Paris Brûle-t-il pour Maurice Jarre ?

Le compositeur à l’honneur de la soirée Sacem / France Musique 2024

Évènements • Publié le 07/02/2024 par

Pour mettre en concert le Prix des auditeurs France Musique / Sacem 2024 de la musique de film, le choix s’est donc porté sur Maurice Jarre, qui aurait eu cent ans cette année s’il ne nous avait quittés en 2009. Bien joué, et j’ajoute : ce n’est pas trop tôt. Fallait-il attendre cet anniversaire ? Il est rassurant, mais aussi un peu ironique vis-à-vis d’un compositeur couronné de succès longtemps snobé par nos détenteurs du bon goût officiel (le syndrome Jivago), de lire les lauriers tressés par la plume de Stéphane Lerouge sous l’égide de la Maison de Radio France. Je cite : « non javélisé par Hollywood », « harmoniquement pervers », « à la découverte des cultures du monde », « musiques ethniques », « autant compositeur de l’intime que de l’épique ». N’en jetez plus, merci à lui d’avoir aidé à faire résonner ces évidences au sein du studio 102. Certes, cette forme de négligence est le sort de presque tous les compositeurs officiant au cinéma… La dimension internationale de Jarre, son background artistique et son goût pour la recherche sonore, auraient cependant pu lui assurer une reconnaissance accrue de nos institutions. Sans doute, aussi, ne les a-t-il jamais recherchées.

 

Mais n’anticipons pas. Cette soirée est d’abord l’occasion de révéler le nom du gagnant 2024 : Samy Thiébault pour le film L’Air de la Mer Rend Libre, un compositeur que nous aurons donc le plaisir d’entendre l’an prochain dans la traditionnelle commande de Radio France. Cette année nous offre aussi l’opportunité d’accueillir le superbe Rivière, création de la lauréate 2023, Anne-Sophie Versnaeyen (connue pour ses bandes originales des films de Nicolas Bedos). Oh joie, loin des exercices absconds parfois livrés en pâture en de telles occasions, nous voilà face à une évocation introspective de l’enfance de la compositrice, de ses émotions tandis qu’elle y grandit, elle et nous bercés par la mélodie attachée à sa Rivière natale, ville autant que flux symbolique de la vie. Une écriture que l’on pourrait qualifier de classique à l’aune des critères actuels, mais sensible, personnelle, qui je l’espère préfigure le meilleur au cinéma et au concert. Bravo !

 

Retour à Maurice Jarre. Après tout, c’est aussi sa soirée. Pas un hommage obligé à un artiste d’un autre temps, non, plutôt la célébration d’une œuvre qui ne demande qu’à – qui devrait – être jouée plus souvent. Car, tout en ayant vite quitté les voies caillouteuses fréquentées par son vieil ami Boulez, Jarre demeure un moderne à l’écriture aussitôt indentifiable (et pas au goût de tout le monde, il faut le dire), attaché à la mélodie mais aussi à la recherche de timbres exotiques, à une horizontalité intensément rythmique dopée par de riches percussions, et à un usage récurrent de gammes chromatiques pas forcément flatteuses à l’oreille du post-romantique – ce qui n’exclut ni les fanfares ni les flonflons, ainsi que des structures plus traditionnelles. Quel meilleur résumé alors, pour l’orchestre et le chef Bastien Stil, que d’enchaîner la brève Fanfare du TNP (hommage aux origines « nobles » du maître, interprété avec brio par le quatuor de trompettes), les couleurs d’Asie scintillantes de Tai Pan (une entrée en matière originale), puis la superbe passacaille de Witness (Building The Barn, donné ici avec un bel équilibre et des cuivres impeccables), avant de revenir chez nous au fil de la rare Suite Française (La Tête contre les Murs, Les Dragueurs, le finale du Week-End à Zuydcoote de Verneuil), qui ne fut jouée qu’au dernier concert de Jarre à Lyon en 2006. En partie rassasié par l’allant irrépressible du tout, le public est déjà heureux.

 

Entre en scène la chanteuse Isabelle Georges, accompagnée par le pianiste/arrangeur Bruno Fontaine le temps d’un The Setting Sun convainquant (chanté à l’origine par Ella Fitzgerald, ce style jazzy lui va comme un gant), suivi d’une Chanson de Lara qui l’est un peu moins dans sa tentative d’en gommer la simplicité populaire. Est-ce parce que nous sommes à Radio France ? Le moment n’en reste pas moins agréable, la voix est belle, Fontaine touche sa bille au piano, et nous ne sommes pas venus pour ça : voici venu le noyau dur du concert, les films de David Lean. A Passage To India (La Route des Indes), donnée sous forme de la suite complète incluant la scène des temples, avec des ondes Martenot un peu trop discrètes ; Doctor Zhivago (Le Docteur Jivago) dans son arrangement centré sur des variations bucoliques du thème principal, pas la suite du concert Lean by Jarre ; et pour presque finir, le moment le plus attendu, le monument inévitable : Lawrence Of Arabia (Lawrence d’Arabie), généreusement constitué de la suite complète se concluant par l’Overture du film. Ce trio gagnant donne l’occasion au chef et aux musiciens de briller tant dans la nuance et les solos (violon, flûte…) que dans le spectaculaire. Le staff élargi de claviers et percussions, en particulier, s’en donne à cœur joie.

 

En guise de fausse conclusion, une version décevante de Paris Brûle-t-il ? surprend alors le public, sous la forme d’un arrangement de Bruno Fontaine créé pour l’occasion, les partitions d’orchestre ayant semble-t-il disparu. Espérons qu’il n’en soit rien, cette version déstructurée façon « nouvelle cuisine », amusante pour qui connaît bien le morceau original, jouant à mon sens contre nature : il s’agit à l’origine d‘une valse évoquant un baloche à la Libération, pas d’un « bœuf » germanopratin. Impossible ici d’en retrouver le charme musette, même l’orchestre semblait quelque peu déçu… Mais passons, c’est l’heure des rappels. Fontaine se rattrape au piano avec une émouvante variation sur le thème de Thérèse Desqueyroux, avant que l’orchestre nous régale d’un génial Moon Over Parador (Pleine Lune sur Parador), pièce chaloupante au tempo latino-américain contrasté, difficile à jouer sans que ses alanguissements ne deviennent pesants. Là, c’est parfait, jusqu’à la fin qui se doit de nous faire danser sur nos sièges.

 

Au final, une sélection équilibrée (bien que j’aurais apprécié l’ajout d’une pièce plus expérimentale pour faire bonne mesure), saluée par un public enthousiaste. En quittant le studio 102, je n’ai pu m’empêcher de me demander ce que Jarre en aurait pensé. Sûrement, son regard bleu perçant se serait-il illuminé, avec toujours cette étincelle un peu narquoise, ce reflet de l’enfant heureux de ce qu’il a créé.

 

Pour les absents et les récidivistes, le concert sera accessible sur ARTE TV le 8 février.

 

David Lezeau