Howard Shore à Pleyel, un concert essentiel

Retour sur la soirée-évènement d'Howard Shore à la salle Pleyel

Évènements • Publié le 23/10/2017 par

« Je me souviens que lorsqu’on a fait la sélection des oeuvres (pour le double CD The Essential Howard Shore, paru chez Universal en septembre dernier – NDLR), à un moment donné je lui ai dit : « Howard, est-ce que tu te rends compte que nous sommes en train de préparer le premier album de l’histoire du disque dans lequel il y aura à la fois le saxophone « free » d’Ornette Coleman et la chanteuse Zaz ? Est-ce que tu t’aperçois qu’on aura à la fois Annie Lennox et Ed Wood réunis dans un même projet ? Qu’on aura Arnaud Desplechin et Mrs. Doubtfire ? » Ca le faisait rire et il me disait : « Oui, ce sont mes différents visages… » » Au-delà du sens de la formule humoristique dont Stéphane Lerouge (c’est bien lui) est coutumier et qui ce soir-là fait gentiment sourire l’assemblée installée à la Cinémathèque Française, il aura été à plusieurs reprises rappelé durant le séjour d’Howard Shore à Paris que sa carrière demeure, au fond, assez peu connue du grand public voire, pour tout dire, de certains passionnés, derrière cette façade monumentale que constitue aujourd’hui son travail pour les deux trilogies de Peter Jackson.

 

De quoi faire resurgir un simple souvenir et cette question : combien étions-nous, au tournant de l’année 2000, à nous réjouir sincèrement de l’arrivée de ce compositeur aux multiples facettes sur le conséquent projet d’adaptation de The Lord Of The Rings (Le Seigneur des Anneaux), là où tant d’autres, rappelez-vous, ne juraient alors que par les noms de Basil Poledouris, John Williams, Michael Kamen ou encore Jerry Goldsmith ? Un grand concert, fut-il simplement symphonique et omettant donc de facto certains aspects plus chambristes ou expérimentaux, est toujours une bien belle manière de remettre quelques pendules à l’heure. Et c’est exactement ce à quoi nous étions tous conviés, ce samedi 7 octobre 2017, à la salle Pleyel. Dans les rangs qui se remplissent doucement ce soir-là, on reconnaît d’ailleurs quelques admirateurs d’Howard Shore qui n’ont pas manqué d’être présents : son amie Colette Delerue, les compositeurs Eric Demarsan et Jean-Michel Bernard, le réalisateur Bertrand Tavernier…

 

Howard Shore

 

C’est pourtant sans grande surprise qu’une première partie d’à peine vingt-cinq minutes, brièvement introduite, aura consisté en une unique longue suite de concert de The Hobbit (Le Hobbit). Ces quatre mouvements, tels un genre de quintessence des quelques huit heures trente de musique composées pour An Unexpected Journey (Un Voyage Inattendu), The Desolation Of Smaug (La Désolation de Smaug) et The Battle Of The Five Armies (La Bataille des Cinq Armées), nous replongent néanmoins instantanément, et avec force, en pleine Terre du Milieu. Fusent alors quelques-unes des grandes thématiques musicales de la trilogie : Bilbo, Thorin, Smaug, Tauriel, Erebor, les elfes de Mirkwood ou encore les habitants de Laketown reprennent un instant vie à nos oreilles. Il nous semble reconnaître parfois les pistes elles-mêmes, partielles, peut-être un bout de My Armor Is Iron en guise d’introduction musclée, plus loin le fameux Beyond The Forest bénéficiant de la voix de la mezzo-soprano Marine Chagnon, et jusqu’à la cornemuse (interprétée ici par Joanne McIver) du formidable élan aventureux d’Ironfoot. Les quelques quatre-vingt-quinze musiciens de l’Orchestre National d’Île de France, menés par un Ludwig Wicki hirsute et entreprenant quoiqu’un peu trop démonstratif, suant à grandes eaux sous les projecteurs de la scène, s’y montrent solides et convaincants.

 

Après un entracte d’une vingtaine de minutes, la seconde partie de la soirée s’ouvre sur l’opératique final de The Fly (La Mouche) : nous voilà cette fois littéralement propulsés au cœur de la carrière d’Howard Shore. Stéphane Lerouge accueille alors ce dernier sur scène pour une première intervention autour de sa collaboration avec David Cronenberg. On attend un moment la traductrice qui tarde à les retrouver et, après quelques mots sur sa relation avec le réalisateur, le compositeur est invité à rejoindre le podium face aux musiciens pour diriger lui-même le beau et trouble thème principal de Dead Ringers (Faux-Semblants), puis celui de sa formidable partition pour Naked Lunch (Le Festin Nu). Le saxophone soprano du soliste Emile Parisien, impliqué corps et âme dans son interprétation free jazz, se superposant fiévreusement à l’orchestre, le moment s’avère tout bonnement subjuguant !

 

Emile Parisien au saxophone, Howard Shore et Lydia Kavina au thérémine

 

Les trois extraits suivants éclairent alors la facette comédie du compositeur : le très joli Goodbye de Big, sans aucun doute l’un des films emblématiques des années 80, le thème principal (mal aimé) de Mrs. Doubtfire (Madame Doubtfire) dont d’aucuns méjugeront la superficialité mais dont la légèreté s’avère en fait idéale pour contraster avec le titre, plus dense et parfaitement savoureux, de l’unique et fameuse collaboration d’Howard Shore avec Tim Burton, Ed Wood. En plus du retour sur scène de Ludwig Wicki, c’est là l’occasion d’apprécier « live » un instrument rare, le thérémine, interprété par Lydia Kavina à qui l’on doit l’enregistrement d’origine et dont les plus avisés d’entre nous se rappelleront les participations à ExistenZ et Soul Of The Ultimate Nation (du même Shore) ou à The Machinist de Roque Baños. Pour l’anecdote, il sera rappelé que la musicienne est apparentée à la famille de Léon Thérémine, le concepteur du fascinant instrument électronique (il était un proche cousin de son grand-père) avec lequel elle a d’ailleurs pris ses premiers cours à l’âge de 9 ans.

 

Nouvelles explications pour introduire une troisième thématique avant que ne retentissent les notes sombres, denses, intenses, chacune à leur manière, qu’Howard Shore a offertes aux cinémas de Jonathan Demme, David Fincher et Arnaud Desplechin : tour à tour, le thème principal de The Silence Of The Lambs (Le Silence des Agneaux), le Portrait Of John Doe de Seven et une suite extraite d’Esther Kahn résonnent au plus profond des spectateurs. Cérébral, le compositeur ? Il s’en défendra, préférant avant toute chose parler d’émotions, d’intuitions musicales… La collaboration du musicien avec Martin Scorsese est ensuite à l’honneur avec d’abord deux titres de la bande-originale du très Frenchy Hugo (Hugo Cabret), The Magician et le très joli Cœur Volant, sorte de valse parisienne et mélancolique portée sur scène par la voix de la chanteuse française Zaz, accompagnée par l’accordéon de Frédéric Foret et la guitare de Jean-Marc Zvellenreuther. Retentit alors une ferme et conquérante suite de The Aviator (Aviator), particulièrement réussie, constituée de l’emphatique introduction de Hollywood 1927 et de la fugue Icarus, toutes deux interprétées avec beaucoup d’assurance.

 

Ludwig Wicki, Stéphane Lerouge et Howard Shore

 

Enfin, dernier rendez-vous attendu, le programme trouve sa très naturelle conclusion avec deux longs extraits issus de  The Lord Of The Rings (Le Seigneur des Anneaux) : le premier, issu de The Return Of The King (Le Retour du Roi), expose la seconde partie de The Lightning Of The Beacons jusqu’à la reprise martiale du thème du Rohan ; le second consiste en une courte suite symphonique de The Fellowship Of The Ring (La Communauté de l’Anneau) où les mouvements guerriers de quelques orques laissent rapidement la place à tout un segment de The Road Goes Ever On…, la partie de « dessus » étant joliment assurée, dans une interprétation assez proche de l’originale, par la voix du jeune Alexandre Hassoun, 12 ans. Après des applaudissements nourris envers le compositeur accompagné de ses solistes, il ne reste à l’orchestre qu’à satisfaire le rappel chaudement demandé avec le « castagnettant » H-1 Racer Plane, tiré une nouvelle fois de The Aviator. Derniers saluts avant qu’Howard Shore puis les musiciens se retirent un à un pour mettre un terme à cette magnifique soirée.

 

Alors bien sûr, on trouvera, comme souvent, à pinailler un peu. La forme de la soirée, en particulier, est apparue totalement déséquilibrée, entre une première partie apéritive excessivement courte qui aura donné à certains spectateurs l’étrange impression de rester d’emblée sur leur faim, et une seconde tout à fait copieuse mais, d’une manière fort discutable, morcelée par les interventions. Si quelques-uns ont ainsi pu se réjouir de pouvoir entendre le compositeur s’exprimer et commenter sa carrière, nombreux sont ceux qui au contraire ont regretté que leur soit refusée la possibilité d’une longue et réelle communion avec la musique elle-même. Quant à l’Orchestre National d’Île de France, malgré son excellente tenue et le tempérament volontaire de son chef d’un soir, il a également parfois manqué d’un plus remarquable et décisif panache dans les instants les plus glorieux, la faute peut-être aussi à une amplification pas toujours harmonieuse. Était-elle d’ailleurs à ce point nécessaire ?

 

Standing ovation

 

Il faut également préciser que même si on ne saurait remettre en question les excellents arrangements symphoniques conçus par Howard Shore, on pouvait facilement regretter l’absence de chœur, ne serait-ce que pour apprécier la délectable écriture du compositeur en la matière (laquelle n’est pas la moindre de ses qualités) et incorporer au programme un extrait de sa passionnante musique pour Looking For Richard, une omission bel et bien criante aux yeux des fins connaisseurs de l’œuvre du compositeur présents dans la salle (tout comme celle, au sein de la récente anthologie d’Universal, du génial The Cell). A l’inverse, on applaudit au choix de l’organisation de faire pour une fois l’impasse sur la projection simultanée d’images. Paradoxal dites-vous, alors qu’il s’agit bel et bien là de musiques de films ? Judicieux au contraire car, hormis lors de rares et instructifs courts exercices de synchronisation pure et dure, et à l’heure où la mode est un peu partout aux ciné-concerts en tout genre, on mesure sans peine combien la présence d’un écran, lors d’une soirée comme celle-ci, nuit finalement beaucoup à l’attention réelle que le public porte à la musique.

 

« Si on devait retenir mon nom pour une seule œuvre, cela me conviendrait que ce soit  The Lord Of The Rings » a tout récemment confié Howard Shore à la presse française. Si on ne doute pas que les heures consacrées à la mise en musique des écrits de Tolkien tiennent une place à part non seulement dans sa vie mais aussi, donc, dans son cœur, on ne peut que s’ébaudir d’un concert comme celui-ci, en espérant qu’il ait pu permettre d’éclairer un peu mieux aux yeux de certains une sensibilité musicale bien plus riche et diverse qu’on ne la présente désormais usuellement. Gageons que les standing ovations qu’a reçu le compositeur à deux reprises pendant cette soirée s’en sont faites l’écho, tout comme la longue file de spectateurs conquis attendant patiemment leur dédicace après l’événement. Il ne reste, après cette soirée, qu’à encourager les uns et les autres à (re)découvrir les diverses approches signées depuis plus d’une quarantaine d’années par un compositeur en tout point passionnant, l’un de ceux, et ils sont plus rares qu’on ne le pense, qui n’ont de cesse de rehausser chaque expérience cinématographique par une véritable mise en scène musicale.

 

Ludwig Wicki et Howard Shore

Florent Groult
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