Game Of Death (John Barry)

Tout dans les Muscles #3 : Le Jeune Homme et la Mort

Disques • Publié le 12/08/2022 par

GAME OF DEATH (1978)
LE JEU DE LA MORT
Compositeur :
John Barry
Durée : 31:44 | 10 pistes
Éditeur : Silva Screen Records

 

3.5 out of 5 stars

 

Durant un laps de temps extrêmement bref, mais d’une sidérante frénésie, ils furent les nouveaux Messieurs Muscles exhibant leur morphologie huilée au fronton des cinémas de quartier. Leurs prédécesseurs s’appelaient Hercule, Maciste, Ursus ou Goldocrack (!!), eux avaient choisi pour noms de bataille Bruce Li, Bruce Lai, Bruce Leung, Dragon Lee et autres sobriquets fallacieux qui n’étaient que poudre de perlimpinpin, jetée aux yeux brouillés de larmes des fans inconsolables d’un certain Petit Dragon. Les pieds englués dans la fondrière de l’exploitation crasse, les tristes sires susnommés accumulèrent comme autant de parricides les ersatz les plus opportunistes qui se peuvent concevoir. Le mythe Bruce Lee fut dévoré à belles dents, son héritage mis en pièces, ses gimmicks ultra-graphiques ridiculisés, parodiés jusqu’à plus soif. C’était là, évidemment, l’œuvre d’obscurs producteurs sans le sou — mais pas que. Raymond Chow en personne, l’homme qui « découvrit » le fougueux comédien, fit de lui une star et devint du jour au lendemain l’un des pontes majeurs du cinéma de Hong Kong, voulait lui aussi une part du gâteau vicié.

 

Il l’obtint, bien sûr. En violentant les bobines du grand œuvre inachevé de Lee, Game Of Death, qui prenaient la poussière depuis cinq ans au fond d’un coffre. Le résultat, profanation éhontée de sépulture plutôt qu’hommage déférent, et figure de proue vermoulue de ce que l’on a coutume de nommer aujourd’hui la Bruceploitation, peut se targuer néanmoins d’un semblant de noblesse grâce aux séquences de combat tournées par le Petit Dragon… et à la musique de John Barry. A l’aune d’un générique qui ne manque pas de tonus, où virevoltent cartes à jouer et roulette de casino manifestement chipées à Maurice Binder, l’on se demande si cette ouverture n’aurait pas été conçue à seule fin que le compositeur attitré de l’espion 007 y nichât un thème « bondien ». Un peu de cette obédience-là galvanise en effet le Main Title, choix curieux à considérer que la pauvre intrigue bis articulée autour des quelques scènes avec le vrai Lee n’évoque pas même lointainement James Bond. Mais il y a aussi et surtout du Lalo Schifrin (qui mit en musique Enter The Dragon) dans ces énergiques trépidations, dans cet ostinato têtu qui ne s’essouffle à aucune seconde. Nullement à la traîne, des tambourins déchaînés battent une mesure fiévreuse — loin de Barry, cependant, l’idée de faire couleur locale à peu de frais. Ce type d’expédient eût produit son petit effet rudimentaire si le musicien avait souscrit au cynisme présidant le sabotage de Game Of Death. Il n’en est évidemment rien.

 

Au contraire ! En une tentative désespérée mais pétrie d’héroïsme de sauver l’objet difforme des eaux, il sort à son tour le grand jeu (de-la-mort). Si Bruce Lee, (dés)incarné par un Kim Tai-Chung habile combattant mais duplicata de quat’sous, enseveli sous des postiches grossiers (lunettes noires, casque de motard, bandages), escamoté par des cadrages dont il était de son vivant l’attraction absolue, n’est plus à l’écran qu’un spectre blême, son incroyable animalité connaît avec la baguette enthousiaste de Barry une osmose de première force. Elle est là, spectaculaire, arrogante, qui caresse d’un doigt électrique les grelottements des cymbales, puis auréole d’étincelles les steel-drums mis à coriace épreuve au cours d’un mano a mano passé à la postérité. Même lorsque le film, se vautrant sans vergogne dans un voyeurisme infâme, s’accapare les images authentiques de son enterrement qui avait endeuillé tout Hong Kong, le Petit Dragon garde la tête haute. Le thème principal y pourvoit seul, d’abord en sacrifiant à l’imposante rigidité des lourdes pompes funéraires, qu’il se hâte de tempérer à l’aide d’une petite flûte brave et de son friselis ému. Ici, dans la zone négative de la Bruceploitation où pullulent les imposteurs empyjamés de jaune, John Barry est un cerbère vigilant. Le dernier rempart entre Bruce Lee et l’anti-matière.

 

 

 

Benjamin Josse
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