The Legend Of John Williams

Stéphane Lerouge nous détaille la genèse de cet ambitieux projet

Disques • Publié le 27/10/2023 par

Après le français Michel Legrand, après l’italien Ennio Morricone, Stéphane Lerouge s’attaque à un autre monument : l’américain John Williams. Pour lui rendre hommage, pas moins de 20 disques et 22 heures de musique contenus dans un luxueux coffret conçu avec la complicité du mythique compositeur. Le tout agrémenté d’un livret riche en interviews : Oliver Stone, Jean-Jacques Annaud, Alan Bergman et bien sûr le maestro lui-même. Pour en savoir plus sur la genèse de ce projet hors-normes, nous ne pouvions que questionner l’irremplaçable Stéphane Lerouge…

Comment est né ce projet ?

C’est un peu le principe d’une chaîne. En novembre 2018, Universal Music a publié le coffret Michel Legrand 20 CD, premier coffret conçu au format demi-livre d’art, dit à l’italienne. J’en ai offert un exemplaire à Ennio Morricone à la Cinémathèque Française, juste avant la rencontre que Frédéric Bonnaud et moi-même animions avec lui, la veille de son ultime concert parisien. Morricone m’a glissé : « Pourquoi n’entreprenez-vous pas le même projet sur moi ? » Voeu que j’ai accompli, avec un premier coffret conçu avec l’implication du Maestro, un second après son envol, hélas. De cette fascinante génération née entre 1932 et 1933 (Barry, Lai, Quincy Jones, Legrand), John Williams était l’unique compositeur dont nous n’avions jamais réédité une seule bande originale dans Ecoutez le Cinéma !, notamment parce que des labels américains spécialisés s’en chargeaient (et s’en chargent) de façon régulière et intelligente, notamment grâce au travail de Mike Matessino. Néanmoins, j’ai envoyé un jeu des coffrets Legrand et Morricone à John Williams et à son agent, Michael Gorfaine, avec la proposition de lui consacrer un projet similaire, exactement au même format. La réponse a été assez rapide : sur le principe, l’idée l’intéressait, à la condition qu’il puisse valider les aspects successifs du projet, de la construction des 20 CDs au graphisme, en passant par le rédactionnel. Tout restait encore à faire mais, première étape, nous avions la bénédiction du maître. Entre celle-ci et la sortie du coffret, il se sera écoulé de longs mois, plus d’un an… Voilà comment, par ricochet, Legrand m’aura finalement mené à son ami Williams.

 

Comment as-tu choisi les sélections qui y apparaissent ? Quels ont été les critères principaux ?

J’adore l’aphorisme de Robert Mitchum sur sa collaboration avec David Lean : « C’est comme construire le Taj-Mahal avec des cure-dents. » On n’en est pas loin : 20 CD, ça représente 22 heures de musique. C’est énorme et, en même temps, c’est une miniature par rapport à une œuvre comme celle de Williams, monumentale et pléthorique. D’emblée, on savait que le CD 19 serait consacré à des œuvres de concert et le 20 à des reprises et relectures. Pour le reste, il m’a fallu plusieurs jours pour construire, déconstruire, reconstruire. La base, ce sont évidemment les nombreux enregistrements contrôlés par Universal Music, des catalogues MCA Records, Fox Records, Capitol, Decca, Philips ou Deutsche Grammophon. J’ai essayé de les réunir thématiquement, par genres (films catastrophes, westerns, comédies des années soixante), cinéastes (Mark Rydell, Oliver Stone, Robert Altman, Martin Ritt), séries (les Indiana Jones). Il y avait objectivement un équilibre à trouver entre des partitions incontournables… et d’autres qui ne sont jamais incluses dans ce type de projet : Images, The Long Goodbye (Le Privé), The Missouri Breaks, The Eiger Sanction (La Sanction), Cinderella Liberty, Sleepers, Nixon

 

Y a-t-il du contenu rare, voire inédit ?

D’abord, pour tout faire entrer, il fallait s’astreindre à respecter les montages des 33 tours originaux, du moins sur un certain nombre de bandes originales. Williams me l’a confirmé : après l’enregistrement, il adorait travailler sur le montage disque. C’est-à-dire, selon ses propres termes, « extraire la quintessence ». Modestement, à mon tour, j’ai essayé d’extraire la quintessence de la quintessence. Par exemple, le couplage des deux Dents de la Mer se révèle passionnant : l’écoute d’affilée des deux opus permet de mesurer comment Williams a trouvé des solutions originales pour à la fois prolonger et renouveler le matériel du premier film… Quant au contenu rare, c’est difficile à dire : certaines fugaces éditions CD (Cinderella Liberty, Not With My Wife, You Don’t) sont aujourd’hui assez difficiles à dégoter… Sur l’album des œuvres de concert figure le Prelude and Fugue, composition de jeunesse méconnue à laquelle Williams est très attaché. Tout comme à sa Sinfonietta for Wind Ensemble, dont on a exhumé la bande 1/4 de pouce des archives Deutsche Grammophon. A sa sortie, Williams était fier de voir son nom dans le célèbre cartouche jaune de l’iconique label classique… sans savoir qu’il allait signer avec lui, quasiment un demi-siècle plus tard. Le CD de chansons et relectures révèle également des titres jamais réédités depuis les vinyles originaux (Daddy’s Gone A-Hunting, Love’s The Only Game In Town), voire inédits (Come Tuesday).

 

Comment se sont déroulés les échanges avec John Williams ?

Dans un premier temps, tout est passé par son assistant personnel, Jamie Richardson, dont l’aide et le soutien ont été constants. Je dois vraiment l’en remercier. Jamie a une connaissance et une vraie vista du répertoire williamsien. La validation de la structure, de la charpente a été assez rapide mais avec des observations précises : sur la chanson issue du thème d’amour de The Man Who Loved Cat Dancing (Le Fantôme de Cat Dancing), Dream Away, Williams tenait à la version Frank Sinatra, par exemple. Il m’a gentiment demandé de trapper une relecture jazz de Schindler’s List (La Liste de Schindler). Sans doute parce que ce thème ne peut pas être tordu vers une direction contraire à son esprit original… En fait, ce sont surtout sur les CD 19 et 20, d’une construction plus libre, plus aléatoire, que les remarques de John Williams se sont portées.

 

 

A quel moment l’as-tu rencontré ?

En juillet, dans la foulée de ses trois concerts pyrotechniques au Hollywood Bowl. J’ai la chance d’être ami avec un immense parolier, Alan Bergman : avec sa femme Marilyn, il a signé une quinzaine de chansons avec Williams, qu’il connaît et fréquente depuis… 1955 ! Qui aujourd’hui, à Los Angeles, peut affirmer sérieusement : « J’ai rencontré Williams quand il avait 23 ans ! » ? (rires) Alan a été un précieux ambassadeur auprès de John, il a aidé à faire le lien. Pour à la fois balayer le contenu du coffret et surtout réaliser une longue interview pour le livret, Williams m’a gentiment reçu dans son bungalow historique, chez Universal Studios. Il est impressionnant d’entrer dans cet antre dans lequel tant de chefs-d’œuvre sont nés… et que l’on a vu dans tant de documentaires. Le bureau de Spielberg est juste voisin… D’emblée, je lui ai offert un CD avec la numérisation de Sinfonietta for Wind Ensemble, ce qui était une entrée en matière iconoclaste. Spontanément, on a beaucoup parlé de son lien à Michel Legrand, rencontré en 1967 chez le producteur Saul Chaplin, qui organisait des concerts privés à 4 pianistes sur 2 pianos. Williams avait baptisé ces soirées les « golden hand parties ». Il a toujours été reconnaissant à Legrand d’avoir été (avec André Previn) le premier confrère à enregistrer une reprises de l’une de ses premières bandes originales, Fitzwilly. Quinze ans plus tard, en match retour, Williams proposera à Legrand d’écrire la suite concertante de Yentl, qu’ils créeront ensemble, Michel au piano, John à la direction d’orchestre, sur la scène du Boston Hall. J’ai aussi raconté à Williams cette interview de Toots Thielemans, en 2014, dans sa maison de La Hulpe, près de Bruxelles. Sans se lever, Toots avait saisi un harmonica posé sur une table basse pour me jouer Nice To Be Around, morceau qu’il vénérait. Il était déjà fatigué mais soudainement, grâce à son instrument, il semblait avoir vingt ans. C’était un moment de grâce : du Williams en concert privé, par le Charlie Parker de l’harmonica.

 

Quelle impression Williams t’a-t-il faite, humainement parlant ?

Que dire ? Chaleureux, très rieur, enthousiaste. C’est un monstre sacré… mais qui ne se considère pas, ni se comporte comme tel. Il répète sans cesse que, s’il est touché par les fans complétistes de ses neuf Star Wars, il pense n’avoir rien écrit qui rivalise avec Bach, Brahms ou Ravel. On a beaucoup parlé d’Images, partition qui lui a permis de faire un pas vers le compositeur phare de sa jeunesse, Edgar Varèse. De son séjour à Paris lorsqu’il est venu rencontrer le percussionniste japonais Stomu Yamash’ta. De son rapport au jazz, de la frontière entre son langage pour le cinéma et pour le concert, de son trio de mentors (Previn, Herrmann et Mancini), de la césure qu’a représenté Schindler’s List… Le plus frappant, c’est la distance qu’il met entre lui et son œuvre. Il m’a dit ne pas passer son temps immergé dans ses anciennes partitions, à les réécouter sans cesse… mais préférer se projeter en avant. Et puis, comme Legrand d’ailleurs, il est très honnête voire assez auto-critique sur son travail : il  porte un regard lucide sur certaines comédies de ses débuts, avoue préférer les bandes originales de The Poseidon Adventure (L’Aventure du Poséidon) et de The Towering Inferno (La Tour Infernale) à celle de Earthquake (Tremblement de Terre), reconnait que l’écriture de Nixon a été plus compliquée que celle des deux premiers Stone. Le tout parsemé de mots français, dont il avait le souvenir… Bref, entrer dans ce bungalow m’a fait le même effet qu’entrer dans le bureau de Morricone, place de Venise : c’était un moment intense, drôle et émouvant, paradoxal, totalement hors du temps.

 

Y a-t-il des partitions que John Williams ne voulait pas intégrer à ce coffret ?

Je m’attendais à ta question, surtout à son sous-texte ! Non, pour une première collaboration, je n’ai pas osé mettre les pieds dans le plat : « Et si on intégrait l’intégrale de Sugarland Express ! » De même, j’aurais bien aimé que le CD western s’ouvre avec The Rare Breed (Rancho Bravo) mais vu qu’un projet de réédition est déjà en route, c’était un peu compliqué…

 

Est-il heureux du résultat final ?

Je pourrai te répondre dans trois semaines… A cette heure, le coffret est encore sous presse. Ce dont je suis certain, c’est que Williams a été très sensible au côté panoramique, transversal du projet, au fait qu’on essaye de représenter tous les visages, tous les versants de son inspiration. C’est la première fois que Penelope tend la main à Elegy for Cello and Orchestra, « l’une de mes compositions préférées » m’a-t-il confessé. L’influence du jazz, très importante à ses débuts, est aussi capitale, le fait notamment qu’on puisse l’écouter comme pianiste et improvisateur dans The Long Goodbye (Le Privé). Le contenu du coffret court sur soixante ans, de Checkmate au Concerto pour Violon No 2 avec la grande Anne-Sophie Mutter, l’une de ses toutes récentes compositions pour le concert. Enfin, pour le livret, j’ai réuni les témoignages d’Alan Bergman qui a avoué : « John est un grand compositeur de chansons… en dépit de lui-même. » De Jean-Jacques Annaud, qui a été le premier à réunir Williams et Yo-Yo Ma au cinéma. Et enfin de l’inoxydable Oliver Stone qui a eu cette jolie phrase : « John est un Mont Rushmore de la musique de film et, dans la vie, c’est un sphinx ! » (rires)

 

 

Certains titres ont-ils plus été difficiles à obtenir que d’autres (voire impossibles) ?

Imagines-tu la pile du dossier juridique, pour une somme de 373 titres ! Au-delà des titres Universal Music, il y a des enregistrements MGM, Universal Studios, Warner Bros., Paramount, Disney, Sony Music… Ce qui est logique : Williams a travaillé pour tous les studios. Ça a été long, en montagnes russes, parfois fastidieux mais, objectivement, le fait que le compositeur ait formellement validé le contenu du projet a facilité les démarches. Sans son feu vert, le coffret serait sorti en 2030. Je dois saluer le travail forcené de la juriste, Christelle d’Almeida, tout comme celui de tous les collaborateurs : Vincent Malet pour le mastering, Camille Bitaud pour l’icono, Jérôme Witz pour le graphisme… Grâce à la bienveillance de la photothèque de Lucasfilm, on a pu récupérer les HD de la séance photo en studio pour Les Derniers Jedi, en 2017. On a fait plusieurs essais de couvertures avec ce matériel mais en laissant John Williams décider de la version définitive.

 

Quelle est la cible, en termes d’acheteurs, de ce coffret ?

C’est comme pour les coffrets Morricone : c’est d’abord un public assez large, qui ne possède pas forcément les CD à l’unité de toutes ces bandes originales. Dans le cas d’Ennio, Universal Music a été assez surpris : certains morriconiens ont néanmoins acheté les coffrets, soit pour certaines partitions plus rares (Orca, The Scarlet And The Black), soit pour avoir un objet qui réunisse, qui fédère toutes ces œuvres. Le coffret Williams parviendra-t-il lui aussi à toucher plusieurs cercles ? Impossible de répondre pour l’instant…

 

Peut-on envisager plus tard l’existence d’un second volume ?

Bien sûr, ce serait un rêve… D’autant que nous serions délestés (ce n’est pas le mot juste) de certaines évidences. Pour l’instant, je mesure le parcours accompli. C’est comme devant un film terminé, mixé : on ne peut pas imaginer les coulisses, la somme d’obstacles franchis pour arriver au résultat. Il y a une seule évidence : ce coffret The Legend Of John Wiliams, c’est la première anthologie de l’histoire du disque à réunir Barbra Streisand et The Chieftains, Kyle Eastwood et Itzhak Perlman, Yo-Yo Ma et Sting, sans oublier notre camarade Jean-Michel Bernard, en sandwich entre Ella Fitzgerald et Sinatra. Ce simple constat confirme l’éclectisme de Williams, l’éventail de ses langages, son goût pour la musique au pluriel.

 

 

Entretien réalisé en octobre 2023 par Olivier Desbrosses.
Illustrations : © Écoutez le Cinéma !
Remerciements à Stéphane Lerouge pour son temps, sa passion et son enthousiasme.

Olivier Desbrosses
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