Dodesukaden (Toru Takemitsu)

Un tramway nommé Rokuchan

Décryptages Express • Publié le 29/08/2016 par

DODESUKADEN (1970)Film Music Of Akira Kurosawa: The Complete Edition
Réalisateur : Akira Kurosawa
Compositeur : Toru Takemitsu
Séquence décryptée : Dodesukaden (0:06:35 – 0:11:44)
Éditeur : Toho Music Corporation

 

Ce n’était pas la première fois, tant s’en faut, qu’Akira Kurosawa plantait ses caméras dans les bas-fonds misérables de l’Archipel. Il n’empêche qu’un vent nouveau souffla sur l’œuvre de l’éminent sensei lorsqu’il entreprit, en 1970, de réaliser Dodesukaden. Le film, déjà, marquait l’audacieux début (et la fin sans nul espoir de retour) de la société de production qu’il venait de fonder en compagnie de trois confrères illustres (Kinoshita, Kobayashi, Ichikawa), conscients, tout comme lui, que le cinéma japonais, tout juste sorti de plusieurs décennies de fastes, se trouvait au seuil de l’inconnu. L’abandon du Scope, magistralement employé au fil d’une fabuleuse série de jidaigekis et de chroniques noires, fut au moins aussi significatif que l’utilisation tardive par Kurosawa de la couleur, dont il découvrit, en pleine euphorie, tout le potentiel visuel et métaphorique. Et s’il put se croire privé d’un soutien de taille, celui du compositeur Masaru Sato, ouaille dévouée dont il avait perdu la trace après le précédent et sublime Akahige (Barberousse), l’heureuse fortune lui fut accordée de croiser le chemin d’un autre géant de la musique de film nippone, Toru Takemitsu.

 

Musicien polymorphe, volontiers torturé, capable des plus émouvantes bouffées de tendresse comme de plonger tête baissée dans les gouffres infernaux de l’atonalité, Takemitsu ne pouvait que se mouvoir à son aise au milieu des monticules de détritus et des baraques en tôle du bidonville de Dodesukaden. Toute une faune bigarrée vit là, laissés-pour-compte emplis de rancune, pauvres hères aveuglés par leurs chimères, fous burlesques ou patibulaires. Assurément, Rokuchan n’est pas le spécimen le moins azimuté de cet invraisemblable microcosme. Chaque jour, qu’il pleuve ou qu’il vente, le jeune garçon sillonne les routes de fortune aux manettes d’un tramway… qui n’existe nulle part ailleurs que sous son crâne bombé ! Le spectateur, par contre, est logé à meilleure enseigne que les autochtones incrédules ou blasés. Kurosawa et Takemitsu, prenant ouvertement parti pour ce drôle de gnome, ont décidé de tout mettre en œuvre afin de matérialiser son fantasme mécanique. Magie du cinéma, qui opère par le truchement d’une mosaïque de bruitage ad hoc, remplissant le vide sous nos yeux de rouages un peu capricieux et de jets de vapeur sifflants.

 

Dodeskaden

 

Cette petite musique est visiblement familière aux oreilles de Rokuchan, et le sourire épanoui sur son visage dit assez le plaisir toujours renouvelé qu’il prend à l’écouter. Mais maintenant qu’il se tient prêt au départ, le moment est venu pour Takemitsu de jouer sa propre partition. Celle-ci, à mesure que Kurosawa explorera plus profondément les entrailles du Japon d’en-bas, deviendra mélancolique et fragile, jusqu’à s’érafler aux arêtes vives d’une dramatisation glacée. Néanmoins, dans cette balade en train pas comme les autres, tout n’est que poésie et candeur — peut-être parce que Rokuchan fait partie des rares habitants du no man’s land à être pleinement heureux de leur sort. Il faut le voir courir, les jambes comiquement arquées, la bouche pleine de l’onomatopée roulante qui figure les cahots du moteur et, accessoirement, donne son titre au film. A sa remorque, la musique, d’une réjouissante fantaisie, fait chorus en confiant aux maracas et à la toux gutturale du contrebasson les emballements de l’antique machinerie.

 

Et ça marche ! En l’espace de quelques instants, Rokuchan aura réussi à nous convaincre de la réalité de son vieux tas de ferraille, et même à nous embarquer à son bord. Du coup, l’envie nous démange de gourmander les gamins qui, depuis la berge d’un autre monde, agonisent d’injures et de jets de pierre le fier chauffeur. Lui, indifférent à tout ce qui ne concerne pas la conduite de son tram, passe sereinement son chemin. Toru Takemitsu, copilote émérite, a pu essuyer également quelques volées de bois vert ça et là, d’aucuns ayant relevé plus qu’un air de famille entre son thème lumineux et le tube écrit par Jimmy Webb, MacArthur Park, que chantait deux ans auparavant Richard Harris. Ladite gémellité, indéniable, pourrait difficilement n’être que le fruit du hasard. Mais l’original, pas toujours aidé par des paroles tartes dont on fit à l’époque des gorges chaudes, voit son petit frère décorer sa ligne directrice de breloques charmantes, comme cet harmonica qu’on dirait jeté dans la mêlée instrumentale pour la seule beauté du geste. Attention cependant, le compositeur sait parfaitement où il va. Grâce à lui, autant qu’aux aplats pastel que Kurosawa laissera fleurir tout le long du film sur le trajet du « tram-toqué », Rokuchan est libre de trottiner dans sa bulle protectrice, à l’abri des turpitudes du monde extérieur. Bien étriqué d’esprit, celui qui n’y verrait qu’un gluant jeu de dupes !

 

Benjamin Josse
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