UnderScores se propose de dessiner dans cette série les portraits de 50 maîtres de la musique de film, de la glorieuse génération des compositeurs hollywoodiens du passé à ceux d’une époque plus récente, sans négliger les grandes figures de la nouvelle vague européenne. Bien sûr, c’est aussi l’occasion d’aborder des personnalités plus atypiques, loin du feu des projecteurs, mais qui se révèlent tout aussi indispensables.
« En 1951, avec Un Tramway Nommé Désir, le monde de la musique de film a changé et n’a plus jamais été le même. »
Jerry Goldsmith
Considéré comme l’un des innovateurs de la musique de film « psychologique », Alex North est réputé pour être l’un des premiers compositeurs américains à avoir introduit le jazz ainsi que des procédés de composition avant-gardiste dans la musique hollywoodienne. Pulvérisant le moule post-wagnérien, alors en vogue, North sera un des musiciens qui marqueront le plus la génération montante des jeunes compositeurs tels que Lalo Schifrin, Jerry Goldsmith, John Williams et surtout Leonard Rosenman. À la sortie du film, la partition d’Un Tramway Nommé Désir fut tellement inhabituelle qu’elle fut attaquée par la « légion de la décence », qui la trouvait trop suggestive et charnelle. North dut ainsi être contraint de revoir sa partition, et de remplacer, par exemple, la sonorité langoureuse du saxophone par un simple cor.
Alex North naît dans la ville de Chester (Pennsylvanie, USA) en 1910, de parents émigrés russes. Il surmonte la pauvreté de sa jeunesse et finit par obtenir des bourses, d’abord du Curtis Institute de Philadelphie où il étudie le piano, puis, en 1929, de la prestigieuse Juilliard School of Music de New-York, où Bernard Wagenaar dirige ses études de composition. Poursuivant ses études le jour et travaillant comme télégraphiste la nuit, North, épuisé, découvre que l’Union Soviétique subventionne l’éducation de ses jeunes musiciens les plus doués. Passionné par la musique de Prokofiev, il décide de passer une audition en 1934, au conservatoire de Moscou, où il sera accepté. Deux ans plus tard, de retour à New-York, il étudie sous la direction d’Ernest Toch, récemment émigré de Vienne, et d’Aaron Copland, qui l’aide à trouver du travail comme compositeur pour des troupes de danse moderne (celle de Marta Graham en particulier). À partir de 1936, il va écrire régulièrement plusieurs musiques pour des documentaires, pièces de théâtre et ballets. En 1939, il passe deux ans au Mexique au cours desquels il continue ses études musicales, cette fois-ci avec Silvestre Revueltas, (compositeur de la superbe Noche de los Mayas), qui lui fait découvrir les percussions d’Amérique du Sud. Alex North avait par ailleurs une certaine affinité pour la musique des indigènes du Mexique et cela va se retrouver dans plusieurs de ses futures compositions telles que Viva Zapata ! (1952), The Wonderful Country (L’Aventurier du Rio Grande – 1959) et Under The Volcano (Au-dessous du Volcan – 1984).
De 1942 à 1946, Alex North travaille ensuite comme arrangeur au sein de l’orchestre de l’US Army. À la fin des années 40, il a déjà produit un nombre important d’œuvres dont la plupart ont des bases dramatiques solides. Des musiques de scènes (Coliolanus, Richard III, The Innocents d’après Henry James), une Revue pour clarinette et orchestre pour Benny Goodman, une cantate dramatique, Negro Mother, ainsi qu’une comédie musicale, Queen Of Sheba, écrite en 1948. L’année d’après, il signe la musique de la pièce de théâtre Death Of A Salesman (Mort d’un Commis Voyageur), d’Elia Kazan, qui témoigne déjà d’un goût prononcé pour le jazz et le registre dissonant. Dès son plus jeune âge, North s’est toujours intéressé au jazz. Il va régulièrement écouter des jazzmen tels que Paul Whiteman, Coon-Sanders et Ted Weems au Steel Pier d’Atlantic City. Puis, avec A Streetcar Named Desire du même metteur en scène, il innove en intégrant le jazz à la musique symphonique. Les audaces harmoniques de North et la complexité de son style inquiètent alors les dirigeants des studios ; mais Kazan, à force de persuasion, arrive à imposer le nom de son protégé au générique. À mi-chemin entre le blues et le romantisme noir, la musique d’A Streetcar Named Desire va au-delà de l’artifice du décor (la Nouvelle-Orléans) pour pénétrer l’âme de personnes instables. Un autre aspect original de la partition de North est qu’elle supprime parfois la démarcation entre musique intérieure et musique dramatique. On n’est pas toujours certain que la musique que l’on entend vient du club ou qu’elle fait partie du fond musical qui reste extérieur au narratif. L’année suivante, North s’allie de nouveau avec Kazan pour Viva Zapata!, une partition écrite sans doute sous l’influence du séjour qu’il fit au Mexique. Le morceau intitulé Gathering Forces (l’orage qui se prépare), motif très lyrique pour cordes, cuivres et percussions, reste l’un des moments musicaux que le compositeur préfère dans son œuvre.
En 1954, sur la musique de Désirée, North renoue avec le jazz romantique d’A Streetcar Named Desire, qui a fait sa réputation auprès du public. L’année suivante, avec The Racers (Le Cercle Infernal), il compose la chanson jazzy I Belong To You, interprétée par Peggy Lee, et commence déjà à s’intéresser aux percussions (que l’on retrouvera plus tard dans ses musiques de péplums) en utilisant des tambours, cymbales, gongs ou encore une mandoline qui est utilisée de manière très rythmique. Avec Unchained (Prisons sans Chaînes – 1955), il écrit la célèbre Unchained Melody, chantée et jouée à la guitare par Todd Duncan, cigare aux lèvres. Le film est aujourd’hui totalement oublié, mais la chanson est restée dans la mémoire populaire, grâce à diverses réinterprétations, notamment celle des Righteous Brothers, que l’on peut entendre des décennies plus tard dans la comédie-dramatique fantastique Ghost.
En 1955, avec The Rose Tattoo (La Rose Tatouée), North poursuit dans le drame psychologique, genre qu’il affectionne et qui lui permet d’utiliser le jazz comme un élément dramatique. La musique, basée sur des séries de notes simples, se déploie en un jazz atonal, mélodieux et raffiné. Il va également s’inspirer de la musique folklorique sicilienne pour caractériser la figure d’Anna Magnani, l’interprète du film. Dès lors, il va se spécialiser dans le genre en choisissant méticuleusement le sujet de ses films. Viennent ensuite I’ll Cry Tomorrow (Une Femme en Enfer – 1955), un drame sur le désespoir d’une femme en conflit avec elle-même, et surtout la remarquable partition du film d’épouvante familial The Bad Seed (La Mauvaise Graine – 1956). Le film est adapté d’une pièce à succès de Broadway et raconte l’histoire d’une fillette de huit ans qui sème la mort et la destruction autour d’elle. Filmé de manière théâtrale, la réalisation de Mervyn LeRoy manque de personnalité et la gamine a tendance à surjouer inutilement, mais la partition de North se révèle fascinante de modernité : il s’éloigne délibérément du jazz symphonique de ses débuts en composant une musique complexe, oscillant entre les dissonances et une recherche des harmonies simples. Il base également certains de ses morceaux, (en particulier la musique violemment dissonante du générique) sur la célèbre mélodie française Au Clair de la Lune qu’interprète l’enfant au piano.
En 1958, avec The Long Hot Summer (Les Feux de l’Été), premier volet d’une trilogie adaptée de William Faulkner, North compose une composition lyrique et chaleureuse pour petit ensemble où le jeu des solistes est particulièrement mis en valeur (comme le saxophone sur le titre Hey Eula!). Il va exceller dans le second volet, The Sound And The Fury (Le Bruit et la Fureur – 1959) en écrivant une partition de jazz symphonique chaude et inventive qui annonce par moment la musique raffinée du Schifrin des Félins. Certains morceaux, comme le délicieux The Southern Lovers sont de pures merveilles d’équilibres harmoniques entre jazz et musique symphonique. En 1961, North compose la musique du dernier volet, Sanctuary (Sanctuaire), plus sombre que les précédents mais qui est également une belle réussite. Un croisement efficace et sensuel entre blues-jazz, petit ensemble de cordes et de cuivres (I Remember Sanctuary), où on sent parfois au niveau des rythmes l’influence de Léonard Bernstein (Sleep Little Lush). Candy’s Return est une très belle pièce vénéneuse pour cordes, piano, cuivres et timbales, et le mystérieux Little Girl un thème lugubre envoûtant. La chanson du film, Sanctuary, interprétée par Julie London, annonce clairement le style feutré de John Barry ou encore celui d’Henry Mancini : un jazz cool, accompagné par des cordes languissantes. En 1960, Alex North travaille avec John Huston sur The Misfits (Les Désaxés) et devient l’un de ses amis proches. D’autres films suivront comme Wise Blood (Le Malin – 1979), Under The Volcano (Au-dessous du Volcan – 1984), Prizzi’s Honor (L’Honneur des Prizzi – 1985) et le film testamentaire du réalisateur, The Dead (Les Gens de Dublin – 1988), sur lequel North signe un thème mélancolique empreint d’une forte nostalgie.
Dans les années soixante, la carrière du compositeur se poursuit de manière frénétique. Sa collaboration avec Kirk Douglas et Stanley Kubrick sur Spartacus (1960) lui donne l’opportunité de composer une vaste partition, riche et massive, aux rythmes barbares. Sans rien connaître de la musique romaine, qui reste assez inconnue, North s’inspire des musiques militaires composées de marches et de fanfares. Comme référence classique, Kubrick lui demande de se référer à Alexandre Nevski de Prokofiev. Dominée par une débauche de cuivres, de percussions et d’instruments à vents, la partition inclut une section d’instruments rares et exotiques comme le dulcimer, les clochettes chinoises, la flûte yougoslave, la cornemuse ainsi que l’ondioline : un instrument de musique électronique français permettant un jeu de vibrato naturel. Pour représenter l’amour que Spartacus porte à la jeune esclave Varinia, North compose un très beau thème romantique qui revient comme un leitmotiv dans le film. La pièce obtiendra un grand succès public et sera ensuite interprétée par des jJazzmen tel que Bill Evans ou Yusef Lateef. Il faut également noter que North a composé plusieurs pièces de grande qualité restées utilisées sur le montage final du film, comme par exemple la très belle berceuse macabre Desolation / Elegy.
Après cette réussite, Alex North est engagé trois ans plus tard pour composer la vaste fresque de Cleopatra (Cléopâtre) réalisée par Joseph L. Mankiewicz. Les caprices d’Elizabeth Taylor et les dépenses inconsidérées firent monter le budget du film à des hauteurs vertigineuses, encore jamais atteintes dans l’histoire du péplum. Il en résulte un film bavard et sans rythme, qui sera un formidable fiasco au box-office et scellera la mort du genre. Musicalement il s’agit pourtant d’un des sommets artistiques de la carrière de North. Bénéficiant d’un effectif orchestral considérable, il emploie, comme sur Spartacus, une orchestration raffinée comprenant des instruments peu usités, comme le saxophone contrebasse. Il utilise aussi une gamme de percussions extrêmement riches, d’une grande variété de timbres, apportant à certains titres une belle couleur orientale. Par exemple, lors du générique d’ouverture, avec l’étonnant Coronation, ponctué de clochettes cristallines et durant la spectaculaire entrée de Cléopâtre à Rome. Sur ce passage, qui fut toutefois largement coupé au montage final, North composa un morceau éblouissant d’une grande puissance expressive qui n’est pas sans rappeler la musique ample et énergique d’Igor Stravinski.
On peut néanmoins reprocher au compositeur une utilisation souvent excessive et parfois inutilement chargée de l’orchestre, comme c’est le cas du générique peu inspiré de The Children’s Hour (La Rumeur – 1961) ou du thriller Journey Into Fear (Le Voyage de la Peur – 1975) et ses accords dissonants un peu trop tapageurs. Cela donne des résultats plus intéressants lorsque North s’aventure sur d’autres registres musicaux. C’est le cas notamment de South Seas Adventure (1959), un film tourné selon un procédé en vogue à l’époque : le Cinérama. North compose une musique métissée où les tambours et la guitare hawaïenne se mêlent harmonieusement à l’orchestre symphonique. En 1967, il aura également l’occasion de composer une autre musique exotique pour le documentaire télévisé, Africa. Un score étonnant avec un jeu inventif sur les sonorités et les percussions tribales qui fait parfois songer au fameux Planet Of The Apes (La Planète des Singes) de Jerry Goldsmith composé l’année d’après. De manière générale, Alex North était un compositeur éclectique et refusait régulièrement de composer de la musique pour des films qui ne le stimulaient pas. Si les fresques ambitieuses telles que Spartacus, Cleopatra, ou encore The Agony And The Ecstasy (L’Extase et l’Agonie – 1965) et The Shoes Of The Fisherman (Les Souliers de St. Pierre – 1968) ont attiré son attention, c’est parce que le sujet lui permettait de combiner à la fois des thèmes spectaculaires et émotionnels.
Alex North a également prouvé qu’il était capable de composer des musiques plus intimes comme The Outrage (L’Outrage – 1962), belle composition, au timbre délicat, et All Fall Down (L’Ange de la Violence – 1964). Il s’est également essayé au western, même si on le sent nettement moins à son aise que des spécialistes du genre tels que Dimitri Tiomkin ou Hugo Friedhofer. Sur Cheyenne Autumn (Les Cheyennes – 1964) de John Ford, il brosse un thème romantique entre Deborah et le capitaine Archer (cor anglais avec un accompagnement à la harpe) et utilise de nombreuses percussions (timbale et tambours militaires), accompagnées de cuivres dissonants sur les séquences de batailles. Insensible à ce style musical, John Ford détesta la partition de North qui manquait selon lui de dimension folklorique. Onze ans plus tard, avec Bite The Bullet (La Chevauchée Sauvage) de Richard Brooks, il récidive dans le genre en composant une partition efficace et très rythmique (l’étonnant Badlands, d’une parfaite maîtrise orchestrale).
Who’s Afraid Of Virginia Woolf? (Qui a Peur de Virginia Woolf ? – 1966) figure comme l’un des chefs-d’œuvre dans la carrière de North. Sur ce drame psychologique âpre, il avait d’abord opté pour une musique à l’image des protagonistes – complexe, torturée et dissonante – mais il a finalement pris le contre-pied des images et écrit une musique baroque dans laquelle l’orchestre dialogue avec une harpe. Le générique dissonant qui ouvre le film est sans doute l’un des morceaux les plus subtils que North ait pu écrire. En général, les ouvertures sont grandes et larges. Le compositeur a fait preuve, dans ce cas là d’une grande sensibilité qui peut être comparé au style impressionniste d’un Ravel ou d’un Debussy.
Avec 2001: A Space Odyssey (2001, l’Odyssée de l’Espace – 1968), North verra sa partition rejetée. Dès le début du projet, le réalisateur Stanley Kubrick voulait utiliser des thèmes classiques de Khatchaturian et de Richard Strauss, mais le studio insista pour que le film puisse bénéficier d’une musique originale. North composa ainsi une quarantaine de minutes de musique pour la première moitié du film avant d’être congédié. Pour l’ouverture, il s’est donc basé sur le Also Sprach Zarathustra de Richard Strauss, le thème que Kubrick avait prévu, et comme on pouvait le présager, sa composition s’est révélée nettement moins brillante. Certains morceaux, prévus à l’origine pour accompagner les séquences de combats entre les singes, demeurent plus efficaces, comme The Bluff et Eat Meat And The Kill, scandés par des rythmiques primitives. Night Terrors, qui illustre la séquence nocturne où les singes découvrent le monolithe, est écrit pour basse clarinette, cordes, vents, cuivres et rappelle étrangement Le Songe de Jacob de Penderecki, un morceau qui sera utilisé plus tard par Kubrick dans The Shining. Au final, on peut néanmoins comprendre la décision du réalisateur de ne pas utiliser la musique de North, qui se révèle un peu austère malgré quelques passages inspirés. En digne héritier du compositeur, Jerry Goldsmith enregistrera en 1993 pour le label Varèse Sarabande la partition originale du film avec le National Philharmonic Orchestra.
En 1969, avec A Dream Of Kings (Un Rêve de Rois), North change brusquement de registre en composant une musique d’inspiration grecque très raffinée : guitare, bouzoukis, accordéon, cordes, bois, alliés à des thèmes de facture plus symphonique. Dans les années 70 et 80, il va ralentir sa production filmographique, composant parfois pour la télévision, comme la série The Man And The City (L’Homme de la Cité – 1971) ainsi que Rich Man, Poor Man (Le Riche et le Pauvre – 1976). Notons également le score intrigant et inspiré de la comédie macabre Somebody Killed Her Husband (Mais qui a Tué son Mari ? – 1978) dans lequel North pastiche la musique de Camille Saint-Saëns. On trouve également des morceaux plus dissonants comme The Criminal mais toujours soutenus par une pointe d’humour, apportée par l’utilisation du synthétiseur Moog ou de la guitare électrique. En 1981, la musique pour le film Dragonslayer (Le Dragon du Lac de Feu), produit par Disney, est probablement la dernière grande composition hollywoodienne de North. S’éloignant une fois de plus des canons traditionnels, il livre une partition massive et sombre dominée par un vaste ensemble de cordes, de cuivres et de percussions.
En 1991, s’associant avec le compositeur Karel Svoboda, North signe sa dernière musique de film pour Le Cri du Papillon (Poslední Motýl), une production franco-américano-tchèque qui se passe pendant la seconde Guerre Mondiale : l’histoire d’un mime français forcé par les Nazis à jouer pour les enfants du camp de Terezín. Le film, réalisé par le vétéran Karel Kachyna, est produit par le propre fils du compositeur, Steven North. Si le style original des débuts n’est plus vraiment au rendez-vous, la musique composée par North, calme et apaisée n’en conserve pas moins une belle élégance, un doux parfum nostalgique qui colle finalement assez bien à l’époque où se situe l’action.
Hors musiques de films, Alex North a également écrit, dans les années cinquante, trois symphonies, mais qui à ce jour restent totalement méconnues et inédites sur disque.
À écouter : A Streetcar Named Desire (Varèse Sarabande, dirigé par Jerry Goldsmith), The Bad Seed (La-La Land Records), Spartacus (Varèse Sarabande), Cleopatra (Varèse Sarabande).