UnderScores se propose de dessiner dans cette série les portraits de 50 maîtres de la musique de film, de la glorieuse génération des compositeurs hollywoodiens du passé à ceux d’une époque plus récente, sans négliger les grandes figures de la nouvelle vague européenne. Bien sûr, c’est aussi l’occasion d’aborder des personnalités plus atypiques, loin du feu des projecteurs, mais qui se révèlent tout aussi indispensables.
« Takemitsu est différent des autres compositeurs qui peuvent sortir des musiques de leurs tiroirs pour n’importe quel film. Il doit découvrir quelque chose d’unique dans chaque film. Sans quoi il ne veut même pas en écrire la musique. »
Hiroshi Teshigahara
Toru Takemitsu est né en Mandchourie, une région chinoise occupée à l’époque par les japonais, où son père travaillait. Il est l’un des compositeurs asiatiques les plus importants de la seconde moitié du XXème siècle. S’il est d’abord réputé pour ses pièces de concert, sa contribution pour le 7ème art est loin d’être négligeable. Sa production de musique de film, qui comprend près de cent partitions, couvre toute sa carrière, de 1955 à 1995, juste un an avant son décès. Composer pour la télévision et le cinéma lui a également permis de côtoyer les réalisateurs les plus respectés comme Hiroshi Teshigahara, Masaki Kobayashi, Akira Kurosawa, Nagisa Oshima ou Shohei Imamura. Takemitsu est surtout une personnalité unique. Il se réclame de courants aussi divers que ceux hérités de Webern, Debussy, Schaeffer ou Messiaen. Peintre des sons, il oriente ses recherches sur le timbre des instruments traditionnels (koto, biwa, shakuhachi…) mais aussi sur l’électronique pure et la musique concrète. De nature autodidacte et désireux de créer un univers hautement personnel dans ses travaux pour le cinéma, il va adapter les diverses tendances de la musique contemporaine occidentale à la culture japonaise, une alchimie délicate qui peut s’apparenter à une forme élaborée de world music. Très cinéphile, Takemitsu va s’investir totalement dans l’élaboration de la bande son des films en travaillant dès l’écriture du scénario, mais aussi en se rendant sur les lieux de tournage et en visionnant les rushes le plus souvent possible. Délaissant les grandes masses sonores hollywoodiennes (timbales et cuivres chargés), il emprunte à la musique française les alliages de timbres raffinés, privilégiant les instruments traditionnels et les percussions à résonnance. Il aborde tous styles sans aucun préjugé : jazz, musique électro-acoustique, chansons, musique atonale ou classique, même s’il reste avant tout réputé pour son art des textures sonores et des climats mystérieux.
Peu avant la guerre, en 1944, alors que l’invasion américaine est imminente, il entend sur un vieux gramophone la célèbre chanson Parlez-moi d’Amour interprétée par Lucienne Boyer. Ce fut un énorme choc, qui restera pour lui le moment de sa conscience musicale. D’abord influencé par la musique occidentale, il prend conscience de la culture musicale japonaise sur le tard, en découvrant par hasard, un spectacle de marionnettes Bunraku qui l’impressionne et lui donne envie d’apprendre le biwa pendant deux ans. Sa rencontre avec Yasuji Kiyose, avec lequel il apprend la composition, va se révéler particulièrement précieuse. Travaillant accessoirement pour le cinéma, ce dernier attire son attention sur les partitions de Fumio Hayasaka qui collabore à cette époque avec Akira Kurosawa. Takemitsu sera tout particulièrement impressionné par son travail sur Les Amants Crucifiés (1954) de Kenji Mizoguchi. Au milieu des années 50, il va fonder avec lui un collectif d’artistes d’horizons divers baptisé Jikken Kobo, qui signifie laboratoire expérimental. Ces expériences bruitistes, influencées notamment par Pierre Schaeffer, vont se développer dans les premières pièces de Takemitsu réalisées pour le théâtre et la radio. On peut en particulier retenir l’inventif Honoo (Flamme – 1955) conçu pour un drame radiophonique de la NHK (Nippon Hoso Kyokai), composition pour bandes magnétiques d’une trentaine de minutes qui mélange sons électroniques, bruitages, voix et instruments divers. Pour gagner sa vie, Takemitsu va se rapprocher du cinéma malgré les mises en gardes d’Hayasaka, qui avait connu quelques déboires auprès d’Akira Kurosawa.
Sa première composition pour l’image date de 1955 : Ienakiko (Sans Famille), un obscur téléfilm de poupées tiré de la nouvelle d’Hector Malot dont il ne subsiste qu’un court extrait pour solo de saxophone. Avec le court-métrage promotionnel Ginrin (La Sonnette d’Argent – 1955) réalisé par Toshio Matsumoto, il va poursuivre ses recherches sonores entreprises au sein du collectif Jikken Kobo. Il retrouvera ensuite le réalisateur 25 ans plus tard sur le court-métrage Ki (L’Air – 1980), un autre ovni cinématographique qui comprend une composition atmosphérique électro-acoustique abstraite.
C’est avec Passions Juvéniles (Kurutta Kajitsu – 1956) de Ko Nakahira que Toru Takemitsu va composer sa première partition pour le cinéma « traditionnel ». Un film important, qui donna ses lettres de noblesse au genre taiyozoku sur la jeunesse turbulente. S’inspirant du jazz de Duke Ellington, la musique témoigne déjà d’un goût prononcé pour les timbres sonores avec l’utilisation inhabituelle d’un ukulélé. C’est aussi sur ce film que Takemitsu, encore assez inexpérimenté, collabore avec le fameux compositeur Masaru Sato. Celui-ci dirigera par la suite plusieurs de ses musiques de film. À la suite d’une visite au Japon, Igor Stravinski va manifester un intérêt appuyé pour son Requiem pour orchestre à cordes (1957). C’est le début d’une reconnaissance internationale, qui va permettre à Takemitsu de pouvoir vivre de son art. En 1965, le cinéaste Chris Marker utilise le Requiem sur son documentaire Le Mystère Koumiko. Envoyé au Japon pour effectuer un reportage sur les Jeux Olympiques de Tokyo, il va se désintéresser du sujet et filmer à la place une jeune japonaise étudiant le français. C’est sans doute l’une des premières utilisations de la musique de Takemitsu dans un film étranger.
À ses débuts, le style de Takemitsu n’est pas encore réellement affirmé et oscille entre le jazz et des musiques pour petit orchestre relativement conventionnelles. On est d’ailleurs assez surpris de constater l’importance du jazz dans les nombreuses partitions de films de Takemitsu de cette époque. Mais le genre était alors en pleine vogue au Japon. Il apprécie notamment des jazzmen tels que Charlie Parker, John Coltrane et Thelonious Monk. Sur Kawaita Mizuumi (Jeunesse en Furie – 1960), il compose pour le pianiste de jazz Masabumi Kikuchi. On lui doit également une collaboration avec le batteur Takeshi Inomata et le combo de jazz nippon The Westliners sur le film Karami-Ai (L’Héritage – 1962) de Masaki Kobayashi. Désireux de créer un univers hautement personnel, il va travailler étroitement avec Hiroshi Teshigahara, l’un des réalisateurs les plus prometteurs de la Nouvelle Vague japonaise. À cette époque, les metteurs en scène tentaient de faire des films autrement, s’affranchissant des circuits commerciaux des grands studios et en se servant de la caméra plus librement. Il compose pour un ensemble de cordes la musique de Hozee Toresu (José Torres – 1959), un court documentaire 16 mm tourné à New-York par Teshigahara, sur le boxeur portoricain. Imprégnée par le jazz urbain américain, tel qu’on peut le trouver chez Gershwin, c’est l’une des premières compositions marquantes de Takemitsu pour l’écran.
L’attrait du compositeur pour les instruments solistes, comme la guitare, se profile dans sa musique pour Furyo Shonen (Les Mauvais Garçons – 1960) de Susumu Hani, l’un des premiers succès de la Nouvelle Vague japonaise. Il comprend un thème pour deux guitares écrit dans l’esprit des romances ibériques. Takemitsu a pensé que malgré leur attitude négative, le cœur de ces « mauvais » garçons pouvait être très pur. Il a donc composé un thème très lyrique, qui obtiendra une certaine popularité. Aujourd’hui encore, plusieurs amateurs de guitare l’interprètent sur les réseaux sociaux. C’est pourtant avec le méconnu Mozu (Les Grincheuses – 1961), de Minoru Shibuya, que le style de Takemitsu va commencer à s’affirmer. Cette partition chambriste jouée pianissimo privilégie les ambiances intimistes et les timbres chatoyants (cordes, célesta, harpe, bois, vibraphone). On remarque d’emblée ce goût prononcé pour le climat et la couleur qui rapproche Takemitsu de l’esthétique française, pas seulement des compositeurs classiques mais aussi des musiciens de l’image comme Joseph Kosma, Georges Delerue et Maurice Jarre.
Influencée par les Sonates et Interludes (1948) de John Cage, la partition d’Otoshiana (Le Traquenard – 1962), témoigne d’une approche résolument nouvelle dans le choix de la matière instrumentale : piano préparé, clavecin et éléments bruitistes. Ce premier film de fiction, financé par Teshigahara lui-même, prépare le terrain au fascinant Suna no Onna (La Femme des Sables – 1964), l’un des exemples les plus impressionnants de la participation de Takemitsu au cinéma. Ce film à trois personnages (l’homme, la femme, le sable), reste avant tout une expérience cinématographique inédite par son ambiance claustrophobique et sa partition minérale et primitive. Un homme piégé par une femme est condamné à pelleter du sable avec elle pour le restant de ses jours afin de ne pas finir étouffé. Pour caractériser le sable et lui donner une épaisseur psychologique, Takemitsu a utilisé de véritables instruments, en modifiant parfois leurs sonorités de manière électronique, ce qui a aussi pour effet d’accentuer la dimension bruitiste de la partition. Des parties de percussions, enregistrées très près du micro suggèrent par exemple le son d’un organisme vivant, un peu comme celui d’un insecte, comme si le sable avait lui aussi sa propre vie. Sur l’incroyable scène d’amour, le sable qui colle à la peau des acteurs est tellement présent qu’il en devient, via la musique, un nouveau personnage. Takemitsu suggère son mouvement par des glissandi de cordes qui s’étirent de manière lancinante dans le grave ou l’aigu. Une partie de cette musique peut d’ailleurs se retrouver dans le mouvement central de la pièce pour orchestre à cordes Dorian Horizon, composée en 1966.
En 1964, Toru Takemitsu participe au court-métrage Ako (Ako, 16 Ans, Japonaise – 1964) réalisé par Hiroshi Teshigahara. Le film, conçu dans le style de la Nouvelle Vague, suit le quotidien d’une jeune ouvrière qui s’en va faire une virée avec ses amis pour voir la mer. La bande son, assez travaillée, use de nombreux effets de collages constitués d’extraits musicaux, de silences et de bruitages parfois distordus. Takemitsu compose aussi un thème jazz, léger et insouciant interprété par le pianiste Masao Yagi. Malgré sa singularité, le procédé peut paraître aujourd’hui assez daté et le film reste davantage une curiosité dans la carrière du compositeur. Dans Kawaita Hana (Fleur Pâle – 1964) de Masahiro Shinoda, il a également modifié la bande sonore dans le but d’intensifier et de dramatiser l’action. Le bruit des cartes coupées et mélangées est remplacé par celui d’un numéro de claquettes, soutenu par un jazz atonal dérangeant. Lorsque le scénariste Masaru Baba vit son dialogue mis de côté pour faire place à ce type d’effets sonores, il se fâcha au point d’aller se plaindre auprès de la compagnie en accusant le réalisateur d’avoir fait un film anarchiste. Pendant tout le film, Takemitsu développe des sonorités abstraites et dissonantes, que vient seulement rompre un thème lyrique de Purcell (Didon et Énée) à la fin du film. Par ses partis pris stylistiques audacieux, Kawaita Hana servit de modèle au genre yakuza de la Toei. Dans les dessins-animés Ningen Dobutsuen (Zoo Humain – 1962) et Ai (Amour – 1964) de Yoji Kuri, Takemitsu va également chercher à bidouiller le son en jouant sur la vitesse et la réverbération de la voix des acteurs. Ai tire d’ailleurs son origine de la pièce Vocalism Ai que Takemitsu avait conçue en 1956 au studio de musique électronique de Shin Nihon Hôsô.
Ces expérimentations sur la bande sonore vont arriver à maturité dans Kaidan (Kwaïdan – 1964) qui regroupe quatre récits fantastiques. Il s’agit de la plus grosse production du cinéma japonais de l’époque. Takemitsu disait que lorsqu’il composait pour le cinéma, son objectif premier était d’établir avant tout un son qui laissait une forte impression sur le spectateur. Il privilégie ici sons chocs et courts et intègre des craquements de bois, de bambous ou de glace, de façon à créer un environnement sonore perturbant pour le spectateur. « Pour Kwaidan, je voulais que tous les sons aient la qualité du bois. Pour obtenir ces effets, je demandais un crac, et quelqu’un cassait du bois, le mettait en pièce ou le fendait avec un grand couteau. À partir de tous ces sons de bois, j’ai finalement monté la bande sonore, parfois en décalant le son de l’image d’une demi-seconde afin de faire monter la tension. » Le film constitue l’une des expériences musicales les plus radicales du compositeur, entrainant le spectateur dans un environnement sonore inconnu et angoissant. Toru Takemitsu emploie les bruitages, le silence, mais aussi les instruments archaïques, comme le biwa (luth traditionnel), utilisé sur la séquence de la bataille navale de l’épisode Hoïchi Sans Oreilles. Réalisé avec un grand sens de l’esthétique par Masaki Kobayashi, le film mixe habilement le travail de Toru Takemitsu avec les sons ambiants, traités de façon électronique. Un exemple assez parlant reste par exemple la séquence de la tempête de neige, au début de l’épisode La Femme des Neiges, où la sonorité de la flûte shakuhachi se mêle au souffle du vent. Un soin accordé à la matière sonore, qui peut se rapprocher du travail d’un Michel Fano sur les films d’Alain Robbe-Grillet. Takemitsu n’avait d’ailleurs pas manqué de louer la qualité de la bande son de L’Immortelle (1963).
C’est à partir du documentaire Nippon no Monyo (Blasons Japonais – 1961) de Yoshida Naoya que Toru Takemitsu va s’intéresser de plus près aux instruments traditionnels, notamment le biwa. Il en fait une utilisation très expressive sur le film de chambara, Seppuku (Hara-Kiri – 1962) réalisé par Masaki Kobayashi, en utilisant deux biwas de styles différents, le chikuzen biwa et le sastuma biwa. Les spectateurs japonais étaient eux-mêmes assez interloqués d’entendre ce type d’instrument dans un film. L’année d’après, Yotsuya Kaidan (Fantômes Japonais – 1965), réalisé par Shiro Toyoda, va lui permettre de développer la dimension musicale japonaise en utilisant deux flûtes shakuhachi, une flûte de bambou ryuteki et un koto japonais à 17 cordes. À partir d’Éclipse, écrit pour biwa et shakuhachi, le compositeur n’aura de cesse d’intégrer et de développer les instruments traditionnels dans ses pièces de concert. Ce goût des sonorités inédites participe également aux audaces formelles des réalisateurs. Sur une scène d’action de Jôi-Uchi: Hairyô Tsuma Shimatsu (Rebellion – 1967), le metteur en scène Masaki Kobayashi use de violents arrêts sur images, rythmés par les percussions japonaises et le koto. Dans la scène finale du très stylisé Ten No Amijima (Double Suicide à Amijima – 1969), réalisé par Masahiro Shinoda, les bruitages et les voix sont volontairement coupés : c’est le seul son nasillard du chalemie turc (sorte de hautbois médiéval) qui résonne par-dessus le souffle du vent et accompagne de manière sinistre le suicide des deux amants.
En 1966, Takemitsu retrouve Teshigahara sur Tanin No Ka (Le Visage d’un Autre – 1966). Basé sur le thème de l’identité, le film montre le parcours d’un industriel défiguré à la suite d’une explosion. Il porte le masque d’un autre visage et perd peu à peu ses repères. Bien qu’il ait encore recours à des ambiances électro-acoustiques inquiétantes tout au long du film, Takemitsu fait le choix d’une orchestration plus classique en composant une valse lyrique comme motif principal. Le thème est cependant chargé d’une certaine gravité, un peu comme dans les valses russes de Prokofiev ou de Khatchaturian (Masquerade). Lors d’une scène dans un night-club, le morceau est également chanté en allemand par Beverly Maeda. Il exprime tout à la fois la romance amoureuse mais aussi la tragédie de l’existence gâchée du personnage. Dans Old Boy (2003), le cinéaste coréen Park Chan-Wook reprendra de façon brillante cette même idée de la valse noire lyrique, comme thème inéluctable du destin tragique du personnage. Takemitsu prolongera cette atmosphère lyrique teintée de mélancolie avec le thème principal du film de Mikio Naruse, Midaregumo (Nuages Épars – 1967), pour cordes et bandonéon.
En 1970, le japonais aura encore l’occasion de composer un thème « conventionnel » pour Dodesukaden (Dodes’kaden – 1970), le premier film en couleur d’Akira Kurosawa. Une mélodie probablement inspirée de la chanson américaine de Jimmy Webb, MacArthur Park, très simple et enfantine, qui tranche avec les conditions de vies misérables des habitants des bidonvilles. Sans doute influencé par la vague pop anglo-saxonne qui sévissait dans la seconde moitié des années soixante (pour le meilleur et pour le pire), Takemitsu va être tenté d’aborder un registre plus standardisé. Des compositions plus « pop » et accessibles mais qui figurent aussi parmi ses travaux les moins intéressants. On peut citer par exemple Meguri-Ai (Deux Cœurs sous la Pluie – 1968), Nihon No Seishun (Pavane pour un Homme Épuisé – 1968) et Natsu no Imoto (Une petite Sœur pour l’Été – 1972). En revanche sa collaboration avec le compositeur de rock progressif Mako (Magical Power Mako) est une réussite. Takemitsu va se lier d’amitié avec le musicien, allant même jusqu’à produire son premier album paru chez Polydor. C’est lui qui joue du sarangi (vièle à archet) et du tabla sur le film Kaseki No Mori (La Forêt des Fossiles –1973) réalisé par Masahiro Shinoda. Il participe ensuite à la mini-série documentaire Mirai Eno Isam (La Légende du Futur – 1974) composé par Takemitsu. Une partition électro-symphonique aux ambiances sonores fascinantes, incluant les ondes Martenot, un synthétiseur, un orgue, des flûtes exotiques comme la suling balinaise et un vaste effectif de percussions (gongs, tambour arabe, xylophone, marimba, cloches tubulaires, angklung, tabla, tam-tam…) Un des thèmes (rebaptisé Inside The Heart Of The Universe), sera même repris dans la série documentaire américaine Cosmos: A Personal Voyage, produite en 1980 par Carl Sagan.
Himiko (1974) de Masahiro Shinoda inaugure la période musicale la plus riche du compositeur. Takemitsu s’entoure de plusieurs solistes de renom dont Mako qui signe le morceau répétitif de rock-ambient sur le générique de fin. C’est l’une des partitions de Takemitsu les plus complexes en termes de sonorités. (angklung, tam-tam, suzu, cong, boom-bam, sonnaille, percussions, hichiriki, guimbarde, biwa, sarangi…) L’utilisation de diverses flûtes, des sifflets et de l’appeau pour oiseaux évoque l’atmosphère des jardins japonais si chers au compositeur. Toru Takemitsu aimait définir son œuvre comme un paysage artificiel dans lequel il disposait méticuleusement ses objets musicaux. Le souffle du vent dans les pins, la brise dans les massifs de bambous, ou les différents bruits aquatiques (pluie, océan…) lui suggèrent des impressions sonores qui vont marquer profondément sa musique. Shinoda va ensuite réaliser l’étonnant Sakura No Mori No Mankai No Shita (Sous les Cerisiers en Fleurs – 1975), filmé dans les forêts montagneuses. Ces cerisiers fleuris, où les pétales tourbillonnent autour des personnages, donnent lieu à une imagerie superbe, renforcée par une composition mystérieuse de Takemitsu. On retrouve là encore toute une gamme d’instruments pittoresques : le piano-préparé, le synthétiseur, la flûte japonaise et des percussions exotiques (cuica, marimba, angklung indonésien, gong, cymbales antiques, cloches indiennes, mokusho). Un raffinement musical qui se conjugue à merveille aux scènes érotiques, liées aux images de la nature. Cette idée de « composition environnante » est également à l’œuvre dans Himatsuri (Les Feux d’Himatsuri – 1985), réalisé par Mitsuo Yanagimachi. La musique, calme et atmosphérique, semble se confondre avec les bruits naturels (souffle du vent, pluies, chutes d’eaux).
Si on veut remonter aux origines, c’est avec le court-métrage 16 mm Monokurômu No Gaka, Ibu Kurain (Yves Klein, le Monochrome – 1963), réalisé par Shinkichi Noda, que Toru Takemitsu commence à envisage les éléments de l’orchestre comme un « environnement sonore ». Sur ce documentaire consacré au peintre français, la musique sans réel début ni fin développe avant tout une atmosphère sonore propice à la rêverie ou à la méditation. Certains des sons développés par l’orchestre semblent également suggérer la présence d’une faune sauvage bigarrée (oiseaux, insectes ou rapaces). Le compositeur Morton Feldman faisait d’ailleurs remarquer à juste titre que dans certaines de ses partitions, Takemitsu n’hésitait pas à remplacer les notes de musiques par des dessins, comme par exemple un merle, pour évoquer le chant de l’oiseau. Au niveau du rythme, du silence et de la couleur, on retrouve cette influence du jardin japonais dans de nombreuses œuvres de Toru Takemitsu. Dans les musiques de film, les pièces de concert, jusqu’au documentaire Dream Window: Reflections On The Japanese Garden, mis en scène en 1992 par John Junkerman. Dans Ran (1985), le compositeur a également pris soin de travailler les sons qui l’environnent, ceux de la nature comme le chant des cigales, généré par des flûtes.
Cette sensibilité liée à l’environnement naturel amène bien souvent Takemitsu à composer des musiques de films en relation avec les paysages, la forêt ou la mer. On peut ainsi évoquer la partition maritime pour orchestre écrite pour Taiheiyo Hitori-Botchi (Seul sur l’Océan Pacifique – 1963) de Kon Ichikawa. De conception classique mais traversée par des harmonies riches et des nuances impressionnistes, elle vaut surtout pour la variété instrumentale de son orchestration (harpe, saxophone, guitare électrique, percussions latines, ukulele, célesta, clavietta). Dans l’esprit envoûtant de L’Île Nue, composé par Hikaru Hayashi, Takemitsu compose également un très beau thème lyrique pour bois, cordes et percussion pour Kinokawa (Rivière Kino – 1966), le drame de Noboru Nakamura. On retrouve aussi la dimension impressionniste éthérée sur le superbe Izu No Odoriko (La Danseuse d’Izu – 1967) réalisé par Hideo Onchi. La composition permet en outre d’apprécier le timbre rare du kyogoto, une sorte de longue cithare avec des cordes en acier dérivée du koto, un instrument inventé par Kimiko Yamanouchi. Avec Seigen-ki (Le Temps de la Mémoire – 1973) de Tôichirô Narushima, l’élément liquide est encore une fois présent avec une musique calme et élégiaque, à l’instrumentation diaphane (guitare, cor anglais, vibraphone, hautbois, harpe et célesta), évocatrice des mers bleu-azur de l’île d’Okinerabu.
Hanare Goze Orin (Orin la Proscrite – 1977), réalisé par Masahiro Shinoda, est encore une superbe partition imprégnée de l’esprit du jardin japonais (harpe, hautbois d’amour, sifflet d’oiseau, percussions, cordes). Elle accompagne les pérégrinations d’une jeune aveugle, joueuse et chanteuse de shamizen. Le timbre déchirant du hautbois d’amour prend à la gorge dès les images du générique, lorsqu’Orin, enfant, quitte son petit village natal, perdu dans les montagnes enneigées. Le réalisateur signe là un vibrant portrait de femme dans la lignée des mélodrames de Mizoguchi, et permet à Takemitsu de signer l’une de ses compositions les plus sensibles et attachantes. Dans Ai No Borei (L’Empire de la Passion – 1978), réalisé par Nagisa Oshima, l’atmosphère musicale est tout aussi raffinée mais plus oppressante. L’une des scènes les plus marquantes met en scène une femme transportée dans une lande brumeuse fantomatique par celui qu’elle croit être son mari, alors qu’il s’agit en réalité du diable en personne. Là encore, Takemitsu délivre un superbe travail sur les climats et les couleurs sonores grâce à une orchestration d’une remarquable diversité.
Entre classicisme et impressionnisme, Moeru Aki (L’Automne Embrasé – 1978), de Masaki Kobayashi, est une nouvelle partition inspirée qui fait un usage intéressant du saxophone et du dulcimer. Kataku (La Maison en Flammes – 1979), réalisé par Kihachiro Kawamoto, est un bijou d’animation qui permet une nouvelle fois au compositeur de déployer une grande variété sonore dans l’esprit méditatif du jardin japonais. On remarquera l’utilisation de la shinobue, une petite flûte traversière en bambou ainsi que des gongs chromatiques, des blocs chinois et un carillon à vent. Tenpyo No Iraka (Un Océan à Traverser – 1980), de Kei Kuma, est une autre partition importante de Takemitsu, chargée d’une atmosphère épique et contemplative. Intégrés à l’orchestre, on retrouve là aussi une grande variété d’instruments traditionnels au timbre unique : la flûte ryuteki, le hautbois hichiriki, l’orgue à bouche sho, un gong Shoko, des cymbales chinoises et du synthétiseur utilisé en arrière-plan. L’année suivante, Takemitsu participe avec le compositeur Masaru Tanaka à Hikari To Kaze To Oto (La Route de la Soie – 1981), un projet vidéo autour des photographies de Kishin Shinoyama prises sur différents sites chinois. La partition, assez développée, est majestueuse et figure parmi les plus belles du Takemitsu de cette période. On retiendra tout particulièrement la série de photos représentant les grottes de Yungang où Takemitsu utilise des contrepoints de flûtes et de hautbois (Hichiriki), par-dessus des nappes synthétiques qui semblent se déployer à l’infini.
D’autres partitions de Takemitsu s’inscrivent davantage dans un registre contemporain plus âpre et dissonant comme Yomigaeru Daichi (La Terre Ressuscitée – 1971), réalisé par Noboru Nakamura, le bartokien Gishiki (La Cérémonie – 1971) de Nagisa Oshima, pour cordes seules, et Yogen (Prophétie – 1982), réalisé par Susumu Hani, une composition qui donnera naissance au Lacrima pour orchestre à cordes (1983). En 1984, Takemitsu participe avec Kuroudo Mouri à la musique d’Antonio Gaudí, un documentaire d’Hiroshi Teshigahara consacré à l’architecte catalan. D’une veine plus traditionnelle, la musique utilise les harmonies célestes de l’orgue et de l’harmonica de verre, entrecoupée de passages plus expérimentaux pour percussions et synthétiseurs.
Avec Ran (1985), adaptation ambitieuse du roi Lear de Shakespeare, Takemitsu retrouve Kurosawa pour une ample partition symphonique qui puise à la fois dans la tradition japonaise et dans un langage plus occidental. Huit années auront été nécessaire pour mener ce projet à terme, dans lequel la composition musicale n’aura cessé d’évoluer. L’importance de la musique est surtout manifeste dans l’assaut du château mené par les armées des deux fils aînés du seigneur Hidetora. Pour accroître la tension dramatique de la scène de la bataille, Kurosawa a interrompu la bande sonore, pendant la première moitié de l’épisode. Le vacarme infernal des combats est ainsi recouvert par un flot symphonique plutôt lent et onirique, presque hors du temps. Un thème atmosphérique minimaliste, porté par une section de cordes pathétiques où surnage le son apeuré d’un cor anglais. Takemitsu semble prendre ici l’exact contre-pied de ce qu’avait pu développer Prokofiev sur la scène de la bataille d’Alexandre Nevski : le compositeur russe cherchait à ajuster sa musique au plus près du rythme de l’action, tandis que Takemitsu crée une approche plus psychologique. En contrepoint avec la brutalité des combats, la musique souligne davantage la tragédie du clan familial décomposé. Le son fait ensuite violemment irruption au moment où l’un des fils est touché dans le dos par un coup de fusil. Cette séquence musicale marquera durement les esprits de nombreux spectateurs dont le compositeur David Raksin, qui déclara que Takemitsu avait réussi là ce qu’il avait toujours voulu faire sur un film. Pourtant, à l’origine, la musique devait être très différente, Toru Takemitsu souhaitant n’utiliser que des voix humaines stylisées comprenant cris et gémissements. Le réalisateur, obsédé à cette époque par la musique de Mahler, l’avait alors encouragé à écrire une partition plus orchestrale, dans l’esprit de l’Abschied du Chant de la Terre. Il s’est pourtant démarqué assez bien de cette référence, et on peut surtout remarquer une courte allusion à la marche funèbre de la première symphonie de Mahler à la fin du film, lorsque les guerriers transportent les dépouilles du seigneur et de son fils sur des brancards.
Dans les dix dernières années de sa carrière, Takemitsu a encore composé régulièrement des musiques de film. Si l’utilisation des instruments solistes traditionnels est toujours présente, la texture musicale est souvent plus atmosphérique, renforcée par des nappes synthétiques. On peut par exemple évoquer le sombre Onimaru (1988) de Yoshishige Yoshida, une adaptation très personnelle des Hauts de Hurlevent, ou encore le final électro-bruitiste du drame historique Rikyu (1989), réalisé par Hiroshi Teshigahara. Il est courant d’évoquer les correspondances musicales de Debussy et Messiaen dans l’œuvre du compositeur japonais, mais on pourrait aussi mentionner les musiciens de l’avant-garde spectrale comme Giacinto Scelsi, Jean Claude Éloy ou Kaija Saariaho. En 1989, le japonais collabore avec Shohei Imamura sur Kuroi Ame (Pluie Noire), un film sur le désastre d’Hiroshima, filmé en noir et blanc. Écrit pour cordes seules, la musique est de circonstance et semble poursuivre les ambiances cafardeuses de La Nuit Transfigurée d’Arnold Schönberg.
En 1991, Takemitsu est approché par Jim Jarmusch pour composer la musique de son film à sketch Night On Earth. Il compose une partition pour orchestre mâtinée de jazz, mais Jarmusch n’aime pas ce qu’il entend et demande à son ami Tom Waits de refaire la musique. Trop contemplative et sans doute pas assez rock pour l’amateur de Neil Young et de Screamin’ Jay Hawkins… Si le rendez-vous est manqué entre les deux artistes, la pièce musicale, baptisée L.A., New York, Paris, Rome, Helsinki, a le mérite d’exister. Elle n’est pas inintéressante mais reste une parenthèse dans la carrière du compositeur. Takemitsu aura plus de chance avec l’américain Philip Kaufman, qui le contacte en 1993 pour mettre en musique son thriller Rising Sun (Soleil Levant). Kaufman n’est pas un vulgaire tâcheron hollywoodien : on lui doit notamment le très bon L’Invasion des Profanateurs (Invasion Of The Body Snatchers – 1978), qui comprend une partition avant-gardiste de Denny Zeitlin. Sur Rising Sun, il s’est même entouré du fameux designer son d’Eraserhead, Alan Splet. Pourtant le film peine à convaincre et s’avère à l’arrivée un polar assez convenu. En termes d’ambiances, la musique de Takemitsu reste cependant inspirée grâce une nouvelle fois à un instrumentarium particulièrement bien fourni (synthétiseur, saxophone, ondes Martenot, koto à 17 cordes, waterphone, quijada, gongs yunluo, thaï gong, cloches, cymbale antique, darbouka, shakuhachi, tambour japonais…) Si l’utilisation du saxophone renvoie à l’univers du film noir, que le compositeur confronte d’ailleurs assez bien avec le timbre traditionnel de la flûte shakuhachi, le plus intéressant reste son refus de se couler dans le moule du cinéma d’action américain : pas de musique de poursuite à grands renforts de cuivres et de percussions ni de thème mélodique principal. Simplement des atmosphères empreintes d’une tonalité sombre et envoûtante. Avant sa mort, Toru Takemitsu avait encore composé une musique pour le film Sharaku (1995), une biographie sur le peintre d’estampes japonaises, réalisée par Masahiro Shinoda. Il termine humblement sa carrière avec une pièce lyrique pour quatuor à cordes destinée au documentaire de Nagisa Oshima 100 Ans de Cinéma Japonais (1995).
Toru Takemitsu a également conçu des suites musicales de quelques-unes de ses musiques de films. On peut par exemple citer Trois Musiques de Films, pour orchestre à cordes (1994), comprenant Hozee Toresu (Jose Torres), Kuroi Ame (Pluie Noire) et la valse de Tanin No Ka (Le Visage d’un Autre). Plus rare et daté de 1996, on trouve la suite pour orchestre de Taiheiyo Hitori-Botchi (Seul sur l’Océan Pacifique) et un arrangement du thème de Dodesukaden (Dodes’kaden). On appréciera aussi la suite du téléfilm Nami No Bon (Lanternes sur les Eaux Bleues) et son thème principal évanescent. Il fut notamment joué lors de la cérémonie de clôture des jeux olympiques de Tokyo 2020. Il y a aussi Two Cine Pastorali (1996), une courte pièce pour orchestre regroupant les musiques d’Hanare Goze Orin (Orin la Proscrite), et d’Izu no Odoriko (La Danseuse d’Izu).
À écouter : The Film Music Of Toru Takemitsu (Nonesuch), Ran (Silva Screen).
À visionner : Toru Takemitsu, un documentaire précieux réalisé en 1994 par Charlotte Zwerin. Il permet notamment de voir le compositeur en train de diriger la musique de Rising Sun.
À lire : Même si on y parle très peu de ses musiques de film, deux livres sont intéressants : Toru Takemitsu d’Alain Poirier (Michel De Maule) et Toru Takemitsu, Situation, Héritage, Culture de Wataru Miyakawa (L’Harmattan). On peut aussi lire plusieurs articles du compositeur dans l’ouvrage Écrits (Symétrie).