante revanche. Non point pour qu’elle l’aide à se racheter une conduite, mais pour fournir un nouvel alibi au complaisant étalage de la violence et des chairs nues. Satanik, troisième figure majeure des génies du crime transalpins, est l’expression parfaite de ces subterfuges occasionnellement pontifiants. Tout du moins sur le papier bon marché des fumetti neri, car à l’écran, l’ambivalence de cette terrible veuve noire, labourée d’horribles cicatrices, qu’un sérum miracle dissimule sous le voile d’une pétrifiante beauté, a encaissé un sale coup. Reste le clou du spectacle, un effeuillage stylisé (et donc plutôt chaste… hélas !) qu’effectue dans un rai de lumière la splendide Magda Konopka, toute de noir moulée. Une scène qui a tapé dans les yeux écarquillés de Roberto Pregadio et Romano Mussolini, le tandem de choc de Kriminal. Car si leur partition sait varier les plaisirs (on pense à ce long et haletant passage d’action, où se fait sentir l’influence souterraine de John Barry), les deux tiers des morceaux, composés pour un énergique jazz band, bombardent l’esprit d’images enfumées de ces cabarets interlopes qui mettent un point d’honneur à inclure un strip-tease au menu de la soirée. Tel solo de flûte parait trépider à l’unisson des pieds agiles de Satanik, tel roulement de batterie s’accorder aux suggestives ondulations de ses hanches, tandis que les cuivres reluquent du bout de leurs brusques hoquets ses cuisses satinées.

 

Il Boia Scarlatto & Superargo Contro Diabolikus

 

Damned ! Emportés par notre allégresse lubrique, nous nous sommes peut-être trop écartés cette fois de l’univers des James Bond en fer blanc. Jeter notre dévolu sur un film comme Il Boia Scarlatto (Vierges pour le Bourreau) ne risque pas vraiment de conduire nos pas dans une direction plus adéquate, puisque son peu fréquentable héros, persuadé d’être la réincarnation d’un bourreau zélé de l’Inquisition, convoque à portions égales les silhouettes masquées des fumetti neri et les supplices infligés aux malheureuses victimes de l’épouvante gothique. A moins de considérer les très imaginatifs instruments de torture médiévaux comme les ancêtres des gadgets du spy movie… Une chose est certaine, la musique de Gino Peguri ne renvoie qu’avec parcimonie aux lieux communs du genre, son atmosphère hybride, aérée de-ci de-là par un swing lymphatique, flirtant plus volontiers avec les (mauvais) scores horrifiques de Carlo Savina. Un zeste de ces sonorités ronronnantes se retrouve dans le frappadingue Superargo Contro Diabolikus, melting pot à peu près indescriptible de toutes les tendances populaires des années 60 : les fumetti, donc, la mexploitation bourrée de catcheurs masqués, sans oublier, Dieu merci, James Bond.

 

A cette occasion, l’intrépide cinéphile dit finalement adieu aux turpitudes des criminels costumés pour sauter du bon côté de la barrière. Lutteur repenti depuis qu’il a accidentellement causé la mort de son adversaire, Superargo ne vit plus que pour éradiquer le mal sous toutes ses formes. Une organisation secrète l’épaule dans cette noble mission, lui fournissant bolides fuselés et panoplie high-tech de justicier. Et si d’aventure il restait dans la salle quelques spectateurs ahuris à qui l’ostensible parenté avec 007 avait échappé, la musique de Franco Pisano aurait aussitôt éclairé leur lanterne via un décalque savant, ni trop évasif, ni plagiat flagrant, du James Bond Theme version John Barry. Dans L’Invicibile Superman (qui, comme son titre ne l’indique pas, narre les nouveaux exploits du fier Superargo), le compositeur transmet le flambeau à son frère cadet, par népotisme peut-être, mais surtout pour laisser le doué Berto prouver qu’il sait lui aussi jongler avec les délectables codes de la musique de film européenne. Un peu mis sous l’éteignoir lors du premier opus, les bois en profitent pour se gonfler d’importance, dispensant à satiété une humeur évanescente fort à-propos : notre héros vêtu d’écarlate rencontre en effet de terribles hypnotiseurs, l’un allié de poids, l’autre ennemi mortel. Celui-ci commande à une armée d’automates capables d’asservir l’humanité : en fait, une petite troupe de figurants hagards, la tête enfoncée dans un panier d’essorage. Immanquablement, leurs apparitions sont soulignées par un gimmick sonore bizarre (et assez crispant à la longue), qui évoque l’écho rouillé d’un sonar. On ne dit pas bravo à Berto Pisano, si cette douteuse trouvaille est bien de lui.

 

Fenomenal

 

Lui garder rancune pour si peu serait malgré tout injuste. Son savoir-faire a été plus étincelant ailleurs, certes, mais le contrat demeure honnêtement rempli. Avec Fenomenal e il Tesoro di Tutankamen, petit bis ensoleillé où tout le monde court après un exotique MacGuffin, Bruno Nicolai ne peut même pas s’enorgueillir de cette efficacité ordinaire. L’imagination d’habitude enflammée par tout ce qui touche, même lointainement comme ici, à James Bond, il se retrouve sur ce coup-là très vite en panne sèche. Le thème principal, caricature marrante de ces hymnes héroïques où le nom du héros est scandé tel un sésame protecteur, présageait pourtant quelques rasades de « ah-ah ! » supplémentaires. Mais rapidement, le rythme défaille et l’easy listening s’effiloche. Mortifiant d’ennui, film et score sans distinction, Fenomenal pourrait servir de piètre épitaphe à un sous-genre rapidement assimilé par la parodie grasse, et par la même occasion conclure le présent article en eau de boudin. Réfrigéré par cette perspective, votre serviteur préfère accorder la dernière danse au curieux personnage de Killing, doté d’un look très proche de celui de Kriminal grâce à son beau pyjama figurant un squelette et, pour ne rien arranger, rebaptisé Satanik sous nos latitudes. Gare à la confusion d’identité !

 

Killing, néanmoins, est resté une création unique. Au contraire de ses illustres confrères masqués, il n’a jamais bénéficié des talents graphiques d’aussi habiles dessinateurs que Magnus ou Luigi Corteggi, et pour cause : son format de prédilection était… le roman-photo ! Un genre plus persiflé encore que les fumetti neri, ce qui ne représente pas un mince exploit, mais dont Killing a perverti en ricanant la mièvrerie gluante. Avec lui, point d’amourettes tout juste nubiles à se mettre sous la dent, mais des sylphides dénudées et folles de terreur que l’infâme fripouille s’amuse à torturer dans son antre secret. De quoi faire les délices d’une Cinecittà jamais repue de friandises sadiques. A l’arrivée, néanmoins, c’est le cinéma turc qui prit dès 1967 Killing dans ses filets, le rebaptisant au passage Kilink avec l’espoir de passer inaperçu. Des rafles de ce genre, ceci dit, les annales stambouliotes en comptent beaucoup d’autres : Superman, Shazam, Captain America, symboles triomphants de la sous-culture américaine, ont été ainsi malmenés. Kilink les affronte d’ailleurs tous dans la petite poignée de bandes fauchées dont il tient la vedette. Les comédiens n’y croient guère, ou alors beaucoup trop, les déguisements Babygros plissent aux entournures et la bande-son, histoire d’entourlouper son monde, pille sans vergogne le répertoire international de la musique de film. Les armées de tambours et trompettes du péplum y passent, les atmosphères old school du cinéma fantastique également, avec ses châteaux noirs auréolés d’éclairs, l’easy listening sur lequel se trémoussaient les jeunes gens de l’époque, et pour couronner le tout, les 007 de John Barry. Kilink, fils spirituel du machiavélique Goldfinger ? Les « emprunts » au célébrissime thème de celui-ci tentent de nous le faire rentrer coûte que coûte dans le crâne. Quant à verser des royalties… Les petites mains besogneuses de la Sublime Porte tricotaient plutôt dans la clandestinité, tout comme leurs peu scrupuleux voisins asiatiques. Mais ceci est une autre histoire, qui, un jour, vous sera peut-être contée…

 

Kilink

Benjamin Josse
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