Star Wars: retour en force à Abbey Road

Visite guidée dans les coulisses du mythique studio londonien

Évènements • Publié le 19/12/2015 par et

Lundi 12 novembre 2012. Un lundi matin comme tant d’autres pour la grande majorité des franciliens qui déambulent, cernés par la grisaille parisienne, pour rejoindre leur lieu de travail. Comme souvent dans les rues de la capitale et dans les transports en commun, la plupart des mines sont basses, les yeux pour certains encore embrumés de sommeil ou pour d’autres absorbés par la lecture de l’un de ces journaux gratuits ou le dernier jeu pour smartphone à la mode. La météo a prévu de la pluie, et un simple coup d’œil au ciel suffit à se persuader qu’elle ne tardera vraisemblablement plus… Mais au même moment, deux amis bien réveillés, eux, les yeux pétillants d’impatience et affichant un large sourire, convergent chacun de leur côté pour se retrouver. Pour l’un, venu d’une lointaine banlieue et cheminant à bord d’un RER bondé comme à l’habitude, comme pour l’autre, enfourchant l’un des Vélib’ de la municipalité parisienne et se frayant un chemin dans le trafic, la journée et surtout les deux qui vont suivre s’annoncent tout bonnement radieuses. Le rendez-vous ? La gare du Nord et le quai de l’Eurostar. La destination : Londres ! Notre avance est confortable, le train prévu à l’heure. Le temps de passer les contrôles d’usage et les barrières de sécurité et nous voilà confortablement installés pour près de deux heures trente annoncées d’un voyage que nous attendons impatiemment, pour ne pas dire fébrilement, depuis quelques mois déjà. Et pourtant, ce seront là deux heures trente à ressasser, encore et toujours incrédules, les mêmes mots, tant leur alliance dans une seule et même phrase résonne avant tout dans nos têtes de passionnés comme un fantasme impossible, un rêve inaccessible… Jugez plutôt : London Symphony Orchestra. Abbey Road. Star Wars !

 

Mais pour l’heure, nous n’en sommes pas encore là. Parvenus à destination, il s’agit d’abord de rejoindre notre hôtel, situé non loin de Hyde Park, par l’un de ces bus à impériale dernière génération, au look néo-rétro. Une fois les bagages déposés, nous voilà en route pour un tranquille retour vers le centre de la capitale anglaise, cette fois à la force du mollet grâce à deux vélos du Barclays Cycle Hire. Et même la pluie londonienne qui s’invite bientôt n’aura pas raison du bel enthousiasme que nous entretenons précieusement depuis le matin… Cet après-midi là, nous avons rendez-vous au luxueux Langham Hotel faisant face à l’immeuble principal de la BBC. Alors que nous entrons et constatons d’abord qu’une partie de l’établissement est interdite pour cause de tournage (mais lequel ?), nous nous installons comme convenu au Palm Court, le grand et beau salon de thé, et attendons notre hôte pour recevoir de plus amples informations sur ce qui nous attend.

 

Tournage au Langham Hotel

 

Car que savons-nous finalement jusqu’ici ? Peu de choses en fait. Que nous avons été invités à assister aux sessions d’enregistrement de nouvelles musiques pour Star Tours: The Adventures Continues, deuxième mouture de la célèbre attraction, à destination de la version qui sera inaugurée au parc Disneyland Tokyo au mois de mai suivant. Que Imagineering, société qui a en charge les attractions de tous les parcs Disney dans le monde, a pour cela convoqué rien de moins que le London Symphony Orchestra, dirigé par le compositeur William Ross dans les locaux mythiques d’Abbey Road. Que, des deux jours et demi d’enregistrement prévus à l’origine, il ne subsiste plus qu’une journée et demie. C’est dire si, désormais bel et bien sur place enfin, les questions n’en finissent plus de se bousculer dans nos esprits. Cette invitation haut de gamme, c’est au compositeur et orchestrateur français Jérôme Leroy que nous la devons. Ancien assistant de William Ross, il est alors devenu pour lui un véritable partenaire artistique à part entière. Et c’est lui qui bientôt s’installe à notre table pour une longue et indispensable explication, des plus instructives, destinée bien évidemment à éclairer nos lanternes autour d’un verre de bon vin…

 

« Le but de Walt Disney Imagineering pour chaque attraction est de faire en sorte qu’on entre dans un monde et qu’on n’en sorte plus. Chez Disney, contrairement à d’autres parcs à thèmes, on ne remarque pas de câbles ou de climatisation, l’univers doit être parfaitement respecté, et ils font cela pour tout : les restaurants, les boutiques, et donc les attractions. Quand ils ont refait Star Tours (inauguré en 2011, d’abord à Disneyland Resort et Walt Disney World, NDLR), ils ont conçu une série d’épisodes aléatoires qui se situent entre les deux trilogies. Pour accompagner l’attraction proprement dite, le monteur musique de John Williams a directement récupéré des morceaux originaux, et on n’entend pas le montage parce qu’il y a toujours du son, genre phasers ou passage en hyper-espace, ce n’était donc pas un problème. Par contre, ils ont complètement changé la file d’attente. Star Tours étant censé être une compagnie de voyage, ils ont donc conçu des publicités, et c’est Michael Giacchino qui en a fait les musiques en utilisant certains thèmes de John Williams et en les adaptant pour big band, quelque chose de léger. En 2010, ils ont demandé à Bill Ross de faire environ une dizaine de minutes de musique à mettre en boucle pour une salle d’attente appelée Droïd Room : on avait alors repris le thème des Jawas, des droïdes, du peuple des sables, en musique de fond. D’ailleurs on est allés à l’attraction et, entre les effets sonores, les personnages qui parlent, les gens dans la file, on ne l’entend en fait absolument pas !

 

Star Tours: The Adventure Continues

 

Pour Disneyland Tokyo, parce que la météo n’est pas la même qu’en Floride ou en Californie, la file d’attente se tient largement plus en intérieur. Il pleut beaucoup plus souvent là-bas. Ils ont donc construit un gigantesque hall, type aéroport, où les gens peuvent attendre jusqu’à quarante minutes. Ils avaient donc besoin de musique pour ce nouveau lieu. Au début, on pensait que ce serait à nouveau un genre de musique de fond, et en fait il s’avère qu’il y aura un énorme écran avec des séquences animées, sans aucun dialogue pour pouvoir être exporté plus facilement par la suite. Ils ont dit : « Il nous faut quarante minutes de musique avec les thèmes de John Williams, et nous allons baser l’animation par rapport à ce que vous faites. » Il y a donc eu pas mal d’allers-retours entre l’équipe d’animateurs et nous : nous avons proposé des trucs, ils nous disaient s’ils pouvaient en faire quelque chose… Cela s’est construit au fur et à mesure, et au final ils ont créé des blocs de deux « cues » qui créent des destinations : Alderaan, la Cité des Nuages… Il y en a trois qui sont répétées, du coup cela fait trente minutes de musique à enregistrer. On a alors pris les douze heures de musique existante, et il a fallu extraire les morceaux adéquats en les réduisant. L’idée était de créer des montages en restant le plus fidèle possible aux enregistrements originaux : il n’était donc pas question de composer quoi que ce soit. Au départ, ils ont contacté directement John Williams pour faire tout ça, mais évidemment il n’avait pas le temps de s’en occuper. Il a donc demandé que ce soit Bill Ross qui s’en occupe, car il a entièrement confiance en lui, pour s’assurer que sa musique soit scrupuleusement respectée.

 

Avec Bill Ross, on a d’abord essayé de concevoir 10-12 minutes de musique, juste pour voir si on y arrivait. Comme je connais plutôt bien la musique des différents Star Wars, j’ai récupéré tous les disques que j’avais, les rééditions RCA sorties pour les éditions spéciales des films, The Empire Strikes Back de Gerhardt qui est superbe, le réenregistrement avec le Skywalker Orchestra dirigé par Williams, dans lequel certaines suites sont montées différemment, les disques de la dernière trilogie et même le CD infâme de l’édition spéciale de l’épisode I sans aucun travail éditorial. On a tout importé dans ProTools, et ensuite il a fallu trouver des passages plutôt thématiques. Ce sont des mini-suites de concert, en quelque sorte : il y en a neuf, chacune possédant deux thèmes, et on devait pouvoir passer d’un morceau à l’autre sans que cela s’entende. Chacun d’entre eux s’achève, mais il doit toujours y avoir la possibilité que quelque chose puisse reprendre juste après, pour que cela ne s’arrête jamais et passe en boucle : un glissando de harpe, un roulement de timbales, etc…

 

Star Tours: The Adventure Continues

 

Trouver les bons morceaux a été assez difficile en définitive. On ne pouvait pas faire de vraie suite d’orchestre avec des solos, il fallait toujours l’orchestre au complet et que cela reste dynamique. Et au final, dans les trente minutes retenues, je crois qu’il y a peut-être trente secondes dans une autre tonalité que ce qui était écrit à l’origine… Nous avons fait une maquette pour les animateurs, et ils travaillent dessus en se basant sur un click track, comme pour un film d’animation traditionnel. Nous ne savons pas ce qui se passe à l’écran exactement, nous avons juste eu une idée générale, et nous devons enregistrer exactement ce qui est prévu. C’est très proche de l’original, on a adapté les tempos, certaines choses sont plus lentes, d’autres plus rapides selon la contrainte de temps et des morceaux retenus. On a coupé, on a viré des cadences pour que cela fonctionne en une ou deux minutes. Tu vires des choses qui ne sont pas très intéressantes, tu changes la fin, le début, tu prévois une transition, et à l’intérieur, dans la mesure où on coupe, il faut faire des raccords. Bill et moi avons donc fait le choix du montage, nous l’avons présenté à Disney pour que ce soit approuvé, et ensuite je me suis occupé des orchestrations en me basant sur celles d’origine. Souvent, il va y avoir un raccord à faire entre deux morceaux, il faut alors changer les notes ou les instruments pour que cela fonctionne. C’est un vrai casse-tête. Ça a représenté trois ou quatre mois de travail pour trois personnes. Bill a travaillé sur l’ensemble du concept, déterminé quels morceaux allaient être utilisés et comment ils devaient fonctionner. Au bout du compte, j’ai du réécrire 40 ou 50 mesures à tout casser. Ce n’est pas énorme. Une transition, c’est quelque chose comme quatre mesures, un accord à la fin deux ou trois mesures, et il y en a une quinzaine comme ça. C’est trouver le moyen de faire en sorte que cela fonctionne qui est difficile, pour que cela paraisse normal. »

 

Un jeune homme nous rejoint en cours de route : il s’agit de l’assistant de William Ross et Jérôme Leroy, Alex Kovacs. Arborant un large sourire, lui non plus ne cache pas son enthousiasme d’être à Londres aujourd’hui. Les explications, elles, se poursuivent. « Au départ nous avions envisagé de demander quatre sessions avec un orchestre de 55 musiciens car nous pensions que c’était juste de la musique de fond. Quand on a appris ce que c’était réellement, on s’est dit qu’il fallait être encore plus proche des enregistrements originaux et donc de l’orchestration d’origine : on a obtenu trois sessions, la première avec 85 musiciens, la seconde avec 81 et la troisième 75. Dans la première il y a six cors, quatre trompettes, quatre trombones et un tuba, alors que si on avait fait quelque chose de plus « light », il n’y aurait eu que quatre cors, trois trompettes, trois trombones et un tuba.

 

L'impressionnant file d'attente du Star Tours de Tokyo

 

Du coup nous n’avons pris que très peu de liberté artistique. On pouvait prendre telle séquence et la recopier telle quelle : on avait la possibilité de le faire, et de bien le faire. Et on a le LSO. La plupart des musiciens qui joueront demain ont participé aux épisodes I, II et III : c’est pour cela aussi qu’on a voulu cet orchestre. Ils connaissent la musique. Nous avons fait des changements, des montages, mais ils savent déjà de quelle façon il faut jouer la musique, c’est presque inné chez eux. Normalement, quand on enregistre à Londres, on n’embauche pas le LSO. C’est très compliqué pour l’obtenir, ils ont un emploi du temps très particulier, des tournées, des répétitions, des concerts… Pour les avoir, tu ne peux pas faire ça une semaine avant ! Il faut au minimum trois mois. D’habitude tout passe par Isobel Griffith: elle créée un orchestre de toutes pièces en prenant des gens de tous les orchestres, les meilleurs, de formations de chambre, du LSO éventuellement, selon les disponibilités de chacun. Il y a des mois où enregistrer à Londres est vraiment compliqué, genre août, quand tout le monde est parti, et là tu récupères vraiment les moins bons ! On l’a fait une fois et c’était horrible ! (rires).

 

Abondamment renseignés, nous nous sentons désormais armés pour ce qui s’annonce d’ores et déjà comme une expérience au-delà de toute espérance. Un temps, il a même été question de rejoindre le studio le soir même, pour permettre notamment à Jérôme Leroy et Alex Kovacs de superviser la préparation des lieux pour le lendemain. Malheureusement, ceux-ci n’étant pas encore libérés du travail du jour, la mise en place est reportée au lendemain, très tôt. Nous arrivons aux abords du studio peu après neuf heures du matin, non sans une évidente excitation désormais, il faut bien l’admettre. Parvenus à l’intersection entre les artères d’Abbey Road et de Grove End Road, on ne peut néanmoins que s’attarder quelques instants… Impossible, en embrassant cette vue citadine a priori d’une grande banalité dans ce quartier chic du nord de Londres, de ne pas porter immanquablement son attention sur l’iconique passage piétonnier et de visualiser mentalement la fameuse pochette de l’album des Beatles. Ce matin-là, il n’y a quasiment personne, mais nous n’avons aujourd’hui guère le temps à la bagatelle. Le studio, lui, se dévoile quelques mètres plus loin. Régulièrement repeint, le muret blanc qui en limite l’accès n’en finit pourtant plus d’être couvert dans ses moindres recoins d’innombrables graffitis, prénoms liés d’un cœur et témoignages de dévotion, pour la plupart bien entendu voués au culte de l’immortel groupe anglais. « Beatles Forever ! » peut-on lire ici et là…

 

La discrète entrée des studios d'Abbey Road (à gauche) et les graffitis ornant sa devanture (à droite)

 

Vue de l’extérieur, cette ancienne maison de maître du début du XIXème siècle reconvertie en 1931 en studio d’enregistrement ne paie vraiment pas de mine : d’une sobriété presque ennuyeuse, elle ne se fait remarquer que par son escalier d’entrée surmonté d’une enseigne lumineuse, lettrines noires sur fond blanc : Abbey Road Studios. Nous entrons, presque intimidés… Chaque nouveau venu en ces lieux a-t-il, comme nous à cet instant, cette impression grisante, quasi religieuse, de pénétrer dans un genre de temple de la musique ? Passé un petit corridor, nous devons d’abord montrer patte blanche auprès du personnel d’accueil qui, derrière un grand comptoir, vérifie que nos noms figurent bien sur le registre des invités autorisés. Jérôme Leroy nous y attend et, une fois la formalité accomplie, nous guide ensuite dans le bâtiment : un couloir d’abord, bordé de différents appareils enregistreurs et consoles (certains visiblement d’un autre âge) conservés ici au besoin, puis un escalier paré de multiples photos, comme autant de témoins du passage de nombreux artistes, compositeurs, chanteurs, chefs d’orchestre parmi les plus célèbres, rappelant par là même la glorieuse histoire de l’endroit.

 

Un petit crochet sur la droite et nous voici devant l’un des accès du Studio One : des musiciens sont déjà là à se préparer, quelque technicien semble régler de menus détails… La salle en elle-même fait immédiatement forte impression par ses dimensions : un peu plus de vingt-huit mètres de long et environ seize mètres de large pour une hauteur de plafond de douze mètres, voilà qui au besoin lui permet de loger sans mal jusqu’à cent dix musiciens et une centaine de choristes, tout de même ! Mais pour nous qui foulons son parquet en chevrons pour la première fois, ce studio est d’autant plus frappant que nous avons bien sûr en tête les noms et les photos de ces compositeurs qui sont venus ici donner vie à certaines partitions parmi nos préférées. Le temps d’un rapide coup d’œil au podium du chef d’orchestre, aux pupitres précisément disposés, aux éléments acoustiques visibles aux murs et à la baie vitrée de la salle de contrôle, juste derrière, et nous ressortons déjà pour laisser le champ libre aux musiciens qui désormais arrivent en nombre.

 

Le Studio 2

 

Jérôme Leroy risque alors un coup d’œil à une autre porte, avant de nous faire signe d’entrer… L’endroit est vide : il n’y a à l’évidence aucun enregistrement prévu aujourd’hui dans ce mythique Studio Two qui a vu défiler nombres de groupes et a assis définitivement auprès du grand public la réputation d’excellence artistique d’Abbey Road. Posé là, esseulé dans un coin de la salle, le fameux piano dit « Lady Madonna » semble trôner comme un emblème incontestable… Nous ne restons que quelques instants, et Jérôme Leroy nous convie bientôt à le suivre pour gagner l’endroit d’où nous pourrons, dans un premier temps, assister au travail de l’orchestre. Après avoir traversé l’un des couloirs principaux parés d’affiches de films portant signatures et dédicaces aux lieux de la part de différents compositeurs, nous entrons dans une petit local technique avant de gagner l’étage supérieur situé au-dessus de la salle de contrôle. Nous parvenons ainsi à une sorte de lounge plutôt encombré qui, par un sas insonorisé, permet d’accéder au balcon surplombant l’orchestre, directement à l’intérieur du gigantesque studio. Nous y prenons place tandis que les musiciens finissent, eux, de s’installer. Peu après, alors que nos montres indiquent à peu de choses près dix heures du matin, ils paraissent prêts.

 

William Ross est présent, lui aussi, sur le podium du chef d’orchestre. Retenu la veille par un concert de son amie, la chanteuse Barbra Streisand, il est arrivé directement de l’aéroport, en provenance des Etats-Unis. Pendant un temps, son équipe a même envisagé qu’il ne soit pas à l’heure et Jérôme Leroy s’était, dans cette perspective, préparé à assurer lui-même le début de la session. Mais il est bien là, malgré le décalage horaire et le peu de sommeil à son crédit, alerte et déjà absorbé par les partitions posées à ses côtés pour la journée de travail à venir. Devant lui, les musiciens du London Symphony Orchestra, au grand complet, patientent quelques instants après s’être accordés. Quelques mots de bienvenue, et le compositeur et chef d’orchestre lance le premier morceau prévu, comme simple tour de chauffe… Et quel tour de chauffe ! Les cuivres solennels de The Throne Room retentissent alors, pour une adaptation concise du morceau en moins de deux minutes. Pour nous, la chose est simplissime : heureusement que nous étions déjà assis ! Le son direct de l’orchestre, sa puissance tout autant que sa clarté, portées par cette acoustique si appréciée du studio, sont tout bonnement estomaquants, et ce thème, que l’on connaît pourtant par cœur bien évidemment, nous aura sans aucun doute donné en cette instant une chair de poule comme jamais auparavant. On ne peut alors s’empêcher de songer à l’une des remarques qu’Alex Kovacs avait glissé, la veille : « J’ai grandi avec ça, j’ai toutes les figurines, tous les jouets, c’est un rêve qui devient réalité pour moi ! Je vais pleurer ! » Et bien croyez-nous : pour un peu, nous aurions pleuré nous aussi, de joie bien sûr ! Et n’est-ce qu’une fausse impression dictée par notre propre enthousiasme ou bien certains musiciens de l’orchestre paraissent eux- mêmes plus que ravis d’être là aussi en ce jour ?

 

Le Studio One

 

Mais il n’y a guère le temps de s’éparpiller. William Ross a coiffé ses écouteurs et demande à chaque section instrumentale, chacune à leur tour, d’interpréter leur partie : l’occasion d’abord d’apprécier la sonorité magnifique des cordes du LSO, puis celle des bois, des cors, des autres cuivres ensemble, des harpes, du piano, du glockenspiel (« Très bien ! Ca sonne superbement ! » commente le compositeur), des timbales, avant le simple clash des cymbales et enfin le xylophone. Et c’est reparti pour une deuxième reprise du thème, formation au complet. Un rapide coup d’œil à la composition affichée de l’orchestre permet du reste de détailler précisément les forces en présence pour ce seul morceau : une large section de cordes constituée de 26 violons, 10 altos, 8 violoncelles et 6 contrebasses, des bois à hauteur de 2 flûtes et 1 piccolo, 2 hautbois et 1 cor anglais, 2 clarinettes et 1 clarinette basse, 2 bassons et 1 contrebasson, une imposante section de cuivres où 6 cors dominent 4 trompettes, 4 trombones et 1 tuba, le tout rehaussé par la présence de 2 harpes, 2 pianos ainsi que timbales, glockenspiel, caisse claire, cymbales libres et suspendues.

 

A l’issue de la prestation, chaque musicien coiffe à son tour l’un des casques à sa disposition et un silence absolu se fait. William Ross demande à ce que le click se fasse entendre puis, après réglage de quelques détails, annonce un nouvel accord général de l’orchestre avant le début réel de l’enregistrement. Il y aura ainsi huit prises successives dédiées à The Throne Room. Après chacune d’entre elles, William Ross recueille dans son seul casque les impressions de la salle de contrôle et les ajustements souhaités. De là où nous sommes, nous ne percevons que ses réactions et ses directives aux musiciens : celles-ci concernent d’abord le tempo général du morceau ainsi que la partie dévolue aux trompettes ; après la sixième reprise, il est cette fois demandé que les cuivres se fassent moins proéminents à la mesure 47 et laissent aux cordes la possibilité de mieux se faire entendre. A l’issue de la dernière prise, William Ross conclut simplement : « Superbe, vous tous. Très beau. » Il descend alors de son podium et entre quelques instants dans la salle de contrôle pour réécouter le playback et s’assurer que tout se passe bien. L’horloge, elle, indique déjà 10h55.

 

William Ross dirigeant le LSO

 

Le deuxième morceau consiste en un montage entre The Arrival At Tatooine et The Flag Parade, dont les saillies de cors vigoureux et de trompettes éclatantes, là encore, nous scotchent sur nos sièges… Pourtant, cette première prise du morceau (la neuvième, dans la chronologie de la journée) révèle aux oreilles des professionnels qui officient un tas de légères imperfections : un glockenspiel trop apparent, des trompettes trop en avant par rapport à des cors dont il s’agit de « gonfler » un peu la sonorité après qu’il soit rappelé que la version originale en comptait huit alors qu’ils ne sont ici que six. Peu après, c’est l’alliance du glockenspiel et du piccolo qui pose problème : on demande à ce dernier de jouer moins fort… Malgré tout, cinq prises étalées sur un peu plus d’une trentaine de minutes suffisent à boucler la séquence, juste avant d’accorder une première pause aux musiciens. Nous-mêmes rentrons à nouveau dans le lounge pour échanger nos impressions enthousiastes.

 

Jérôme Leroy nous y rejoint quelques minutes plus tard : « Alors ? C’est pas mal, hein ? » nous lance-t-il d’un air un peu goguenard. « Ca se passe toujours comme ça la première heure » nous explique-t-il ensuite, « on met en place les choses, on perd toujours plusieurs minutes par-ci par-là, et on va devoir maintenant accélérer pour rester dans les temps. On enregistre tout, y compris la première lecture au cas où, mais ce n’est généralement pas celle qu’on retient. Mais la première est souvent déjà pas mal. On va enregistrer environ trois minutes par heure, ce qui est vraiment confortable. Quand il venait à Londres pour les derniers Star Wars, John Williams réservait trois semaines de sessions, mais dedans il y a une semaine « au cas où » ! En fait il n’en a besoin que de deux, mais les sessions sont tout de même réservées. Pour Harry Potter And The Chamber Of Secrets sur lequel il a travaillé, Bill Ross avait trois semaines également. Il a tout fait en dix jours, et tant pis pour les cinq derniers jours. Il n’y avait plus rien à faire avec l’orchestre et les musiciens ont quand même été payés. Avec Williams, il n’y a pas de « il faut faire trois minutes par heure. » Il enregistre, c’est tout, et ça prendra le temps que ça prendra ! De notre côté, quand Bill et moi avons fait Touchback, c’était du huit minutes par heure : là, ça carbure ! »

 

L'escalier qui donne accès au balcon, et l'un des nombreux micros vintage du studio

 

Les choses s’enchaînent. De retour devant leurs pupitres, les musiciens abordent le Anakin’s Theme : trois prises permettent d’en régler les détails, en enjoignant notamment aux cuivres de laisser plus de place aux bois cette fois, et la quatrième servira vraisemblablement de base au montage final. On cherche alors à affiner et assurer certains aspects en effectuant quelques prises partielles supplémentaires. Suivent un End Credits condensé en moins de deux minutes, et emballé en trois « petites » prises seulement, puis le beau thème de Yoda sur six prises. Entre chacune d’entre elles, William Ross s’emploie à presser un peu les ajustements alors qu’approche inexorablement l’heure du déjeuner. Lorsque 13 heures s’affichent finalement, la petite dizaine de minutes que constitue les cinq morceaux planifiés ce matin-là est en boîte : l’équipe est dans les temps.

 

Si de nombreux musiciens préfèrent passer leur heure de repas en dehors du bâtiment, il n’est en fait pas nécessaire de sortir pour manger : Abbey Road est, en sous-sol, doté d’un bar cafétéria, The Crossing, bordé d’un petit jardin extérieur de détente où chacun peut, au besoin, s’aérer l’esprit et savourer un café ou un bon thé. Pendant cette pause, entre commentaires et anecdotes, Jérôme Leroy s’attarde un peu sur le professionnalisme des membres du London Symphony Orchestra : « Les musiciens n’ont pas répété » nous confie-t-il alors, « et malgré cela, l’orchestre sonne très bien dès la première prise. En fait, on ne leur a envoyé les partitions qu’au dernier moment, à part pour certains postes précis : les percussionnistes afin qu’ils puissent répartir et organiser leurs changements d’instruments, les harpistes, ainsi que quelques solistes qui ont une partie à préparer en particulier. »

 

Exploration du studio pendant la pause

 

La session de l’après-midi s’annonce intense. Nous sommes dans un premier temps de retour au balcon du studio. L’orchestre, lui, s’est déjà visiblement allégé de quelques-uns de ses membres : deux cors, une trompette, une harpe et un piano en moins, ainsi qu’un percussionniste. Les réjouissances commencent par un Han And Leia’s Theme joliment arrangé qui laisse à nouveau parfaitement entendre la belle sonorité des cors et la tendresse des cordes du LSO. Il est également l’un des morceaux les plus longs programmés pour ce programme Star Tours avec ses 2’43’’ très précises. Cinq prises, et c’est au tour de l’emblématique Main Title, très ramassé en à peine plus d’une minute, de nous faire son petit effet : quatre prises cette fois seulement, dont deux nous semblent absolument parfaites : c’est apparemment aussi l’avis de William Ross qui n’a à l’évidence que peu de choses à rectifier.

 

Le schéma se répète ainsi pour chaque séquence. L’Imperial March qui suit posera plus de problème : une minute dix-neuf secondes à régler jusqu’à obtenir toute la précision souhaitée. Après avoir apprécié le thème une première fois en « son direct », brut, dans le grand studio, nous décidons de quitter le balcon et descendre nous intéresser de près au travail effectué dans la cabine de contrôle. Dans un genre de local technique contigu, nous attendons d’abord le bon moment pour nous glisser à l’intérieur le plus discrètement possible. L’endroit n’est pas particulièrement grand mais néanmoins plutôt cosy. Deux canapés en cuir noir disposés contre les murs permettent aux invités de s’asseoir : sur l’un d’entre eux, John Dennis, le directeur musical de Walt Disney Engineering, est à l’évidence à l’affût du moindre détail. Au centre de la pièce, Jérôme Leroy occupe un bureau de travail où il peut suivre, mesure après mesure, la partition du morceau interprété, en repérant à chaque prise les inévitables ajustements qui pourront être appliqués à la suivante : c’est lui qui, par un micro posé non loin, s’adresse à William Ross pour lui faire part de toutes les remarques. A ses côtés, Alex Kovacs note consciencieusement pour chaque prise les retours et remarques des uns et des autres. Sur la droite de la baie vitrée nous séparant du studio, devant un écran informatique, le monteur Ed Kalins s’affaire à contrôler le click et la synchronisation, et à préparer la future version définitive de chaque séquence en isolant les prises jugées les plus réussies et pertinentes. Mais ce qui attire l’œil et fascine le plus, c’est bien entendu l’impressionnante console de mixage analogique AMS Neve 88 RS et ses 72 canaux, un objet dont on n’a aucun mal à imaginer qu’il est un outil d’une extrême qualité et qui, renseignement pris, coûte plusieurs centaines de milliers d’euros.

 

Peter Cobbin et Ed Kalins (au fond)

 

Voilà aussi qui donne bien une idée de la qualité des prestations que les studios d’Abbey Road n’hésitent pas à offrir à leurs clients. Quant à l’homme qui officie devant cette bête de compétition, c’est un virtuose à sa manière : Peter Cobbin est ici chez lui depuis 1995, et sa réputation d’ingénieur du son n’est plus à faire. « Il était là quand ils ont fait les derniers Star Wars » nous avait expliqué Jérôme Leroy, « C’est Shawn Murphy qui s’était alors occupé du mixage, mais Peter Cobbin était présent pendant les sessions. Nous lui avons demandé que tout cela sonne comme si Shawn Murphy s’en occupait lui-même. Il a ainsi récupéré toutes les configurations qui ont été utilisées. » L’autre technologie saisissante de cette cabine de contrôle saute avant tout, elle, à nos oreilles, alors que derrière la baie vitrée l’orchestre entonne une fois encore la marche impériale : traité et diffusé notamment via trois superbes enceintes haut de gamme (de marque Bowers & Wilkins), le rendu sonore est totalement bluffant dans une cabine comme celle-ci dont l’environnement acoustique a été pensé dans ses moindres détail. C’est bien simple : on croirait entendre l’un des disques de la prélogie Star Wars. Excepté que tout cela se passe bel et bien en direct…

 

Côté studio, au bout des neuf prises qu’aura nécessité la marche impériale, les musiciens jouissent à nouveau d’une nouvelle courte pause. En cabine, on en profite pour réécouter les playbacks. Fait curieux toutefois dans l’intervalle : l’un des porte-paroles de l’orchestre vient respectueusement signaler que certains instrumentistes commencent à leur reprocher de leur faire jouer trop de fois la même chose… Cette remarque, qui pour nous paraît avoir valeur d’avertissement, n’est pas sans étonner quelque peu l’assistance, mais elle rappelle également que si les membres du London Symphony Orchestra sont notoirement connus à travers le monde pour leur excellence et leur discipline lors de sessions comme celles-ci, ils le sont aussi pour rester en toutes occasions (et on les comprend fort bien) soucieux de leur image, particulièrement attentifs à leurs conditions de travail… et même un chouia soupçonneux lorsqu’il s’agit de s’assurer à plusieurs reprises que nous-mêmes n’enregistrions pas en douce les sessions depuis le balcon, un genre de forfaiture à leurs yeux qui nous aurait vraisemblablement valu d’être expulsés derechef du studio ! Lors du déjeuner, certains se sont d’ailleurs enquis de la raison de notre présence tout en se montrant tout à fait courtois et accueillants.

 

Peter Cobbin (à gauche), William Ross, Jérôme Leroy et Alex Kovacs (à droite)

 

De retour à son podium de chef d’orchestre, William Ross a en tout cas tôt fait de remettre les musiciens en confiance en leur promettant de limiter les prises autant que faire se peut. Il n’en faudra ainsi que deux entières et quatre partielles pour boucler The Asteroid Field, dont il s’agit a priori de régler avant tout les accents et les dynamiques. A un moment toutefois, on soupçonne une erreur dans les indications de tonalité sur la partition. William Ross vient immédiatement vérifier : « Il n’y a pas de raison que John ait fait cela » dit-il alors avec un petit sourire amusé. On enchaîne finalement. Peter Cobbin prend alors quelques minutes pour soigner les réglages des micros concernant les instruments proéminents du morceau suivant, afin d’en faire ressortir harmonieusement leur sonorité singulière : les woodblocks (morceaux de bois creux frappés) et les tuned cow-bells (littéralement « cloches de vache accordées ») de Parade Of The Ewoks jouent ainsi leur partie, seuls, avant de participer à quatre prises, dont seule la seconde s’avèrera entièrement inutilisable. Enfin, Cloud City / Lando’s Palace vient clore cette journée de travail. A l’issue d’une première prise embrouillée, William Ross détaille la marche à suivre avec la section des cordes : « de la mesure 534 à 538, archet. Après cela, tout est en pizzicati, puis retour en archet à la mesure 543. Les contrebasses restent en pizz ! » On reprend mais il y a cette fois un problème de tempo : on revient au click. « C’est plus lent que vous ne le pensez » dit aux musiciens le compositeur, décidant finalement de ne pas leur faire entendre dans le casque le procédé qui paraît faire perdre de leur force aux violons. Un peu plus loin, alors que tout semble se caler plutôt bien, Jérôme Leroy intervient et demande à ce qu’on refasse immédiatement la prise : « Il y a eu une fausse note dans les contrebasses ! » signale-t-il à William Ross qui, très diplomate avec les musiciens qu’il a devant lui, leur précise à son tour simplement : « On doit la refaire, il y a eu une fausse note quelque part… »

 

Fin de la seconde session. Le chef remercie les musiciens qui quittent bientôt le studio, tranquillement. De retour dans la cabine de contrôle, visiblement très fatigué mais néanmoins armé d’un large sourire, il s’extasie : « C’est incroyable, cet orchestre est excessivement bon ! » et, ajoutant à l’intention de John Dennis : « Merci sincèrement de m’avoir entraîné dans ce travail. » Peu après, il décide de rejoindre au plus vite son hôtel pour se reposer. « Eh, Bill ! » lui lance alors un Jérôme Leroy hilare, « il y a encore trois heures de mixage à effectuer ! » Car pour l’équipe, il s’agit d’avancer le travail de finition en profitant au maximum des installations d’Abbey Road : on réécoute donc chaque morceau afin de déterminer exactement où se situent les meilleures prises selon les indications portées pendant l’enregistrement, avant d’en effectuer les montages. De notre côté, après être restés un peu pour suivre le début de cette tache, nous estimons qu’il est grand temps de sortir prendre une bonne bouffée d’oxygène et de profiter d’une magnifique soirée dans le centre de Londres, afin bien sûr de couronner comme il se doit une journée en tout point exaltante…

 

Les couloirs d'Abbey Road 

Une (courte) nuit de sommeil plus tard et nous voilà de retour dans le quartier de St. John’s Wood, peu avant dix heures. Cette fois, nous décidons presque inévitablement de céder d’abord au folklore local pour immortaliser notre présence sur le fameux passage piéton. Il y a cependant bien plus de monde que la veille, histoire sans doute de nous rappeler que le lieu est devenu, par la grâce de quatre garçons dans le vent, l’une des principales attractions touristiques de Londres ! Sur un mât idéalement placé un peu plus loin, on remarque même une webcam qui, en permanence, offre des images consultables sur le net pendant quelques heures. Singulier spectacle d’ailleurs que de voir défiler un à un ou en groupe ces (souvent jeunes) gens qui cherchent la photographie rêvée, quitte à s’immobiliser quelques instants au milieu du passage et, fatalement, à gêner la circulation d’une rue plutôt passante. Plus étonnant encore peut-être est de constater qu’automobilistes et conducteurs de bus paraissent néanmoins plutôt bien s’accommoder de ce petit manège continuel et quotidien tant ils se montrent tout à fait compréhensifs et patients… en tout cas ce matin-là !

 

Notre propre cliché souvenir en boîte (il n’y a pas de mal à se faire plaisir), nous rejoignons les studios au plus vite. En entrant, nous avons également conscience qu’il nous faudra profiter au maximum de cette dernière ligne droite de notre séjour. Signalons d’ailleurs que nous sommes très loin d’avoir pu découvrir le complexe d’Abbey Road dans son entièreté, chose qui à elle seule mériterait assurément une visite approfondie de plusieurs heures tant il semble qu’il ne soit ici guère d’espaces qui n’aient une quelconque utilité : tant pis pour le troisième studio, par exemple, dont la console de mixage est paraît-il encore plus imposante que celle que nous avons vue, et a fortiori pour les innombrables pièces dévolues aux diverses taches artistiques et techniques que supposent des studios d’une telle envergure, lesquels sont, avant toute chose bien entendu, un (superbe) lieu de travail. Le Studio Two est d’ailleurs aujourd’hui inaccessible car investi par une autre équipe.

 

Les partitions telles qu'arrangées par Jérôme Leroy

 

L’heure approchant, nous prenons place, cette fois d’abord directement dans la cabine de contrôle. Il reste sept séquences à enregistrer et tout le monde se prépare dans une bonne humeur communicative. Voilà du reste quelque chose qui nous a sensiblement frappés pendant ces deux journées : à tort sans doute, nous n’imaginions tout simplement pas qu’un travail de ce genre, où chaque minute compte ou presque, serait à ce point dénué de tout stress. Si l’ambiance est bel et bien des plus studieuses et qu’il ne saurait être question pour quiconque de s’adonner à la flânerie, il règne entre les différents intervenants une décontraction bien réelle, souvent même de l’ordre de la connivence : bons mots, petites blagues, rires… Chacun fait ainsi sa part tout en restant attentif à celle des autres, et tout problème qui survient est surmonté collectivement avec le même souci de pragmatisme et d’efficacité, une attitude positive qui, disons le carrément, fait plaisir à voir pour qui n’est que spectateur.

 

Dès l’entame de la troisième session, et ce Princess Leia’s Theme si « magnifiquement orchestré » selon Jérôme Leroy, qui ne rate aucune occasion d’exprimer son admiration pour une musique qu’il aime profondément, une question cruciale se pose d’ailleurs pratiquement d’entrée : le morceau, strictement limité aux deux minutes et dix secondes planifiées, semble trop rapidement exécuté pour permettre aux cordes d’exprimer pleinement la douceur et la tendresse originales. Très concerné par ce genre de détail, John Dennis intervient rapidement et lance, comme si la solution coulait de source : « Oublie le click, Bill ! Dirige-le comme tu le sens ! » « Mais cela fera quelques secondes de plus ! » s’inquiète aussitôt le compositeur. « Pas grave » répond le responsable musical d’Imagineering, « les animateurs se caleront par rapport à ce que tu feras. » Au morceau suivant, Luke & Leia’s Theme, on soupçonne carrément au bout de deux prises une erreur dans la partition. Dubitatif, Jérôme Leroy demande d’abord à Alex Kovacs de retrouver le manuscrit original correspondant, conservé sous forme de fichier informatique. Puis, après avoir isolé les mesures incriminées, on charge quelqu’un de vérifier si les deux partitions sont identiques et bien conformes à ce que les musiciens ont devant les yeux. L’enregistrement de cette séquence est ainsi remis à plus tard.

 

Vérification des partitions avant une nouvelle prise

 

« Il y a plein d’erreurs sur les orchestrations telles qu’elles ont été notées à l’origine » nous avait précisé auparavant Jérôme Leroy. « Tu regardes la partition, tu écoutes l’audio et tu te dis : « Ce n’est pas la même chose ! » En fait, quand John Williams a enregistré, il y a eu plein de changements pendant les sessions, mais personne ne les a reportés sur la partition originale. Il faut donc suffisamment connaître la musique pour savoir les repérer. Et ce sont parfois des changements assez importants. C’est pour cela que John Williams a créé les « signature editions », des partitions pour lesquelles ils ont vérifié mesure par mesure l’orchestration et les notes. Ce sont les seules partitions authentifiées de Williams, le reste est considéré comme des arrangements. Nous avons travaillé à partir de ces « signature editions », mais certaines n’existent pas. Pour Han Solo And The Princess, nous n’avons pas trouvé la partition. On pense d’ailleurs que Charles Gerhardt l’a réécrit un peu pour son propre réenregistrement, qu’il l’a adapté, réarrangé, réorchestré. Ce qu’il a fait n’a pas été totalement approuvé par John Williams. Nous avons d’ailleurs demandé à ce dernier s’il avait écrit une suite pour cela, et il s’est avéré que non. Impossible de trouver. On est donc parti de la partition manuscrite de The Empire Strikes Back, les End Credits, puis l’enregistrement de Gerhardt, puis le morceau Rebels Escape… Le thème n’apparaît jamais entièrement dans les films originaux, on a du piocher dans plusieurs morceaux et assembler ça ensemble. Nous avons aussi du réécouter et retranscrire les six ou sept mesures qui nous manquaient, à l’oreille. J’ai demandé à Bill de s’en occuper, comme il connaît le style ce n’était pas un problème. Les montages et les raccords, c’est moi qui les ai faits. À l’origine, c’est Bill qui devait les faire, mais il n’avait pas le temps. »

 

Les choses s’accélèrent : pour Training Of A Jedi Knight, un solo de cor pose à nouveau problème en sonnant systématiquement faux à chaque prise. On finit par en enregistrer une entièrement sans lui, qui servira de base au montage. Là aussi, il est décidé de revenir au problème plus tard avec l’instrumentiste lui-même. Il faut en effet absolument profiter du temps imparti pour boucler le travail qui implique l’orchestre dans son effectif entier, et les minutes s’égrènent inexorablement. Landspeeder est donc ensuite achevé en quatre petites prises, le Jar Jar Bink’s Theme en trois seulement. C’est alors que nous-mêmes décidons qu’il est temps de monter à nouveau au balcon, afin de pouvoir profiter des dernières séquences en son direct et de s’imprégner une dernière fois de la sonorité brute du London Symphony Orchestra dans l’acoustique du Studio One. Pendant la première prise d’une deuxième mouture de Parade Of The Ewoks (dite B Side), William Ross s’adresse carrément aux musiciens pour régler les détails simultanément. La troisième semble la bonne mais, en cabine, Peter Cobbin suggère néanmoins à l’équipe de procéder à une nouvelle prise, laquelle servira effectivement de base au montage final.

 

Woodblocks et percussions diverses

 

Grand moment pour nous, une fois de plus, lorsque retentissent les trompettes valeureuses d’un glorieux Here They Come long d’environ une minute. Quelle sonorité ! Quel orchestre, décidément ! Puis on revient au Luke & Leia’s Theme qui avait été laissé de côté auparavant. Aucune erreur de transcription n’ayant été décelée, on procède à trois prises supplémentaires, lesquelles clôturent cette fois officiellement la dernière session d’enregistrement proprement dite avec la formation. William Ross remercie les musiciens, et eux-mêmes, par la voix de l’un de leur porte-parole, font part de leur satisfaction, soulignant combien cette musique leur reste chère et tient une place à part dans leur cœur. Ils quittent peu après un à un les lieux et, ceux-ci finalement libérés, on procède à trois prises supplémentaires avec le corniste en charge de la partie soliste de Training Of A Jedi Knight et qui, en tête à tête avec le compositeur, est demeuré dans le grand studio.

 

A l’issue de cet ultime enregistrement, chacun en cabine de contrôle, John Dennis en tête, semble tout à fait satisfait et ravi. « C’est un travail magnifique » affirme Jérôme Leroy, « je trouve ça presque rageant que cela soit diffusé dans un parc. On pourrait penser que ça a été fait pour un film mais en vérité ce n’est même pas pour l’attraction elle-même, c’est pour la salle d’attente ! Pensez-y ! (rires) ». En définitive, dix-huit séquences ont été enregistrées, d’une durée oscillant entre un minimum de 50 secondes et un maximum de 2 minutes 43 secondes, soit trois fois dix minutes de musique pour un total de près d’une centaine de prises. « Cela représente le cœur de Star Wars » nous avait prévenu Jérôme Leroy dès le lundi précédent, « nous n’avons rien oublié. La seule chose que nous voulions faire en plus, c’est la Cantina Band. Nous ne la faisons pas parce qu’à l’origine, le morceau n’est conçu que pour être joué en arrière-plan. Quand on a réalisé ce que ce projet allait être, il devenait clair que ça ne pouvait pas marcher. »

 

Le Studio One vu du balcon

 

Pour Jérôme Leroy et Alex Kovacs, le moment est à un peu de détente. Bien entendu, pour une partie de l’équipe, le travail est encore loin d’être achevé : le reste de la journée va ainsi consister à affiner le mixage effectué et à monter correctement chaque séquence pour en obtenir la version définitive. « Normalement, » nous précise encore Jérôme, « on enregistre tout, on rentre à Los Angeles et on prend cinq ou six jours pour mixer : on a le temps de changer un tas de choses, de voir ce qui est trop fort, ce qui ne l’est pas assez. On peut vraiment travailler sur le rendu sonore. Là, on a seulement sept heures pour faire le mixage de trente minutes de musique. En théorie il faudrait trois jours ! D’où l’idée que cela sonne parfaitement directement, ce qui permettra de ne pas faire trop de retouches après. Ce qui est bien dans les orchestrations de John Williams, c’est que tout est déjà bien équilibré du point de vue du rapport des forces, et il n’y a pas énormément de travail à faire après coup. Il y aura toujours possibilité de booster un micro évidemment, ce n’est pas un problème, mais on ne pourra pas faire dans le détail. »

 

Pour nous non plus, qui assistons au début de cette intense besogne, les réjouissances ne sont pas entièrement achevées : malgré la fatigue, William Ross a accepté de s’entretenir avec nous pendant plus d’une heure. En début d’après-midi, nous nous installons donc dans l’une des cabines d’isolation qui jouxtent le studio. C’est l’occasion, notamment, de recueillir les impressions du compositeur sur ces deux journées passées en compagnie du London Symphony Orchestra : « Cela a été merveilleux, je ne pourrais pas être plus heureux ! On a l’habitude de dire que l’univers musical de Star Wars est l’ADN du LSO, cet orchestre a contribué à faire ce que Star Wars est aujourd’hui. C’est un honneur et une joie pour moi d’être ici, de jouer cette musique avec eux, et il est tellement intéressant de les voir dire la même chose, combien ils apprécient cette relation avec la musique de John Williams. Leur enthousiasme était visible. Il est évident qu’ils étaient heureux d’être impliqués dans ce projet (…). Lorsque je suis sur le podium, j’essaie toujours de traiter la musique et les musiciens avec le plus grand respect. Je pense qu’ils apprécient quiconque veut faire les choses correctement et qu’ils sont capables de s’accommoder de celui qu’ils ont devant eux, quel que soit son talent pour les diriger, tant qu’il y a cette attitude de respect, qu’ils ne sont pas dédaignés. Nous avons une grande relation ensemble, j’ai fait plusieurs projets avec eux et cela a toujours été formidable. »

 

William Ross

 

Interrogé sur la manière avec laquelle il a envisagé son travail pour Star Tours, il précise : « L’idée était vraiment d’être un genre d’intendant, pour adapter la musique dans le sens qu’ils souhaitaient pour cette nouvelle expérience Star Tours entièrement repensée. Mon travail consistait à m’assurer que cette spectaculaire musique serait utilisée correctement. Nous avons fait des démos pour montrer comment nous voulions procéder et je les ai envoyées à John Williams. Je n’ai jamais eu de réelle approbation de sa part, mais je peux vous dire que les mots que j’ai reçus de lui montraient qu’il était content. Cette musique a été jouée partout à travers le monde à des degrés divers d’attention aux détails, et je pense qu’il doit être difficile pour John de la voir traitée de manières aussi diverses. C’est un homme d’une incroyable générosité, ça doit être dur pour lui de voir ce qui arrive à tous ces beaux thèmes qui sont ses enfants ! (rires) Je sais donc qu’il apprécie chaque fois que quelqu’un aborde les choses en montrant un vrai respect. » Comment vit-il cette confiance de John Williams ? « Ah ! » répond-il avec un sourire un peu gêné, « je ne m’autorise pas à penser… enfin j’aimerais penser que j’ai la confiance de John. Il a été d’un soutien incroyable, très courtois envers moi pour tout ce que j’ai fait, qu’il s’agisse de Harry Potter ou dans ce cas précis la musique de Star Wars. C’est un honneur absolu : John Williams, pour moi, est le mont Everest des compositeurs, de notre profession (…) et savoir que quelqu’un tel que lui peut dire « Oui, vas-y Bill ! » est à mes yeux assez incroyable… » Et lorsque nous nous étonnons auprès de lui de la décontraction qui régnait dans la cabine de contrôle, précisant que nous nous attendions à quelque chose de beaucoup plus tendu, il balaye presque cette remarque d’une simple formule : « C’est un cliché ! Plus vous accordez de l’attention aux détails, à la préparation, pour s’assurer qu’il n’y a pas d’erreurs sur les partitions, que les tempi sont bons, que le click est approprié, vous gagnez beaucoup de temps et la récompense de tous ces efforts, de cette énergie, de ces précautions, ce sont des sessions calmes. C’est au bénéfice de tout le monde ! Il ne doit pas y avoir de stress, et ça passe par le fait de prendre un temps conséquent pour planifier et vérifier tout en amont. »

 

Le podium du chef d'orchestre

 

L’entretien terminé, arrive inexorablement le moment pour nous de songer cette fois sérieusement à prendre définitivement congé de nos hôtes… Nous traînons encore un peu, le temps de quelques photos, sans doute pour nous accorder une ultime chance de nous imprégner des lieux, de ce Studio One désormais complètement déserté et dont les murs nous paraissent encore vibrer des notes de John Williams : une expérience quasi extatique pour nous, une de plus simplement pour cet endroit magique qui en a vu (et en verra assurément) beaucoup d’autres…

 

Ainsi s’achève notre séjour aux studios d’Abbey Road. Un dernier coup d’œil au-dehors et, bagages sur l’épaule, nous regagnons tranquillement la gare où nous attends l’Eurostar qui nous ramènera en France. Des souvenirs pleins la tête, les yeux et les oreilles, heureux que nous sommes alors indéniablement, il y a pourtant aussi comme un petit pincement au cœur, tels deux apprentis sorciers d’Hogwarts qui, l’année écoulée, s’en retournent chez eux… Mais il y a aussi, et surtout, ce sentiment d’avoir vécu un évènement privilégié, exceptionnel, unique et peut-être insurpassable, de nos vies de passionnés.

 

 

L'un des imposants bagages du LSO

 

Remerciements infinis à Jérôme Leroy et William Ross, ainsi qu’à toute l’équipe d’Abbey Road et au London Symphony Orchestra.
Photos : Olivier Desbrosses et Florent Groult.

Florent Groult
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