Gabriel Yared (1949)

50 Maîtres de la Musique de Film

Portraits • Publié le 09/12/2022 par

UnderScores se propose de dessiner dans cette série les portraits de 50 maîtres de la musique de film, de la glorieuse génération des compositeurs hollywoodiens du passé à ceux d’une époque plus récente, sans négliger les grandes figures de la nouvelle vague européenne. Bien sûr, c’est aussi l’occasion d’aborder des personnalités plus atypiques, loin du feu des projecteurs, mais qui se révèlent tout aussi indispensables.

« Bien, alors là, vous avez une scène d’amour, vous utiliserez donc un violon en solo aigu avec des trémolos d’alto et de violoncelle. Résultat : des clichés en pagaille. »

 

Gabriel Yared

Aux côtés d’Éric Serra et de Jean-Claude Petit, le franco-libanais Gabriel Yared a contribué à façonner l’univers sonore de la musique de film française des années 80. La rapidité avec laquelle il s’est imposé n’est comparable qu’à celle dont bénéficia Georges Delerue en son temps. Compositeur très éclectique, du genre autodidacte, il parvient à faire une synthèse étonnante de toutes les cultures qui ont forgé son identité. Musique électronique, orientale, classique, souvent combinées à des rythmes de jazz ou de pop-music. Ce nouveau langage, influencé à la fois par la télévision, la publicité ou le vidéo-clip, va redéfinir une nouvelle esthétique musicale grâce à de savants mélanges entre instruments acoustiques et effets synthétiques. Contrairement à beaucoup de ses confrères, Yared n’est pas un homme d’image. Il compose surtout en s’inspirant de l’histoire et a besoin de bien connaitre le réalisateur avant de s’engager sur un projet. C’est la clé de son travail, parfois accompagné de l’incompréhension de certains réalisateurs, parfois dans une totale harmonie avec eux, notamment avec Jean-Jacques Beinex, René Laloux, Jean-Jacques Annaud et Anthony Minghella.

 

Né à Beyrouth, dans une famille de commerçants de culture francophone, le jeune Yared grandit dans une atmosphère peu favorable à l’éveil musical. Très tôt il manifeste pourtant des aptitudes musicales et apprend à jouer de l’accordéon à clavier grâce à un professeur tchèque qui lui enseigne quelques rudiments de solfège. Il effectue sa scolarité chez les Jésuites où, à temps perdu, il s’exerce sur l’orgue du pensionnat et s’inscrit dans la classe de piano de Bertrand Robillard, un français qui deviendra plus tard le professeur d’harmonie et de contrepoint des frères Rhabani. Au sujet de son jeune élève, il estime qu’on ne fera jamais rien de bon avec lui. Mais Yared persiste et se met assidument à déchiffrer des partitions de musique classique. Bach, Mozart, Schumann, Mendelssohn… Dans le même temps, il dévore aussi les albums des Beatles, Bobby McFerrin, Marvin Gaye, Léo Ferré, le jazz moderne de Thelonious Monk, John Coltrane et de Count Basie… Tout ce qui a trait à la musique, qu’elle soit classique, contemporaine ou même tribale l’intéresse. Progressivement il se fait une oreille musicale mais ne va pratiquement jamais au cinéma. Il a néanmoins un choc artistique après une projection de Marnie (Pas de Printemps pour Marnie – 1964) d’Alfred Hitchcock, dont la partition est composée par Bernard Herrmann. Il bénéficie d’une bourse qui lui permet de suivre en auditeur libre les cours d’Henri Dutilleux et de Maurice Ohana à l’École Normale de Musique de Paris. En 1984, pour composer le générique du journal de 20h de TF1, il reprendra de manière assez subtile l’ostinato de cordes provenant du scherzo de la Première Symphonie de Dutilleux. Il reste par ailleurs beaucoup marqué par l’enseignement de son vieux maître et continue jusqu’au bout à garder de bonnes relations avec lui.

 

 

C’est à Rio de Janeiro qu’il va ensuite séjourner pendant un an et demi, collaborant notamment avec Ivan Lins, ambassadeur de la bossa moderne. À son retour à Paris, en 1973, il enregistre un disque avec les frères Costa et entame une carrière d’orchestrateur très fertile dans le domaine de la variété. Le succès arrive avec la chanson J’ai un Problème interprété par le couple Johnny Hallyday et Sylvie Vartan. Sur la lancée, il s’occupe avec Roger Loubet de l’arrangement musical du disque conceptuel Hamlet de Hallyday, d’après Shakespeare. Le projet est ambitieux mais sera un bide sans appel, la faute sans doute à des compositions plutôt médiocres. L’habillage musical de Yared, qui comprend un orchestre et des chœurs, se révèle par contre assez travaillé, notamment le Prologue et La Mort d’Ophélie. Avec ses premiers revenus, il s’achète des partitions musicales en tout genre, ce qui lui permet de développer son éducation musicale (Bartók, Prokofiev, Stravinski et surtout Ravel qu’il affectionne). C’est ainsi qu’il apprend l’écriture musicale, d’abord pour le piano seul puis le quatuor et l’orchestre. De 1973 à 1979, il va signer un très grand nombre d’arrangements pour une mélopée d’artistes.

 

Il crée sa propre formation orchestrale, qui fait des merveilles sur des titres comme C’est l’Amour et la Vie que je te dois de Mireille Mathieu ou L’Hirondelle de Gilbert Bécaud. Parmi l’une de ses plus belles réussites, on peut également citer La Belle et la Bête de Gérard Lenorman, un titre assez étonnant composé par Jean-Michel Jarre et enregistré dans les studios du mythique Bernard Estardy. C’est d’ailleurs par l’entremise de ce dernier qu’il fait la rencontre de Françoise Hardy. Avec elle il va réaliser cinq albums et composer plusieurs chansons, comme le funky J’écoute de la Musique Saoûle, écrit par Michel Jonasz. Un style qui n’est pas tellement du goût de la chanteuse mais qui a le mérite de l’entrainer sur un répertoire différent. On retiendra surtout la mélodie Que tu m’enterres dans lequel le lyrisme triste de Yared commence à se profiler. En 1979, il compose et interprète lui-même l’album solo Toc Toc Toqué. Le disque passe quasiment inaperçu mais comporte l’étonnant Muezzin, chanson très ambitieuse écrite dans une forme différente, où l’orchestre se révèle aussi important que le chant.

 

 

Le travail avec Hardy n’est pas de tout repos. Elle souhaite des arrangements très simples, dans le style de Michel Berger, tandis que lui veut exploiter au maximum les possibilités expressives de l’orchestre. En définitive, cette collaboration s’avère un brin décevante et le spleen lyrique si caractéristique de la chanteuse sera mieux développé par des musiciens comme Alain Lumbrano ou Rodolphe Burger. Toujours en tant qu’orchestrateur, il participe à quelques productions cinématographiques assez obscures comme Miss O’Gynie et les Hommes Fleurs (1974) (pour lequel il arrange une pièce du Carnaval de Schuman) et le western américain de Claude Lelouch Un Autre Homme, une Autre Chance (1977). En 1978, suivant les conseils de Dutilleux, il décide de tout plaquer pendant deux ans pour étudier le contrepoint avec Julien Falk et se consacrer à la composition. Falk l’incite à composer de la musique atonale intégrale mais Yared n’est pas du tout emballé.

 

Heureusement pour lui, une nouvelle opportunité ne tarde pas à se présenter en la personne de Jacques Dutronc, le mari de Françoise Hardy, qui le présente à Jean-Luc Godard, qui souhaite utiliser quelques mesures de l’Ouverture de l’Acte IV de La Gioconda de Ponchielli pour Sauve qui Peut (la Vie) (1979). Mais le rendez-vous avec le réalisateur phare de la Nouvelle Vague est houleux. Gabriel Yared, qui sort alors d’une période d’orchestration à tout va pour des chanteurs de variétés, en a marre de devoir encore se répéter. Il ne connait même pas Godard et lui conseille d’aller chercher dans le guide du show-business s’il veut faire appel à un simple technicien. Le réalisateur apprécie néanmoins le franc-parler du compositeur et lui précise qu’il pourra également écrire des compositions plus personnelles tout en veillant à garder en filigrane le thème de Ponchielli. Le film inaugure la période la plus radicale du réalisateur, mais l’usage de la musique, utilisée sur les fréquents ralentis, s’avère plutôt efficace pour souligner la fracture du couple joué par Jacques Dutronc et Nathalie Baye. Comme sur tout film d’auteur qui se respecte, le budget est pauvre et Yared utilise principalement un effectif instrumental très réduit comprenant un piano Fender, un Moog et un Polymoog. Une combinaison musicale qui, malgré son archaïsme, apporte une sonorité souvent très originale. En cela, le compositeur poursuit le travail de recherche sonore inauguré naguère par François de Roubaix et Michel Magne.

 

 

Il développe ensuite ces sonorités synthétiques sur Malevil (1981) réalisé par Christian de Chalonge, film pas forcément très réussi mais dont le sujet (une catastrophe nucléaire) lui permet d’utiliser des sons échantillonnés à l’aide du Fairlight, un instrument hypermoderne (notamment très apprécié par certains artistes de pop-music comme Peter Gabriel, Daniel Balavoine ou Jean-Michel Jarre), capable de transformer les sons de la vie courante en notes de musique. Avec le Fairlight, Yared crée ses propres samples, constitués de sons environnants (gouttes de pluies, chant d’oiseaux, cloches…), mêlés à des percussions vocales ou encore des extraits de musiques traditionnelles provenant de la collection Ocora Radio France. Mais l’ensemble de la musique reste quelque peu atypique en dépit de propositions sonores intéressantes. Au final, elle sera très peu utilisée par le réalisateur, pourtant assez à l’aise dans le langage musical contemporain (on lui doit une collaboration avec Gilbert Amy sur L’Alliance et avec Patrice Mestral sur l’excellent L’Argent des Autres). Après cette claque, Yared va heureusement trouver une meilleure complicité avec Jean-Jacques Beinex sur La Lune dans le Caniveau (1983). Le réalisateur est attiré par les effets sonores insolites développés par Yared et l’encourage à continuer dans cette voie. L’une des qualités de Beinex est qu’il donne de l’espace aux compositeurs pour que la musique soit entendue. Son approche s’inscrit dans la lignée, relativement restreinte, des collaborations fondées sur un véritable échange entre réalisateur et compositeur. Pour ce film très avant-gardiste et stylisé, il envisage une sorte d’opéra non chanté avec une bande sonore riche et travaillée.

 

Tout comme dans Sarah (1983) de Maurice Dugowson, on retrouve pour La Lune dans le Caniveau le mélange entre instrumentation classique et synthétique, mais dans une forme plus maîtrisée. Yared a écrit les thèmes très tôt, ce qui a permis au réalisateur d’utiliser la musique sur le plateau de tournage de manière à guider les comédiens dans leurs déplacements et à s’imprégner du lyrisme du film. La java romantique pour piano et orchestre qui marque l’apparition de la sensuelle Loretta (Nastassja Kinski) dans le Mikado Bar est en cela une réussite indéniable dans la carrière du compositeur. Le lyrisme de la musique attire l’auditeur vers une sorte d’ailleurs fantasmagorique, qui s’oppose à la réalité des docks, marquée par une partition mécanique et bruitiste. Un morceau comme La Folie Ouvrière est par exemple réalisé à partir de sons échantillonnés, provenant du bruit industriel des ouvriers du port de Marseille. Yared va même jusqu’à utiliser des maquettes, car certaines sonorités synthétiques possèdent une couleur particulière que l’on ne retrouve pas dans le domaine acoustique (on peut par exemple évoquer Folie des Docks, sorte d’ostinato forcené, inspiré de Bartók, avec des cordes très divisées). Malgré sa mise en scène virtuose et son style visuel recherché, le film de Beinex se révèle trop boursouflé pour convaincre réellement et les avis sont partagés. Présenté au Festival de Cannes, le film se prend une volée de bois vert, et même son producteur, Daniel Toscan du Plantier se déclare atterré, à la fois par le film et par la « soupe » de Yared. Pourtant, la musique du compositeur, écrite pour échantillonneurs et ensemble symphonique (40 musiciens) se révèle clairement à la hauteur et reste même encore aujourd’hui l’un de ses travaux pour l’écran les plus satisfaisants. La partition est éclectique (valse, tango, fugue, danse arabisante) et culmine sur le formidable medley final du générique de fin, qui reprend tous les thèmes principaux dans un étonnant patchwork musical. Malgré l’échec commercial du film, la carrière cinématographique de Yared est désormais lancée.

 

 

Tout au long des années 80, et même sur la décennie suivante, Yared va exploiter les sonorités synthétiques qu’il combine régulièrement avec l’orchestre, même si cette pratique est souvent plus guidée par des raisons budgétaires que musicales. Il travaille en complicité avec Georges Rodi, un musicien de l’ombre, qui sera l’un des premiers à introduire les synthétiseurs en France (Arp monophonique, Polymoog, Prophet One, Sequencer…). Bien que relativement démodées, ces sonorités servent souvent une création musicale originale. Une partition comme Interdit au Moins de 13 ans (1982) pour synthétiseurs et guitare électrique cultive les ambiances mystérieuses, dans la lignée de ce que pouvait faire les Pink Floyd à l’époque de Wish You Were Here. Toujours soucieux de créer une véritable jonction entre l’orchestre et les nouvelles techniques modernes, Yared va faire preuve d’une véritable poésie musicale avec Nemo (1984) réalisé par Arnaud Sélignac. Le film n’est pas bon mais la partition n’est pas dénuée d’intérêt, notamment dans la manière de combiner sonorités électroniques, percussions métalliques et instruments acoustiques. Sur le générique final, on peut ainsi relever un très beau thème mélodique interprété par une voix d’enfant, brusquement interrompu par une cascade d’ostinati violents joués par les cordes. Un bel exemple de la faculté du compositeur à mélanger les styles et à passer sans crier gare d’une humeur musicale à l’autre.

 

Avec 37°2, le Matin (1986), Yared retrouve l’instrumentarium réduit de ses débuts : piano, sax, harmonica, guitare, accordéon, percussions et synthétiseur. Cette musique deviendra l’une de ses plus célèbres grâce à son thème principal pour piano à quatre mains. Dans le film, le morceau est interprété par les deux acteurs. Béatrice Dalle ne savait jouer que d’un seul doigt. Quant à Jean Hugues Anglade, il s’exerçait à l’époque sur la pièce Docteur Gradus Ad Parnassum, la première pièce de Children’s Corner de Debussy. Gabriel Yared a donc construit son thème selon une synthèse des capacités réciproques des deux comédiens. Anglade joue la partie d’accompagnement répétée en gardant la même position de doigt que la pièce de Debussy et Dalle la mélodie avec un doigt. Elle ne fait en réalité qu’une simple gamme montante, avec une note bleue au milieu. Une mélodie extrêmement simple dans son dépouillement mais qui marque instantanément l’oreille. Sur une autre version, le thème est également repris par un riff de guitare rock et un harmonica au son fragile et fluet. Comme deuxième thème principal, on notera Betty et Zorg, mélodie éthérée pour saxophone, guitare et harmonica, qui renvoie à la période brésilienne du compositeur. D’autres compositions pour synthétiseurs sont également marquantes en particulier l’envoûtant Des Orages pour la Nuit, un thème écrit à l’origine pour un ballet avorté de Carolyn Carlson et Maudit Manège qui imite les sonorités chatoyantes de l’orgue de barbarie.

 

 

À cette époque, Gabriel Yared ne manque jamais une occasion de pouvoir se frotter au registre expérimental, pour le meilleur ou pour le pire. Sur une séquence d’action de Beyond Therapy (1987) filmée au ralenti, il va par exemple jusqu’à utiliser des voix synthétiques pour un résultat pas toujours heureux d’un point de vue musical mais qui s’avère efficace sur les images. Vincent et Théo (1990), le film suivant de Robert Altman, est plus intéressant et bénéficie d’une texture électro-acoustique plus dense et chromatique. Yared a puisé son inspiration dans la peinture de Van Gogh (Les Tournesols, Nuit Étoilée) plutôt que dans le film lui-même. La partition électronique, étrange et infernale, semble surtout provenir du cerveau en ébullition du peintre maudit joué par le comédien Tim Roth. Ces expériences sonores vont se poursuivre également sur le documentaire naturaliste L’Arche et les Déluges (1992) de François Bel qui mêle étroitement sonorités synthétiques et orchestre symphonique. C’est une partition bouillonnante, d’une grande puissance évocatrice, traversée d’élans dissonants et tempétueux. Elle n’est pas forcément d’un accès aisé et pourra déconcerter les amateurs de musique classique pure. Elle figure en tout cas parmi les œuvres musicales les plus accomplies du compositeur.

 

C’est aussi sur le cinéma d’animation que Gabriel Yared va pouvoir développer les pleines possibilités de la musique synthétique en particulier avec Gandahar (1987) de René Laloux, dessiné par Caza. Le réalisateur lui laisse carte blanche et souhaite une musique qui épouse l’esprit de l’animation tout en évitant la démagogie racoleuse des films de Walt Disney. Sur le plan graphique et musical, Gandahar n’a pourtant pas la même inventivité que La Planète Sauvage, qui représente sans doute le sommet esthétique de Laloux, mais il reste traversé de certaines fulgurances. Comparés au luxe et à la qualité des échantillonneurs d’aujourd’hui, les sonorités synthétiques (créées sur KW 250, Oberheim XPander, Prophet, Arp Odyssey) accusent leur âge mais certaines parties, comme le générique, traité à la manière d’une fugue, et surtout La Marche des Hommes-Métal (sonorisé par Christian Zanési), restent particulièrement mémorables.

 

 

La fidélité aux formes classiques de la musique conduit également le compositeur à écrire pour des formations acoustiques plus traditionnelles ou pour des solistes virtuoses, comme dans La Diagonale du Fou (1984), une partition qui fait une utilisation très expressive du violon alto (joué par Gérard Caussé), instrument au timbre sombre qui est rarement mis en valeur dans les musiques de film. Avec Camille Claudel (1988) de Bruno Nuytten, Yared va signer l’une de ses partitions les plus élaborées. L’œuvre est écrite pour un vaste orchestre symphonique de 70 musiciens à cordes, comprenant une harpe et un pupitre de percussion. Les cordes ne jouent pas à l’unisson mais sont extrêmement divisées. Elles rejoignent la dramaturgie du film tout en reflétant la complexité psychologique de Camille (Isabelle Adjani). Derrière la façade heureuse du thème initial, Yared a ainsi volontairement choisi un thème majeur où se trame déjà tous les tourments de l’héroïne. Pour évoquer sa relation tumultueuse avec le sculpteur Rodin, il s’est notamment inspiré d’œuvres néo-classiques tortueuses aux couleurs crues comme La Nuit Transfigurée de Schönberg, Les Métamorphoses de Richard Strauss et l’Adagio de la Dixième Symphonie de Mahler. L’année d’après avec Tatie Danielle (1990), il casse son image de compositeur fiévreux et romantique en écrivant un thème plus léger : une valse à trois temps dans l’esprit de Poulenc et du jazz, porté par le piano, la clarinette et le saxophone. La chanson qui en découle (La Complainte de la Vieille Salope) est interprétée par Catherine Ringer qui s’est inspiré du style vocal très haut perché d’Yvonne Printemps.

 

Avec L’Amant (1992) de Jean-Jacques Annaud, il signe une partition très atmosphérique aux réminiscences asiatiques avec un thème principal très inspiré : une simple ligne d’arpèges pentatoniques qui permet à la fois d’exprimer la moiteur du climat asiatique et la fragilité des émois amoureux de l’adolescente. Ce thème est décliné tout au long du film en différents arrangements : par les cordes, la clarinette soliste et de délicates notes au piano. On pourra tout juste regretter que Yared n’ait pas été davantage impliqué dans la création des sonorités « ambiantes », notamment celles qui accompagnent les scènes d’amour torrides entre Tony Leung Ka-Fai et la superbe Jeanne March. Annaud a préféré utiliser des compositions de l’ingé-son Laurent Quaglio.

 

 

Avec l’excentrique Jean-Pierre Mocky, c’est l’artisanat furieux. Le budget est aussi misérable que chez Godard mais Yared est ravi de se confronter à des méthodes plus aventureuses. Il travaille avec le groupe vocal Les Double Six sur la chanson de la comédie Les Saisons du Plaisir (1988) et brosse un thème à suspens pour cordes dans Agent Trouble (1987). Une formule qu’il reprend avec succès sur d’autres films, notamment le thriller psychologique The Talented Mr. Ripley (Le Talentueux Mr Ripley – 1999) d’Anthony Minghella, une partition basée sur un thème syncopé obsessionnel, qui n’est pas si éloigné du style de Bernard Herrmann ou de l’espagnol Alberto Iglesias. The Talented Mr. Ripley est surtout l’occasion pour Yared d’écrire une chanson insérée dès l’ouverture du film, ce qui est plutôt inhabituel : une sorte de berceuse envoûtante, interprétée par Sinead O’Connor, qui annonce d’une manière poétique le déroulement dramatique du film. Yared se révèle d’ailleurs assez à l’aise dans ce registre vocal. Sur l’étonnant thriller paranormal de Mocky Noir Comme le Souvenir (1995), c’est la voix d’une enfant, à la fois douce et inquiétante, qui semble littéralement hanter le film. On peut aussi évoquer la tendre chanson interprétée par Marie Pelissier dans Cœur de Métisse (1992) et la berceuse d’Azur et Asmar (2006) chantée par Souad Massi. Ce film d’animation signé Michel Ocelot reste par ailleurs l’une des partitions les plus raffinées de Yared dans le mélange entre sonorités orientales (oud, kanoun, violon arabe…) et occidentales (orchestre de l’opéra de Lyon). Enfant, le libanais détestait pourtant la musique arabe, mais le cinéma va lui donner l’occasion de renouer les liens avec sa culture d’origine. La lecture et l’analyse de l’ouvrage La Conférence sur la musique arabe tenue au Caire en 1932, que lui donne sa grand-mère, va lui être d’un grand secours pour retranscrire les rythmes et les modes orientaux.

 

Dans ce répertoire oriental toujours très métissé, on peut par exemple évoquer Les Petites Guerres (1982) de Maroun Bagdadi, qui combine l’électronique aux instruments arabes (oud, flûte naï, kanoun, kamanja). Dans L’Invitation au Voyage (1982) de Peter Del Monte, c’est l’utilisation d’une trompette accordée en quart de ton (jouée par Nassim Malouf) qui vient ouvrir une fenêtre sur un ailleurs hors du temps. La partition d’Hanna K (1984), réalisé par Costa Gavras, est plus ambitieuse et Gabriel Yared peut se payer une véritable formation classique qu’il fait dialoguer avec un ensemble oriental. D’autres partitions méritent également le détour comme Adieu Bonaparte (1985) de Youssef Chahine, qui emploie une scie musicale comme instrument soliste. Dans La Lune dans le Caniveau (1983), on n’oubliera pas non plus la sensualité musicale de La Danse de Bella, tout en changement de tonalité musicale et de rythme. Notons également ce thème arabo-andalou obsédant proche du boléro de Ravel qui accompagne les personnages d’IP5 : l’Île aux Pachydermes (1992). On retrouve encore cette veine arabisante sur la comédie d’aventure de Philippe De Broca Les 1001 Nuits (1990), à travers un très beau thème qui évite habilement le piège de l’orientalisme bon marché. À l’international, c’est sans aucun doute la partition du film The English Patient (Le Patient Anglais – 1996) d’Anthony Minghella qui marquera le mieux les esprits : un magnifique thème d’ouverture avec un solo de cor anglais suivit par des cordes arabo-slaves qui traduisent à merveille le mystère et l’immensité du désert.

 

 

Après son Oscar à Hollywood, Yared va être de plus en plus courtisé par les grands studios américains. Mais on ne lui propose que des films romantiques dans l’esprit de The English Patient ou des projets très formatés, sans envergure. Comme il le raconte lui-même : « Les Américains n’ont pas vraiment de propositions. Ce qu’ils offrent sont des projets insipides, violents. Il reste les grands films, qui ne courent pas les rues. Je cherche du côté de la création européenne qui est très indépendante de celle des États-Unis. » Comme il n’aime pas se répéter, il décide alors de revenir en France mais continue de temps à autre à travailler sur des longs métrages étrangers. L’une de ses plus amères déceptions restera sa partition rejetée pour Troy (Troie – 2004), une superproduction antique signée Wolfgang Petersen, aux images parfois impressionnantes mais à la réalisation très conventionnelle. L’idée principale sur laquelle Yared a travaillé était alors de donner au film un ton épique, colossal, comme une grande cantate épique, dans l’esprit des péplums d’antan. Des titres comme Achilles Destiny et Battle Of The Arrows, aux lignes vocales puissantes et aux percussions chargées, paraissent idéaux pour évoquer l’ampleur des grandes scènes de batailles, décrites par Homère dans L’Illiade. Pourtant, après une projection test, les directeurs du studio décident d’enlever la musique de Gabriel Yared, jugée trop « old fashioned » et d’engager le vétéran James Horner. Selon Yared, les chœurs et les percussions ne figuraient même pas dans le mixage de la musique, ce qui a sans doute dû grandement jouer en sa défaveur car les voix étaient un élément absolument essentiel de la partition. Un an et demi de travail se retrouvent ainsi mis au placard, au grand dam du compositeur, qui le prit très mal. Sur un coup de tête, il met en ligne gratuitement sur son site internet toute la musique destinée au film, avant de devoir la retirer suite à des menaces de plaintes des patrons de la Warner. À ce jour, le score n’est toujours pas édité légalement, mais on le trouve facilement sur YouTube. Gabriel Yared a pourtant joué le jeu des conventions hollywoodiennes, évitant les formules avant-gardistes et l’utilisation anachronique des synthétiseurs. Le thème d’amour entre Hélène et Paris est de toute beauté et le style orchestral se plie aux références classiques du genre (les chœurs massifs hérités de Carl Orff ou les rythmiques tirées du Mars de Gustav Holst, déjà reprises par John Williams dans Star Wars). Surtout, l’utilisation des voix bulgares et de la soliste Tanja Carovska apportent au film une couleur musicale unique et tragique, rappelant la détresse du cri des troyennes dans les cérémonies funèbres.

 

Cette expérience malheureuse aura sans doute contribué à l’isolement de Yared vis-à-vis des grands studios américains et plus généralement des films populaires. Il continue pourtant à composer régulièrement mais se retrouve sur des projets de moins en moins consistants et à faible budget. En 2017, la Philharmonie de Paris lui rend un bel hommage en l’invitant à jouer plusieurs de ses musiques de film. Plus récemment, en janvier 2021, l’orchestre philharmonique de Radio France, sous la direction de Dirk Brossé, a joué plusieurs de ses suites musicales dont une courte pièce tirée de Troy. Malheureusement, le chœur de Radio France qui devait se joindre au concert s’est trouvé au dernier moment forcé de déclarer forfait pour cause de Covid. Souhaitons qu’un jour, un chef d’orchestre ou le compositeur lui-même auront l’opportunité d’en tirer une grande pièce de concert, comme avaient si bien pu le faire Sergei Prokofiev pour Alexandre Nevski ou Heitor Villa-Lobos, avec sa partition rejetée de Green Mansions.

 

En dehors du cinéma, Gabriel Yared a également composé plusieurs musiques de ballets pour des œuvres telles que Shamrock (1987) de Carolyn Carlson, Le Diable Amoureux (1989) et Clavigo (1999) pour le chorégraphe Roland Petit ou encore Raven Girl (2013) de Wayne McGregor pour le Royal Opera Ballet.

 

 

À écouter : La Lune dans le Caniveau (Music Box Records), 37°2 le Matin (Virgin Music), Camille Claudel (Music Box Records), ainsi que la compilation très complète Gabriel Yared : Rétrospective (Naïve).

 

À lire : Figures Musicales du Liban : Gabriel Yared, écrit en 2017 par Zeina Saleh Kayali (Éditions Geuthner). Ouvrage rare et malheureusement épuisé chez l’éditeur.

 

À visionner: In The Tracks Of Gabriel Yared de Pascale Cuenot (Prelight Films).

Julien Mazaudier
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