Hellboy (Marco Beltrami)

Le tango des monstres

Décryptages Express • Publié le 23/10/2017 par

HELLBOY (2004)Hellboy - Deluxe Edition
Réalisateur : Guillermo del Toro
Compositeur : Marco Beltrami
Séquence décryptée : Rooftop Tango / Cookies & Stones (1:18:05 – 1:23:53)
Éditeur : Varèse Sarabande

 

« When there’s trouble, all us freaks have is each other » (1) Cet aphorisme rassurant adressé par l’homme-poisson Abe Sapien à Liz Sherman pourrait résumer la face lumineuse du cinéma de Guillermo Del Toro, qui a toujours eu à cœur de revendiquer plus que son amour des monstres, son besoin de leur fraternité. Mais entre Liz Sherman, la pyrokinésiste, et Hellboy, le démon incombustible né des feux de l’enfer, ne reste qu’un tas de cendres. Suffisamment chaudes cependant pour que l’arrivée du prévenant et très humain agent Myers tisonne dangereusement la jalousie du gorille rouge. Au point que se déclenche chez lui une crise d’adolescence tardive, avec ce qu’il faut de fugues et conflit filiaux. Mais à l’échelle d’une créature détenant le pouvoir de précipiter la fin du monde…

 

Si Del Toro a été séduit au point d’en disputer la paternité dans le cœur des cinéphiles à son père littéraire, Mike Mignola, c’est que la nature même du personnage lui correspondait totalement : homme dans une enveloppe de diable, enfant dans un corps d’hercule, amoureux blessé derrière un masque de gaillard cynique, Hellboy incarne des contraires à priori inconciliables. Il va apprendre leur complémentarité. A son image, aucun autre film du cinéaste n’a à ce point joué des changements de genres, de registres, de tons… à l’exception peut-être de Hellboy II: The Golden Army. Du directeur de la photographie aux acteurs, il faut être bien accroché pour suivre ces montagnes russes tonales et façonner un film qui ne ressemble pas à une succession de sketches, mais qui excède la somme de ses parties. De quoi impressionner jusqu’au compositeur qui, engagé sur un film, se retrouve à en composer cinq : comédie romantique, film de super-héros, horror-movie, creature feature et film d’action, Hellboy est tout cela à la fois.

 

S’il a prouvé son professionnalisme, et commencé à faire entendre une voix toute personnelle, Marco Beltrami est loin de nous avoir préparé au feu d’artifice que s’avérera être Hellboy en 2004, et encore moins à un traitement thématique comme on en voyait plus alors, et comme on en a guère vu depuis que dans la musique écrite par Shore pour la Terre du Milieu de Tolkien. Particulièrement brillant lorsqu’il assèche les orchestrations et limite les mélodies en jouant sur leurs répétitions (2), Beltrami s’abandonne ici à une débauche d’instruments et une profusion de thèmes jamais plus entendues dans sa filmographie depuis. Et le défi lancé par Del Toro dans son montage final a de quoi intimider : non content de multiplier les registres, le cinéaste les entremêle aussi, comme dans ce montage mettant en parallèle trois séquences aux tons complètement différents : Hellboy espionnant Liz et Myers, Kroenen se relevant de sa propre mort pour la donner à Broom quelque minutes plus tard et une vision d’un futur apocalyptique. On regarde en même temps une comédie romantique, un slasher avec un mort vivant et une fantasy épique noire. Mais plutôt que de convoquer les clichés de chaque genre et d’en livrer de brillants pastiches, Beltrami, tout en respectant leurs codes, colle au photogramme prêt à la spécificité du traitement de Del Toro.

 

Hellboy

 

Il n’oublie pas, par exemple, que sur un des côtés du triangle amoureux tracé par Myers, Liz et Hellboy se tient un démon rouge de deux mètres de haut. La situation est évidemment absolument incongrue. Le cinéaste va en jouer pour nous faire sourire, le musicien doit réussir à être à la fois léger et tragique, élégant et profond. Montrer l’évidence au spectateur n’est pas toujours si simple… Pour nous faire accepter qu’Hellboy, que nous avons vu depuis le début tel un monstre, un fils capricieux et incompris, un justicier pugnace, peut aussi être un amoureux blessé sans qu’on s’en moque, et même qu’on en soit ému au point de partager sa peine, l’apport de la bande originale, véhicule idéal des émotions du spectateur, est vital. Encore faut-il comprendre ce que le réalisateur veut exprimer, et partager sa sensibilité.

 

Quoi de mieux qu’un registre musical associé à l’hésitation amoureuse ? Ç’aurait pu être une valse, ce sera un tango. Peut-être parce que son rythme syncopé induit mieux les ruptures radicales du montage et les sautes d’humeurs d’Hellboy que les spirales de la danse à trois temps. Après avoir annoncé discrètement son thème avec des vents en début de scène, Beltrami le module à mesure que les échanges entre Liz et Myers se développent, et que la colère d’un Hellboy hébété de jalousie monte. Le compositeur utilise comme point d’orgue un moment presque ironique de la scène. Del Toro a choisi d’y placer un motif devenu stéréotypique du film super-héroïque : le saut d’une longueur impossible d’un toit d’immeuble à l’autre. Cadré comme si le héros était poursuivi par sa Némésis et risquait sa peau, le compositeur ironise gentiment en délivrant au milieu de sa danse la bordée de cuivres soutenue d’un bon coup de percussions attendues… mais pas forcément dans un tango. Le saut est un peu court, le diable se retrouve accroché entre ciel et terre du bout des doigts. Hellboy essaye de se raccrocher à une relation qu’il est le seul à encore croire vivante. Il n’y a nul autre ennemi que lui-même. Aucun n’est à sa mesure, et la seule chose qui le mettra à genoux, c’est la vision du corps de son père adoptif dans la scène suivante.

 

Les monstres du film ne sont que des pantins, le seul danger auquel doit se mesurer Hellboy, c’est l’héritage auquel le destine ses origines. Ces moments-là, Beltrami leur donnera toute leur puissance en déployant tout l’orchestre au service de mélodies au lyrisme tragique. Des moments plus convenus, mais qui résonnent d’autant plus fort que le compositeur sait ménager leur apparition et que son inspiration mélodique est sans faille. La partition d’Hellboy est un puzzle d’une précision extraordinaire, mais aussi d’une sensibilité très fine, à l’image de ce tango des toits, qui fait sourire sans tourner en ridicule, magnifie un exploit de super-héros en en suggérant en même temps tendrement la part de ridicule, et fait d’autant mieux résonner la douleur et le drame sous la farce. S’il a par la suite brillé dans ces différents registres, Beltrami n’a plus jamais composé une partiton aussi riche de sensibilités variées et parfois contraires. Qu’il n’ait plus travaillé directement avec Guillermo del Toro n’y est peut-être pas étranger…

 

(1) « Quand les ennuis commencent, tout ce qu’on a, nous les monstres, c’est nous-mêmes. »

(2) Pour décevant qu’il soit, le rendez-vous avec Glass sur Fantastic Four avait du sens.

 

Pierre Braillon
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