Les livres qui ont pour sujet, ou objet d’étude, la musique de film sont assez rares pour qu’on saisisse la chance de s’y plonger. Bandes Originales & Cinéma de Genre examine les musiques pour le cinéma de genre (thriller, western, horreur, érotique…) sur une période allant de 1960 à 1982, âge d’or choisi pour ce type de cinéma, qui perdure néanmoins. Puisqu’il s’agit de catégories finalement majoritaires, tant parmi les films réalisés depuis plus d’un siècle que parmi nos grands compositeurs, c’est un sujet passionnant pour les cinéphiles et amateurs de musiques appliquées.
L’auteur a ainsi chroniqué 100 films, de Psycho à Blade Runner, commentés chacun sur deux pages. Il y a donc de tout, du plus connu au moins connu, qu’il s’agisse des films ou des illustrateurs sonores. Il en évoque bien sûr beaucoup, Goldsmith, Morricone, Herrmann, Schifrin, Nicolai, Carpenter, et bien d’autres maestros, ainsi que d’autres noms presque inconnus, et commente leurs apports de façon pertinente. Il commence par Psycho (Psychose) car pour lui, ce film a véritablement lancé la vogue du cinéma de genre, avec son succès public et critique, même si les films de genre existaient auparavant.
Avant ces 200 pages, le prologue est particulièrement instructif et complet sur 90 pages : depuis la genèse et même les lointains ancêtres du cinéma jusqu’aux années 80. Ce texte fourmille d’exemples, de sous-genres, de techniques de conception/fabrication propres à la relation image-musique, aux avancées, clichés, retours en arrière, découvertes, et éclairs de génie. C’est savant mais accessible, donc très instructif et passionnant, et cela permet d’aborder plus de 100 films à travers bien des commentaires, anecdotes et digressions. Un travail utile et un vrai plaisir de lecture. Car ajoutons que le texte est superbement écrit. Ludovic Villard, français né en 1983, est aussi poète et musicien sous le nom de Lucio Bukowski. Il a accepté de répondre à nos questions, et nous l’en remercions.
Quelle est l’origine de votre livre ? Cela vient-il d’un goût de cinéphile, ou de la musique, de la pop culture ?
Cela vient d’un double intérêt pour le cinéma et la musique, mais pas tellement pour la pop culture… Car l’idée du livre est justement de montrer que le cinéma de genre et la musique qui l’accompagne ne se cantonnent pas seulement à un aspect grand public, mais s’imposent clairement comme des œuvres souvent complexes et profondes, voire savantes (comme c’est par exemple le cas chez Teshigahara, Tarkovski ou Bergman, tous trois présents dans mon ouvrage). A travers ce livre, il s’agit de montrer de quelle manière images et musique s’interpénètrent et s’harmonisent en un mouvement narratif commun, et cela afin de sortir des clichés sur la « musique d’accompagnement », dont le rôle est purement illustratif. Ici, les œuvres étudiées ne dissocient pas la mise en scène de la composition, le tout fonctionnant plutôt comme un ensemble organique, un corps unique au sein duquel les dialogues entre les arts (réalisation, photographie, jeu, son et musique) sont constants et font sens.
Comment avez-vous fait votre sélection: à partir de films qui vous semblaient musicalement intéressants (rapport images/musique) ou à partir des filmographies des grands compositeurs ?
Pour acter ma sélection de cent films / cent bandes originales, j’ai dû en étudier peut-être plus de trois cents… et mon choix (évidemment subjectif) s’est donc arrêté sur les œuvres que j’estimais les plus aptes à démontrer l’intérêt central de la musique dans l’intrigue. Assez vite une période s’est ouverte devant moi (années 1960 et 1970 durant lesquelles les expérimentations ne manquent pas), ainsi que l’évidence que le cinéma de genre grouillait littéralement de bijoux visuels et sonores. Logiquement j’ai trouvé sur ma route de grands compositeurs, qui se retrouvent à plusieurs reprises dans mon livre, mais également de grands créateurs qui ont tout aussi bien su créer leur propre identité musicale (pour certains très marquée, à l’image d’un François de Roubaix, d’un Florian Fricke ou d’un Artemiev), ainsi qu’ils ont participé à l’évolution et la valorisation de la musique au cinéma, apportant des innovations fortes et durables (Takemitsu pour sa fusion des genres, Murch ou Splet pour le développement du design sonore, Carpenter pour son déterminisme électronique)… Mais la liste est longue !
Pour Morricone, autant Le Bon, la Brute et le Truand fait partie des incontournables, autant les deux autres auraient pu être remplacés par beaucoup d’autres titres. Il vous fallait un giallo pour lui ?
J’ai laissé parler ma sensibilité pour beaucoup de films sans m’imposer telle ou telle œuvre parce qu’elle est jugée majeure comparée à d’autres. Pour Morricone cela a été assez compliqué du fait qu’il ait énormément produit et pour beaucoup de genres différents. Je tenais à inclure l’une de ses compositions pour la trilogie animalière de Dario Argento car pour moi c’est ici un grand moment de l’histoire du cinéma italien qui se joue : la quintessence d’un genre (le giallo) qui s’exprime sous la main d’un maitre et dont la musique intègre toute l’inquiétude et la fatalité, notamment la mort de la tueuse, scène portée dans Quattro Mosche di Velluto Grigio (Quatre Mouches de Velours Gris) par la magistrale pièce Come un Madrigale, toute en douceur et en pathétisme, traduisant le traumatisme aussi bien psychologique de la jeune femme que l’accident de voiture (dans un superbe ralenti). Pour Milano Odia (La Rançon de la Peur) de Lenzi, c’était la même idée : montrer comme Morricone s’adapte à des styles cinématographiques singulier (ici un poliziottesco, autre genre purement italien), et surtout d’étudier des compositions plus brutales, plus menaçantes (par le truchement du piano et des vents en particulier). Mais d’autres films étaient sur ma liste, dont les bandes originales sont remarquables, à l’image de I Comme Icare ou Peur sur la Ville (tous deux de Verneuil), du fabuleux Una Lucertola con la Pelle di Donna (Le Venin de la Peur) de Lucio Fulci, de The Thing de John Carpenter (même si amputée et complétée par Carpenter lui-même) ou même quelques films érotiques peu marquants en eux-mêmes mais dont les partitions brillent par leur chaleur envoûtante (pensez à Le Foto Proibite di una Signora per Bene).
Ce qui est important, c’est la musique (et son support, le disque) ou son rendu dans le film ?
Pour une musique de film, l’essentiel est évidemment son rôle au sein de la narration et de la grammaire visuelle ! Certains compositeurs se contentent certainement de jouer ce qu’ils savent jouer sans prendre en considération la mise en scène (d’ailleurs on leur demande parfois seulement cela), mais la différence entre un score réussi et une simple bonne partition qu’on colle sur un film, c’est de toute évidence sa fonction active dans le métrage. Lorsque Brian Easdale compose pour Peeping Tom (Le Voyeur), il prend le parti de sonoriser la pulsion meurtrière par différentes variations au piano (instrument pénétrant). De même pour Humphrey Searle : The Haunting (La Maison du Diable) trouve dans sa dimension musicale son propre pouls, sa propre expression surnaturelle et démoniaque (le monde de l’invisible se fait audible). Ailleurs, dans Village Of The Damned (Le Village des Damnés), la « nouvelle lutherie » se confronte à l’orchestre traditionnel, soutenant alors l’affrontement entre les enfants menaçants et les adultes d’un monde dépassé ! Mais il est aussi vrai que certaines bandes originales prennent une importance considérable sur disque, et les exemples ne manquent pas de partitions devenues plus célèbres que le film pour lequel elles avaient été écrites : celle de Shaft par exemple (composée par Isaac Hayes), ou bien le thème de Midnight Express signé par Giorgio Moroder, ou encore la pièce que Bernard Herrmann a composé pour la scène de la douche dans Psycho !
Avez-vous perçu des différences de conception, de choix de la musique pour un film ? Une musique moyenne, pas musicalement brillante, peut très bien convenir au film et donc être très réussie ?
Oui, absolument : certains compositeurs acceptent de se soumettre à l’œuvre globale et finale qu’est le film en mettant de côté leur ego… C’est le signe de grands créateurs ! Plutôt que de faire ce qu’ils savent faire, ils entrent dans le jeu et se mettent au service de l’histoire, adaptent leur langage… parfois même créent quelque chose de moins abouti que s’ils avaient composé pour le disque ou le concert, mais dont la place dans le film est capitale et parfaite ! En ce qui concerne la conception, cela dépend beaucoup de la rencontre et de l’échange avec le metteur en scène. Par exemple, lorsque Alain Goraguer doit composer pour La Planète Sauvage, le film est déjà entièrement monté et il doit travailler avec la contrainte de tailler ses pièces à des formats précis (à la seconde près). Ou bien citons François de Roubaix pour Les Lèvres Rouges, qui se voit imposer par Harry Kummel un instrument dont il ignorait même l’existence : le cymbalum ! Au final, qu’il s’agisse de « grands » compositeurs ou de musiciens plus confidentiels, les contraintes liées à l’écriture pour le cinéma peuvent s’avérer bénéfiques : elles les forcent à repousser leurs limites et leurs champs de confort et ainsi à expérimenter.
Quels sont selon vous les apports, les originalités de Goldsmith, Nicolai, dans le cinéma de genre ?
Goldsmith dépasse largement les notions de cinéma de genre ou non… c’est un immense compositeur, un explorateur. Dans l’ouvrage, j’ai étudié son travail sur Planet Of The Apes (La Planète des Singes), un travail incroyable où se mêlent pièces orchestrales épiques et puissantes et compositions plus singulières où se côtoient musique électroacoustique et électronique, et des expérimentations sonores qui convoquent des éléments aussi étonnants qu’un shofar (un cor de bélier utilisé pour les fêtes juives), une cuíca (tambour à friction brésilien dont la sonorité évoque des cris de singe) ainsi que des objets métalliques divers parfois trouvés dans sa cuisine. De même, pour les sons plus synthétiques, il va utiliser une invention popularisée à l’époque du tournage, l’Echoplex, un effet de tape delay (retard de bande). Pour Bruno Nicolai, ce qui me fascine c’est surtout son aptitude à bondir d’un style à un autre parfois d’une scène à la suivante, et sa longue association avec Jess Franco n’y est pas pour rien (cela lui a offert une grande liberté de création), d’où la présence du métrage Les Inassouvies dans l’ouvrage : ici on passe de chants liturgiques en latin à un jazz de supermarché, de compositions érotiques et orientalisantes (gonflées de bongos, de cithares et de guitares électriques) à un effroyable rock diabolique et sadien. Remarquable !
Entretien réalisé le 14 novembre 2023 par Patrick Bouster.
Remerciements à Ludovic Villard.