Les Aventuriers (François de Roubaix)

La cathédrale engloutie

Décryptages Express • Publié le 05/09/2016 par

LES AVENTURIERS (1967)Le Samourai / Les Aventuriers
Réalisateur : Robert Enrico
Compositeur : François de Roubaix
Séquence décryptée : Enterrement Sous-Marin (1:15:03 – 1:17:00)
Éditeur : Universal Music France – Écoutez le Cinéma !

 

L’aventure n’était pas celle qu’ils imaginaient. Partis chercher l’or englouti d’un avion abîmé dans l’océan, Manu et Roland comprendront trop tard que ce qui leur était précieux, c’était la présence lumineuse de Laetitia, plutôt que l’éclat des pièces du trésor qui déclenchera les passions funestes menant la jeune femme à un destin tragique. Robert Enrico nous aura trompés autant que ses personnages : s’affichant comme un de ces divertissements populaires enlevés, pleins de péripéties, célébrant la virilité et l’assurance hédoniste d’un duo de héros triomphant de tous les dangers, Les Aventuriers cache un film mélancolique, désenchanté, rêvant à des utopies d’autant plus belles qu’elles se fracassent sur l’implacable matérialité du monde et la corruption du cœur des hommes. Pris entre spleen et idéal, Manu et Roland trouvent, tout comme Enrico, un interprète idéal en François de Roubaix, compagnon de la première heure d’un cinéaste dont les films lui inspirent ses plus belles partitions. Séduisants, libres, amoureux des grands espaces: difficile d’ailleurs de ne pas voir sur les deux aventuriers l’ombre portée par le musicien, compositeur plus instinctif que carriériste passionné de plongée sous-marine, aimant travailler la nuit et sans contrainte. Difficile alors d’imaginer que la scène décrivant la cérémonie imaginée par Manu et Roland pour remettre le corps de Laetitia à la mer n’ait pas été pensée à l’intention du musicien.

 

Pivot du film, elle marque la fin de l’aventure pour Manu et Roland, et la croisée où leurs chemins vont se séparer. Après le drame, la caméra d’Enrico s’attarde. Etonnamment, loin de la solennité que devrait imposer la tragédie, elle semble presque désinvolte : tremblante, trop proche des corps, elle donne l’impression d’une mise en scène peu rigoureuse, tablant sur la musique pour faire passer l’émotion. Laissant la bande-son au compositeur en évacuant tout bruitage et tout dialogue, le réalisateur rend muette la douleur de ses personnages pour mieux la laisser chanter au musicien de la rue de Courcelles. Loin de prendre le contrepied de la caméra en posant un requiem solennel plein de violons ou de chœurs, De Roubaix se refuse au chagrin et au deuil et chantonne une danse triste mais légère. Sans pesanteur, comme le corps lesté de Laetitia, dont la descente vers l’obscurité est rendue invraisemblablement douce et lente par la résistance invisible de l’eau.

 

Lino Ventura, Joanna Shimkus et Alain Delon

 

A première vue, c’est l’influence du jazz qui s’affiche avec le scat songeur et aérien de Christine Legrand. On peut aussi y entendre quelque chose d’aquatique, comme une dérive sur l’eau, sans cap ni gouvernail, au fil des vagues. Comme un corps sans volonté. Comme un cadavre dans un scaphandre-sarcophage qui dérivera au grès des courants. Mais en tendant l’oreille, il y a autre chose : cette rythmique, qui a quelque chose de baroque, filiation discrètement renforcée par un orgue se manifestant à mi-parcours. Fin orchestrateur, De Roubaix compte surtout sur lui pour nous ramener vers l’église des cérémonies funéraires que les images d’Enrico, comme sa musique, cherchent à fuir. Paradoxe du génie de Roubaix : faites de mélanges improbables, de métissages impossibles, et d’emprunts ludiques, ses bandes originales deviennent inimitables et uniques.

 

A l’image, Laetitia va disparaître pour toujours, son corps englouti par les ténèbres des fonds marins. Pudique jusqu’au bout, le musicien ne laisse affleurer à la surface la peine immense de Roland et Manu qu’à ce moment : crescendo et emballement de l’orgue qui se met à tourner follement en rond comme pour s’échapper, tout en sachant la voie sans issue. Puis le chant s’intensifie brusquement, semblant annoncer un cri qui n’éclatera pas. Delon comme Ventura ne sont pas acteurs à se laisser aller à la démonstration, De Roubaix s’accorde au registre de leur jeu. La pièce se conclut par un accord à l’orgue, seule concession aux conventions concédée par le musicien. L’air de rien, par la bande et à sa manière, De Roubaix à convoqué la plupart des clichés de la musique de deuil, comme celui, encore opérant aujourd’hui sur un mode de world music orientalisante, de la soliste féminine. Mais le compositeur leur fait si bien servir sa sensibilité qu’ils sont devenus méconnaissables. Geste typique d’un musicien qui n’aura jamais vu l’illustration du cinéma le plus populaire comme un obstacle à l’expression de sa créativité d’auteur. Au contraire, ce fil si tendu était indispensable à son numéro de génial funambule.

 

Pierre Braillon
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