The Crow (Graeme Revell)

Chaque nuit je brûle, chaque nuit je crie ton nom

Décryptages Express • Publié le 22/08/2016 par

THE CROW (1994)The Crow
Réalisateur : Alex Proyas
Compositeurs : Graeme Revell / The Cure
Séquence décryptée : Resurrection / Burn (0:13:27 – 0:15:58)
Éditeur : Varèse Sarabande (score) / Atlantic Records (song album)

 

Guidé par sa douleur, Eric Draven est sorti de sa tombe. Remontant les souvenirs de son agonie, il est revenu dans l’appartement qui l’a vu mourir un an plus tôt. La caméra, épousant son pas hésitant, titube à sa suite, adoptant souvent son point de vue. La tragédie est devenue l’une des légendes du cinéma : mort comme son père sur le tournage du film qui devait le consacrer, Brandon Lee n’a pas eu le temps de tourner tous les plans de la scène cruciale de sa résurrection. Mortifié, le cinéaste Alex Proyas est revenu sur sa décision initiale et a décidé de terminer le film malgré tout. Il doit compléter la scène avec une doublure sur le corps de laquelle sera inséré très brièvement le visage de l’acteur. Contraint à des plans subjectifs ou à filmer la doublure de dos, Proyas nous ne laisse pas le choix et nous force à l’empathie. Nous voilà donc invités à prendre la place du mort. Si l’on ignorera toujours comment Proyas aurait filmé la scène en présence de Brandon Lee, on ne peut que reconnaitre l’évidence : la mise en scène, ici, ne pourrait mieux servir le projet esthétique du cinéaste, celui de faire un film qui soit autant ressenti que regardé, qui entraîne spectateur dans sa vibration, qui le prenne dans sa pulsation. Un film qui serait comme un concert de groupe à guitares, un authentique film rock, pas un de ces usurpateurs qui entend nous faire croire qu’il a de l’attitude en plaquant deux ou trois chansons enlevées sur sa bande-son. Et malgré les apparences, authentique, The Crow l’est jusqu’au bout de chacune de ses plumes noires.

 

Eric Draven nous tourne le dos, assis face au miroir devant lequel, sans doute, il travaillait son costume de scène. Car de son vivant, il était musicien, guitariste et chanteur – un ajout des scénaristes qui ont adapté le comics original. Loin d’être anecdotique, cette précision change la sensibilité du personnage : la transformation qu’Eric va subir vient du plus profond de lui-même, elle n’est qu’exacerbation de sa sensibilité. Une sensibilité qui s’exprimait de son vivant à travers les chansons qu’il écrivait et interprétait pour son groupe, Hangman’s Joke. Un personnage fondamentalement rock, à qui il va falloir donner une identité musicale. Ce sera une des tâches confiées à Graeme Revell. Composant régulièrement pour le cinéma, il a, dans sa jeunesse turbulente, animé le groupe industriel SPK, à la musique aussi radicale que ses performances scéniques impliquant lance-flammes et carcasses d’animaux. Revell est plus que familier de l’univers du film – 20 ans plus tôt, son groupe aurait pu y apparaître – et c’est lui qui va devoir faire le lien musical entre les interventions d’une vingtaine de groupes différents.

 

Brandon Lee dans The Crow

 

Depuis qu’il est sorti de la tombe, Eric est possédé par les souvenirs de ses derniers instants. Les moments heureux partagés avec sa promise, Shelly, remontent à la surface de sa conscience comme autant de coups de poignards. Revell nous fait entendre une voix féminine, plaintive, dont le timbre se perd un peu dans un écho important. Venue de l’au-delà, c’est la voix d’un fantôme doux et perdu à jamais. La musique se pose un peu à contrario des images : les souvenirs d’Eric, à l’écran, sont éclairés avec un violent contraste de rouge et de bleu, et des éclairs blancs viennent régulièrement heurter l’œil du spectateur. Empathie, toujours : nous devons aussi souffrir en partageant la mémoire du mort. Alors qu’Eric exhume les fétiches de son bonheur brisé – une photo, un catalogue de robes de mariée – la musique ne se développe pas vraiment, des plages de notes tenues assez longtemps, sur un rythme lent, se superposent au fur et à mesure que les instruments se succèdent. Revell pratique un grand éclectisme instrumental, il est très attentif aux timbres des instruments et à ce qu’ils évoquent. La voix féminine est ici complétée par le duduk arménien, qui représente dans le film l’intemporalité de la douloureuse malédiction vécue par Draven, tandis que la guitare électrique est elle plus directement associée au personnage. Habitée, la musique de Revell s’étire néanmoins, comme si elle attendait que quelque chose se passe, qu’Eric sorte de sa léthargie. Le flot des souvenirs peut-il s’interrompre ?

 

Une batterie se faufile sous les synthés. Au départ, on l’entend à peine. Mais sa pulsation est métronomique et puissante. En quelques mesures, elle balaye les brumes de la mélopée vocale. Eric sort de sa léthargie dans un grondement de basse. S’exprimant enfin, son chagrin se change en colère, et il porte à son miroir le premier des coups que sa vengeance va faire pleuvoir. Une guitare électrise l’atmosphère. Une nouvelle voix s’invite : la chanteuse de Revell est remplacée par un chanteur au timbre inimitable, Robert Smith, l’âme de The Cure. La résurrection est maintenant musicale. On comprend mieux les choix de Revell : humblement, il n’a fait que préparer une toile un peu grisâtre pour faire jaillir le rouge et le noir de la chanson, Burn. L’effet de contraste est saisissant. Il faut dire que le morceau composé par Smith pour le film est une perle – d’autant plus brillante que le groupe est un peu perdu à l’époque. Peut-être le rockeur s’est-il reconnu dans ce film qui lui doit tant : le rouge à lèvre noir avec lequel Draven dessine son masque n’est-il pas depuis toujours la signature visuelle, moquée et fièrement revendiquée, du chanteur des Cure ? Déjà dans le comics dont est adapté le film, Jaames O’Barr avait célébré l’influence du groupe en illustrant sur une page entière le texte du Hanging Garden de l’album Pornography.

 

Étendard de la cold wave à l’époque, Robert Smith honore ses admirateurs en offrant à Proyas sa plus belle chanson pour un film. Une sincérité partagée par tous les artistes à l’œuvre sur The Crow, qu’on ressent dans chacune des images et chacune des notes, le mettant hors de portée de la critique et à l’abri des ravages du temps. Et c’est sans aucun doute cette scène nous mettant dans la peau d’un revenant tourmenté trouvant ses habits de vengeur qui est l’âme du film. Se l’appropriant immédiatement, une nouvelle génération d’adolescents cherchant un drapeau à hisser sur leurs idées noires font du film de Proyas le manifeste du renouveau de la culture gothique. Y participent à part égale Graeme Revell, qui renouvelle discrètement les codes du film de malédiction surnaturelle et ne retrouvera jamais un film aussi fort à illustrer, et The Cure à qui est rendu là le plus beau des hommages : voir sa musique irriguer de son énergie le film le plus rock qui soit, le seul, s’il ne fallait partager ce titre glorieux avec le fantôme de De Palma.

 

Pierre Braillon
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