JULIE TAYMOR
Qu’est-ce qui vous a séduite dans l’histoire de Frida Kahlo ?
Le scénario que j’ai reçu était très émouvant et j’étais surprise par l’histoire d’amour. Je connaissais le travail de Frida Kahlo, son accident et le traumatisme qu’il a causé mais je n’étais pas au courant de cette extraordinaire relation qu’elle a eu avec Diego Rivera, de leurs déchirements et du soutien qu’ils se sont apporté. J’ai pensé que cela ferait un bon film. Ce n’est pas juste une biographie, on peut vraiment ressentir les personnages. De plus, ce film m’a apporté l’opportunité, en tant que réalisatrice, de créer le concept des peintures prenant vie, et de mettre en scène la ville de Mexico en tant que paysage comme on la voit rarement au cinéma, avec sa sophistication, ses couleurs, son histoire, sa musique… Il y a donc plusieurs choses qui m’ont attirée vers ce film. Et j’ai rencontré Salma. Je l’ai trouvée si intelligente, si drôle mais je ne savais pas qu’elle avait tant à offrir: elle était très inspirée et je voulais absolument l’aider. J’ai travaillé avec des acteurs reconnus, Salma n’avait jamais « fait ses preuves » mais j’ai quand même cherché un moyen de l’aider parce que j’ai cru en elle.
Quelle a été votre approche visuelle pour le film et les oeuvres de Frida ?
Si vous connaissez ma carrière, vous savez que je n’ai jamais fait dans le réalisme. Titus par exemple mélange plusieurs époques. C’était donc un challenge pour moi de m’appliquer à une période donnée, des années 20 aux années 40. De plus, le budget n’est que de douze millions de dollars. Ce n’est pas beaucoup pour un film avec plusieurs stars, qui couvre trois décennies. Mais je voulais aborder le projet en m’entourant de grands talents, dont beaucoup de mexicains parce qu’en tant qu’américaine, je voulais être sûre que le film corresponde au regard mexicain sur Mexico. Venant du théâtre, je suis habituée à me débrouiller pour créer des choses à partir de presque rien. Nous devions tout tourner à Mexico car nous ne pouvions pas filmer New-York. Recréer la cinquième avenue à Mexico s’annonçait difficile, presque impossible, et on y est parvenu avec un trompe-l’œil. Cela ne coûtait pas cher et surtout, cela correspondait à l’idée: les contraintes permettent parfois plus de liberté. Je voulais que les décors et les scènes animées aient la sensibilité de Frida, son humeur et son style sophistiqué parce que le reste du film serait réaliste. Je voulais casser la ligne narrative du film en montrant les peintures, sans que l’on puisse deviner comment ils seraient introduits: j’ai procédé différemment à chaque fois. C’est parfois par la musique: Paloma Negra et La Llorona inspirent les images car les chansons de Chavela Vargas sont la force dominante de ces scènes. J’ai essayé de créer un équilibre entre les choses.
Comment a été créée la pochette du disque distribué aux Etats-Unis ?
Elle est inspirée par la peinture où apparaissent les deux Frida. Frida avait en elle une part de masculinité et entretenait un paradoxe avec sa féminité. Je pense que l’image de cette Frida habillée en robe mexicaine donnant la main à une Frida masculine fait bien comprendre la complexité de cette femme. La Frida habillé en homme est la même que celle qui apparaît dans le film dans la scène où elle se coupe les cheveux. Nous avons placé la Frida en robe dans une scène tridimensionnelle créée à partir d’une peinture. Elle est assise sur un banc placé en perspective forcée devant la peinture. Je pense que cela suscite une interrogation: qui est vraiment Frida ?
Quand avez-vous commencé à parler de la musique avec Elliot Goldenthal ?
A partir du premier jour ! Nous vivons ensemble, alors… J’avais dit à Elliot que je désirais une voix féminine qui soit dominante dans le film, nous devions donc trouver une chanteuse. Nous avons acheté des disques de Chavela Vargas, de Lila Downs et d’autres chanteuses latino-américaines. Ni moi ni Elliot n’avions entendu Chavela Vargas et je crois qu’elle est plus connue en Europe, peut-être en Espagne parce que Pedro Almodovar a utilisé sa musique. Mais elle est très célèbre en Amérique du Sud car elle est du Costa-Rica et qu’elle a presque quatre-vingt-dix ans. Nous avons donc écouté ses disques et sommes tombés à la renverse ! Elle est une sorte d’Edith Piaf mexicaine. Je ne comprends pas beaucoup l’espagnol (Elliot le comprend un peu plus que moi) mais j’ai trouvé cela incroyable, magique. J’avais déjà l’idée d’utiliser deux chansons dans le film et je suis allée voir Salma et lui ai demandé si elle connaissait Chavela Vargas. Elle m’a répondu « Tu es folle ? Bien sûr ! » Je lui ai dit que je voulais que Chavela Vargas soit dans le film et qu’elle joue la Mort. Nous sommes donc allés la voir à Mexico et elle nous a révélé qu’elle a eu une relation amoureuse avec Frida Kahlo. Elle a vécu avec elle pendant cinq ans ! La musique d’Elliot pour Titus est énorme, celle pour Butcher Boy est plus contenue. Nous n’avions pas beaucoup d’argent pour Frida, qui est plus un portrait qu’un film à grand spectacle. L’intimité était importante et nous avons décidé que les guitares et les autres instruments à cordes seraient des voix qui rendraient presque hommage à Frida dans son lit. C’était un concept en partie basé sur la nécessité mais de bonnes choses en sont ressorties. Nous ne pouvions pas avoir d’orchestre mais en fait, nous n’en avions pas besoin. Je pense que la musique est incroyable parce qu’elle est très mélodique. Nous avions une équipe qui nous a aidés à trouver les chansons utilisées dans le film et Elliot a réussi à composer un score qui ne dénote pas car il a gardé le même caractère mélodique. Je pense que c’est sa musique de film la plus mélodique.
Avez-vous une approche différente pour chaque film ?
Oui. Vous savez, depuis vingt ans que l’on travaille ensemble, il est capable de s’adapter à mes envies et aussi de me convaincre quand je ne suis pas d’accord avec lui. J’avais utilisé une musique temporaire pour Titus et nous nous étions presque entre-tués (rires) ! J’avais utilisé au moins dix musiques d’Elliot: Alien 3, Batman Forever… et il m’avait dit « Qu’est-ce que je suis supposé faire maintenant ? » Alors je lui ai promis de ne pas utiliser de musique temporaire sur Frida. Je n’ai donc entendu aucune musique sur le film à part la sienne et c’était bénéfique de travailler ainsi. Ce n’est pas bon pour le compositeur de travailler avec une musique temporaire car il n’est pas libre de créer, et ce n’est pas bon pour le réalisateur parce qu’il tombe amoureux de la musique temporaire. Finalement, c’était une expérience enrichissante.
Dans Titus, la musique reflète les personnages. Dans Frida, reflète-t-elle le pays et sa culture ?
Bien sûr. Cela ne pose pas de problème à Elliot que la musique doive être latine ou autre chose. Il l’intègre et reste cohérent avec sa propre personnalité. Il a utilisé des vihuelas (petites guitares – NDLR), des harpes mexicaines, un harmonica de verre qu’il utilise souvent dans ses musiques de films, et il a réuni d’incroyables musiciens venant de New-York et du Mexique. Il a une capacité à capter l’essence des musiques de culture différente sans en faire une simple imitation: cela reste du Goldenthal original. Il a écrit la musique de trois chansons, dont Viva La Vida qu’il a écrit pour les Trio presque dans un style mexicain classique, et Burn It Blue, la seule dont les paroles sont en anglais. L’interprétation de Caetano Veloso est à mourir, ainsi que celle de Lila. C’est un des thèmes du score qui fait la musique de cette chanson car je trouve écoeurant que les chansons de génériques de fin ne soient que des chansons pop, et nous nous sommes battus pour ne pas faire cela ! La musique de la chanson prolonge le score et constitue une vraie fin pour le film, enfin si les spectateurs ne quittent pas leur siège pendant le générique ! Les chansons du film sont presque toutes interprétées par des femmes, mais nous voulions aussi le point de vue de Diego Riveira sur Frida à travers la voix de Caetano Veloso. Quant à la voix de Lila Downs, elle incarne Frida et c’est elle la flamme: les paroles disent « elle devient une étincelle dans le ciel et devient libre de voler« . On peut également entendre ces paroles en espagnol au début, dans Benediction And Dreams.
Pouvez-vous nous détailler la combinaison entre votre travail et la musique ?
La musique est parfois l’élément de départ, par exemple pour une danse. Au début de Titus, Elliot a d’abord composé la musique puis j’ai conçu la chorégraphie de la marche. Parfois, ce n’est pas du tout la musique d’Elliot qui m’inspire. Pour Frida, j’ai choisi des chansons de Chavela Vargas vieilles de trente ans comme Paloma Negra et j’ai imaginé des événements qui n’étaient pas dans le scénario. C’est sa façon de chanter et l’évolution de sa voix au long de la chanson qui m’a aidé à concevoir la scène. Pour La Llorona, Chavela Vargas ne voulait pas faire de play-back, elle acceptait de faire cette scène à condition de chanter vraiment et que l’on utilise la prise de son. Nous avons donc tourné dix prises où elle est assise dans le bar, chantant la chanson à Frida. J’y ai relié la scène du meurtre et, puisque la chanson pouvait couvrir toute la scène, j’ai fait le montage des images d’après elle. Je n’aime pas dire comme dans un clip, mais c’était cela d’une certaine manière. Mais lorsque l’on dirige un opéra, on laisse la musique intacte et on y adapte le visuel. Je m’étais dit avec Elliot que nous devions aborder Mexico, New-York et Paris de façon différente. Elliot a donc écrit de la musique jazz en plus de la musique préexistante. Pour Paris, la musique n’est pas censée être de Joséphine Baker mais c’était devenu le son que nous voulions utiliser. En l’occurrence, la musique aide les images à nous faire voyager et à garder les repères géographiques dans un film qui mélange autant de lieux et d’époques.
Quelle est la démarche de la chanson La Bruja ?
Edward Norton, qui a écrit la version finale du script, a imaginé cette scène où Frida va dans le bar après avoir surpris Diego avec une autre femme. Au lieu de s’effondrer, elle prend un bain et passe une soirée dans ce bar. Cela révèle un aspect essentiel de ce personnage: elle savait très bien que son mari allait la tromper même si elle n’aimait pas cela et cette chanson est une manière pour elle de lui dire « Regarde-moi, espèce de con ! » (rires) Et quand on voit le visage de Diego, fumant un cigare, on sait qu’il réalise qu’il ne peut pas s’empêcher de tromper sa femme et qu’il se sent très mal. La Bruja fait partie de ces choses magiques car elle fait partie des chansons préférées de Diego Riveira. Salma le savait et m’avait dit que c’était incroyable que j’ai choisi cette chanson. Leonardo Heiblum, un des superviseurs mexicains de la musique, a réuni les musiciens de Los Vega pour cette chanson traditionnelle. Personne ne savait comment chanterait Salma mais on a gardé le son direct de la prise. Ce que j’aime chez Salma est cette façon de rugir dans son chant. Nous avons réenregistré la chanson pour l’album car la qualité n’était pas assez bonne pour le CD. D’ailleurs, je crois que nous fait une erreur parce que le tempo est trop lent sur l’album, il est beaucoup plus rapide dans le film.
Peut-on faire un rapprochement entre la relation Frida Kahlo / Diego Riveira et celle que vous avez avec Elliot Goldenthal, du point de vue artistique ?
De ce point de vue d’accord ! Je crois que j’aime cet aspect de l’histoire d’amour. Ce qui est si puissant pour moi est que Frida est la seule personne qui puisse critiquer les peintures de son mari et à quel point il admire sa femme en tant qu’artiste. Et elle l’admire beaucoup également car elle sortait de l’adolescence quand elle l’a vu pour la première fois. Ils étaient tous les deux peintres mais elle était minimaliste alors qu’il peignait des fresques, il n’y avait donc pas de compétition entre eux, ils étaient même complémentaires. Il y a une scène où Diego dit à Rockefeller qu’il n’enlèvera pas Lénine de sa fresque. On m’a souvent demandé pourquoi j’ai consacré certaines scènes à Diego, mais si on ne sait pas ce qui arrive à Diego dans ces moments-là, on ne peut pas comprendre pourquoi il en vient à coucher avec la sœur de Frida. Cette nuit-là, quand on le voit se demander s’il est allé trop loin, on remarque sa vulnérabilité, même s’il ne fait pas de concession en tant qu’artiste. Quant à Frida, elle est capable de lui dire si son travail n’est pas bon ou s’il a tort: elle lui rappelle ce qui est le plus important. Même s’ils se trompent mutuellement, quelle est la base de leur relation ? Ce ne sont pas simplement un homme et une femme, mais deux artistes qui se complètent et qui nous inspirent moi et Elliot parce que nous les comprenons. Nous comprenons cet amour, ce respect qu’ils ont l’un pour l’autre, l’admiration pour le travail de l’autre, pour la personne. Ce n’est pas une relation banale mais aussi un lien mental, philosophique…
Entretien réalisé en avril 2003 par Sébastien Faelens & Vivien Lejeune
Transcription & traduction : Sébastien Faelens
Remerciements particuliers à Sophie Bataille (Le Public Système Cinéma), Axel Cléman (Universal Music) et Monique Ward (Ronni Chasen Company)