L’OEUVRE DE JOHN WILLIAMS: LE CHEF D’ORCHESTRE DES ÉMOTIONS (2024)
Auteur : Jean-Christophe Manuceau
Éditeur : Third Éditions
Il se passe quelque chose dans le petit monde de la musique de film : des livres consistants apparaissent, sont prévus et verront le jour en nombre sur des géants de ce domaine particulier. Un art au carré (un art appliqué à un autre art). En 2024, très faste en la matière (1), Manuceau est le premier à ouvrir, non les hostilités mais le bal pour la partie francophone ! Plus qu’utile, indispensable, puisque le compositeur à la fois populaire et culte n’avait pas encore d’œuvre commentée ou de biographie professionnelle en français.
Le lecteur y apprend beaucoup, même s’il est rompu à l’écoute de Williams et à la lecture de livrets copieux des nombreux CD. L’auteur organise sa revue de détail en 7 grands chapitres thématiques, transversaux, où la chronologie n’est présente qu’à l’intérieur de ceux-ci. Ce choix permet de tracer des ponts, des lignes de force entre des périodes bien différentes.
Le court chapitre sur les « Premiers pas hollywoodiens » est très instructif sur le côté… obscur de cette période lointaine, où « Johnny » était pianiste puis arrangeur, dans l’ombre des grands de l’époque. Rétrospectivement, les prémisses d’un géant sont toujours émouvants mais confortables : on sait que le talent, la réussite sont en germe et vont bientôt éclore. Après les débuts et les téléfilms (conséquents comme Heidi ou Jane Eyre), l’auteur remarque 1972 comme année pivot, celle qui va lancer Williams dans l’industrie du cinéma, sans revenir à la TV (sauf une fois, pour Spielberg). Suivent donc d’abord les films catastrophe (dont certains le sont littéralement…), avec le trio de films « tremblement-tour-navire ») qui assoit la réputation du compositeur et l’installe comme valeur sûre.
Ensuite, les choses sérieuses commencent avec le film Jaws (Les Dents de la Mer), phénomène musical et blockbuster analysé avec soin. L’auteur reviendra, bien plus longuement avec un chapitre entier, sur le travail pour Spielberg, justifié par la qualité et la durée (50 ans) de cette collaboration unique, sans orage et presque télépathique. Manuceau, à travers moult anecdotes, informations rares ou inédites, rend compte avec rigueur ces échanges artistiques hors normes. S’il confirme la haute qualité de nombreuses partitions, avec un apport original, il n’hésite pas à (dé)montrer les faiblesses de certaines, y compris pour Spielberg, arguments l’appui. D’ailleurs, il confirme qu’un film insuffisant ne permet que rarement une grande musique. Ceci dit, personne n’est obligé de suivre tel ou tel avis, comme sur The Eiger Sanction (La Sanction) qui mérite mieux que d’être expédiée en score faiblard.
« Le cinéma comme salle de concert » explore les scores dans l’ombre : Missouri Breaks, Midway, et bien d’autres… Paradoxalement, Star Wars (premier film de 1977, donc épisode… IV) est d’abord évoqué dans cette catégorie… obscure, avant d’être à l’honneur bien légitime d’un chapitre entier pour la saga. C’est d’ailleurs le chapitre le plus fourni, où très probablement même les fans trouveront des informations. L’auteur est précis sur les enregistrements, les studios, les orchestres, et parfois les solistes fidèles.
« Williams en toute liberté » mêle des films très disparates, résiduels si l’on peut dire, ce qui permet de mesurer le chemin parcouru. On assiste à des collaborations uniques, surprenantes : De Palma après Herrmann et avant Donaggio en compositeur attitré, le dernier Hitchcock, Jean-Jacques Annaud…), les films nécessairement engagés d’Oliver Stone, jusqu’à Harry Potter plus prévisible, mais aussi des films modestes (The Book Thief). C’est le chapitre le plus varié, allant de Superman et Dracula à Far And Away (Horizons lointains) et Memoirs Of A Geisha (Mémoires d’une Geisha).
Le chapitre 7 est consacré à l’œuvre hors cinéma, très importante chez Williams : beaucoup de célébrations, fanfares, évènements, et sa musique de concert, dont de nombreux concertos. En faisant le compte, le nombre total de ces œuvres semble s’approcher de celui des films ! La conclusion, l’épilogue font le point sur la méthode Williams, son style, son impact. Tous les films, produits TV, et autres œuvres sont listés par date.
Du beau travail, complet et très bien écrit, et encore une fois, qui fourmille d’informations. Le style est précis, agréable à lire. Un livre indispensable à tout amateur de musique de film ou cinéphile.
L’auteur a accepté de répondre à quelques questions. Merci à lui !
ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC JEAN-CHRISTOPHE MANUCEAU
Après ton gros livre sur Morricone (Entre Émotion et Raison, Camion blanc, 2020), pourquoi choisir Williams entre plusieurs géants possibles ? Connaissais-tu déjà très bien son œuvre ?
Ce livre est le résultat d’une commande de Third Éditions, un éditeur basé à Toulouse et spécialisé dans les livres sur les jeux vidéo, qui souhaitait élargir ses collections à la musique de film et qui m’a fait confiance sur ce projet. Je tiens à les en remercier. Comme beaucoup de passionnés de musique et de cinéma, je connaissais bien entendu une grande partie de l’œuvre de Williams, mais j’étais loin d’en avoir fait le tour en détail tant elle est riche, longue et fascinante.
Le livre est structuré par grands thèmes, transversaux, toutes périodes confondues, à part l’ouverture et quelques passages. Pourquoi ce choix et non le déroulement chronologique ?
Mon but était de couvrir toute la carrière du compositeur, que ce soit pour les écrans (petits et grands), pour la salle de concert ou pour des événements divers. L’approche strictement chronologique ne convenait pas car Williams a été très fidèle à certains réalisateurs sur plusieurs décennies, dont il a quasiment mis en musique tous les films (je pense principalement à Spielberg et Lucas) à quelques exceptions près, tout en travaillant avec d’autres réalisateurs plus ponctuellement. Quand Williams fait le saut de la télévision au cinéma il n’y revient quasiment plus, sauf en 1985 pour Histoires Fantastiques. Ce n’est pas le cas de la musique de concert à laquelle il s’adonne régulièrement depuis les années 1960. L’approche thématique permettait de montrer la cohérence de son œuvre et sa remarquable fidélité aux réalisateurs cités plus haut.
Il y a beaucoup d’informations dans ce livre, qui va intéresser le monde de la musique de film et du cinéma. Quelles ont été les découvertes les plus importantes, les plus surprenantes ?
Il y en a beaucoup ! Je ne voudrais pas « spoiler » mes futurs potentiels lecteurs ! Pour ma part, c’est surtout l’humour, la gentillesse et l’humilité de Williams qui m’ont étonné, une personnalité vraiment différente de celle de Morricone, dont la patience en interview avait ses limites et qui pouvait être assez « cassant » avec ses musiciens quand les choses n’allaient pas comme il le voulait.
Avec la liste finale de ses œuvres de toutes sortes, on est frappé par le nombre, qu’on ne pensait pas si élevé : des téléfilms, des séries TV (y compris General Electric Theater, comme Goldsmith), et un nombre impressionnant d’œuvres pour la salle de concert et d’événements, dont beaucoup de concertos ! Il y a donc encore beaucoup de musiques inédites…
Tout à fait. Notamment certains de ses premiers films hollywoodiens, et même la BO de Storia di una Donna (L’Histoire d’une femme – 1970) qui n’est jamais sortie. En regardant de près, on s’aperçoit que les versions publiées en CD de la prélogie et de la postlogie Star Wars sont trop courtes. Sans parler de celle du dernier Indiana Jones, qui ne contient que la moitié du score enregistré. Espérons que les studios et les labels trouveront des accords à l’avenir pour rendre tout cela accessible. Malheureusement, ce n’est pas vraiment la priorité d’un groupe comme Disney qui tourne le dos au support physique.
Dans le jugement des musiques, t’es-tu basé sur l’opinion répandue ou sur ton goût personnel ?
Uniquement sur mon goût personnel. La musique nous touche tous différemment, et s’il y a des consensus, heureusement, ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, Hook (1991) ne fait pas partie de mes scores de Williams préférés, alors que c’est le cas pour beaucoup de fans du compositeur. Mon trio de tête serait plutôt du côté d’Images (1972), Rosewood (1997) et The Patriot (2000), mais n’en citer que trois est un affront au compositeur tant les musiques mémorables sont légion dans son corpus.
Jamais deux sans trois ! Envisages-tu à l’avenir de travailler sur un autre compositeur de cinéma ?
C’est tout à fait possible, rien n’est arrêté pour l’instant, mais ça me plairait beaucoup. C’est un domaine d’une grande richesse et il y a encore beaucoup de choses à dire pour défendre et faire connaître cet art qui a longtemps été déconsidéré.
(1) : Jerry Goldsmith, un Orfèvre à Hollywood par Yves Desrichard, Bernard Herrmann par Karol Beffa, un livre sur James Horner (bilingue) pour les francophones, et pour les anglophones The Goldsmith Companion en deux volumes par Jeff Bond, ainsi que Maurice Jarre par Jacques Hiver, et La Vita, le Opere, gli Incontri sur Nicolai par F. Bassi (en italien).