En concert sur la planète Goldsmith

Incontestablement le rendez-vous incontournable de ce premier semestre

Évènements • Publié le 05/06/2015 par

C’était incontestablement le rendez-vous quasi-incontournable de ce premier semestre pour tous les passionnés de musique et de cinéma d’Île de France, tout simplement LA date que chacun ne pouvait ignorer. Et certains sont même venus de beaucoup plus loin pour assister à cet hommage très attendu au compositeur américain Jerry Goldsmith, proposé par l’Orchestre Colonne et son directeur musical, Laurent Petitgirard. Un simple coup d’œil, ce dimanche 31 mai peu avant 17 heures, suffisait d’ailleurs à déceler l’évidence : malgré la multiplication des initiatives de tout poil (le programme Giacchino au dernier festival Audi, les différents ciné-concerts régulièrement organisés un peu partout maintenant en France), il y avait tout simplement bien longtemps qu’un concert de cet ordre n’avait à ce point mobilisé la petite communauté béophile. Et ils étaient de fait nombreux, par petits groupes, à se retrouver aux abords immédiats du Théâtre des Champs-Elysées. Un véritable évènement mondain ! Faut-il voir en cela la remarquable rémanence de l’aura d’un compositeur dont la disparition, il y a un peu plus de dix ans maintenant, a laissé chez beaucoup une plaie à jamais béante ? Pour l’auteur de ces quelques lignes, voilà qui ne fait aucun doute. Dans la salle également, il y a d’emblée dans l’air comme une indéfinissable impression. Si dans l’assistance subsiste souvent une certaine solennité plus ou moins marquée lors d’un avant-concert symphonique, quel qu’en soit le répertoire, rien de tel ici ! Plutôt un joyeux frémissement, mélange de décontraction, d’impatience et, allez savoir, peut-être d’un genre de certitude, celle d’être sur le point d’assister à un événement musical qui ne doit pas, ne peut pas, décevoir. Inutile, donc, de tourner autour du pot plus longtemps : il n’a, bel et bien, pas déçu.

 

Soucieux de pédagogie, comme à son habitude, Petitgirard prendra soin d’introduire chaque séquence et de les replacer dans leur contexte cinématographique sur le ton badin qui est le sien, n’évitant certes pas un petit lot d’erreurs et d’imprécisions mais insistant brièvement, et c’est le plus important, sur ce qui fait à ses yeux leur valeur musicale. Aux musiciens de nous en faire ensuite la solide démonstration, en commençant par la rythmique asymétrique de l’ouverture vigoureuse de Capricorn One où timbales, cuivres et cordes donnent d’emblée la pleine mesure du programme qui va se dérouler. S’ensuivent ainsi la très debussyste suite tirée du chef d’œuvre de Ridley Scott, Alien, l’exaltante ouverture aux climats fantastiques variés de l’adaptation grand écran de The Twilight Zone (La Quatrième Dimension : le Film), puis la suite de The Boys From Brazil (Ces Garçons qui venaient du Brésil) avec sa grande valse, tourbillon viennois très vite chargé de lourdes menaces. Passé le thème principal de Basic Instinct, délicieuse et subtile caresse orchestrale à la sensuelle sophistication, voilà que résonnent les courts éclats aventureux de The Mummy (La Momie), puis le romantisme de The Russia House (La Maison Russie) avec son irrésistible mélodie circulant amoureusement de solistes en sections.

 

A ce moment du concert, on se félicite d’ores et déjà que l’Orchestre Colonne, malgré un ou deux flottements dans certains enchaînements rythmiques, donne à entendre un engagement et une prestation de belle tenue. La grande salle du Théâtre des Champs-Elysées, mythique pour ce qui est du répertoire classique (c’est ici notamment, entre autres évènements, qu’eu lieu la fameuse et houleuse création du Sacre du Printemps de Stravinsky en 1913, quelques semaines seulement après son inauguration), offre une acoustique un peu sèche mais plutôt claire qui, même si chaque pupitre est assez bien défini, semble néanmoins beaucoup bénéficier aux innombrables percussions qui se font entendre à l’arrière de l’orchestre. Et celles-ci (en particulier un singulier flexaton, remplaçant avantageusement les célèbres bols de cuisine de l’enregistrement original) sont bientôt magnifiquement mises à contribution dans la suite extraite de la partition de Planet Of The Apes (La Planète des Singes) et constituée des segments The Search Continues, The Clothes Snatchers et The Hunt. S’y exprime un dodécaphonisme des plus évocateurs, d’autant plus saisissant en concert que l’inspiration rythmique et sonore que Goldsmith appliquait alors au cinéma paraît toujours aujourd’hui ouvrir des horizons infinis : c’est le propre des grandes œuvres, et c’est un moment d’anthologie pour tous dans la salle qui nous a été offert ici, et une manière éclatante de conclure en beauté la première partie du concert.

 

 

Le temps d’un entracte d’une vingtaine de minutes où chacun devise gaiement sur ce qu’il vient d’entendre, les musiciens reviennent sur scène pour nous faire découvrir, en introduction de la seconde partie du programme, une pièce inédite. C’est là l’un des (précieux) crédos de Laurent Petitgirard, en sa qualité de directeur artistique de l’Orchestre Colonne, que de permettre, dans le cadre d’un concert de ce genre, la représentation, voire la création d’une œuvre contemporaine signée d’un jeune compositeur en devenir. En l’occurrence ici, ce dernier n’est pas un inconnu pour nous puisqu’il s’agit de Fabien Cali, dont la musique pour le documentaire Terre des Ours a notamment été distinguée l’année passée par le jury des Jerry Goldsmith Awards pendant le Festival International de Musique de Film de la ville de Cordoue, en Andalousie. L’œuvre, intitulée Anxiopolis, est une commande de Petitgirard lui-même. Illustrant à la perfection la note d’intention, soit une « évocation des quartiers d’affaires, véritables villes dans la ville » selon les propres mots du compositeur, la pièce se glisse même admirablement dans le programme Goldsmith tant elle n’est pas sans rappeler d’abord lointainement elle-même la froideur étrange d’un Alien ou l’insécurité d’un Planet Of The Apes. Par la suite, le déferlement instrumental d’un orchestre pris d’une frénésie presque enivrante évoque, comme une évidence, les flux bruyants et incessants d’une innombrable foule avant que l’oppression des lieux ne l’emporte finalement en un écrasant maelström sonore. Preuve, assurément, que le compositeur a fait mouche dans sa transcription musicale d’une déshumanisation qui pourrait être celle du quartier de La Défense à Paris : l’œuvre est chaudement applaudie.

 

Contacté le lendemain, le compositeur ne nous cachera pas son émotion et sa fierté : « On a pu se rendre compte lors de ce très beau concert de la diversité de l’œuvre de l’immense compositeur qu’était Goldsmith. Des canons d’Hollywood parfaitement maîtrisés à des partitions beaucoup plus expérimentales, c’est à mon sens la recherche de l’émotion juste, propre à chaque film, qui a guidé et conditionné la très grande variété de ses choix esthétiques. L’interprétation de trois scènes de sa partition pour Planet Of The Apes a démontré à quel point cette œuvre restera un des sommets de la musique pour le cinéma. Ce fut donc un grand honneur qu’à l’occasion de ce concert hommage soit donnée la création de ma pièce Anxiopolis. La générosité et le talent de Petitgirard et de l’orchestre Colonne ont su saisir et transmettre au public les enjeux de cette musique à la fois sombre, oppressante mais aussi pleine d’énergie et d’excitation, à l’image des quartiers d’affaires qu’elle évoque. Partager l’affiche avec Goldsmith dans ce lieu chargé d’histoire qu’est le Théâtre des Champs-Élysées a été un moment très privilégié pour moi et je suis ravi qu’Anxiopolis ait été créée dans de telles conditions. »

 

Le retour à l’hommage à Goldsmith se fera en pulsations fiévreuses, accès de violence et cordes lasses, tout ce qui évoque immanquablement une ville gangrénée, décor musical de l’excellent film de Curtis Hanson, L.A. Confidential. Volontiers plus récréative, la courte suite de The Shadow assène ensuite en moins de trois minutes densité cuivrée (unisson de toute beauté), développement percussif, thème romantique puis thème héroïque avec un naturel galvanisant. Par ailleurs, on attendait non sans une certaine impatience l’entrée dans le programme du chœur de l’OCUP (Orchestre et Chœur des Universités de Paris) : il intervient enfin une première fois à l’occasion de l’innocente berceuse de Poltergeist, interprétée par la section féminine de l’ensemble dirigée par le compositeur Guillaume Connesson. Laurent Petitgirard explique alors que le matin même, le concert d’éveil préparé à destination du jeune public et reprenant une partie du programme a vu les enfants fredonner eux-mêmes la mélodie avec l’orchestre !

 

 

La séquence consacrée ensuite à Rambo: First Blood Part II (Rambo II) a sans doute été la plus décevante de la soirée, la faute à un tempo excessivement lent et, cette fois, à un relatif manque de conviction dans l’interprétation de l’orchestre (la fatigue, chez les cuivres notamment, s’y est d’ailleurs fait douloureusement sentir), d’autant que cette petite suite a toujours souffert d’être finalement assez peu stimulante. La parenthèse est cependant vite refermée et laisse place à l’autre grand moment, lui aussi très attendu, de la soirée. The Omen (La Malédiction), unique partition oscarisée dans la carrière de Goldsmith, prend en effet ici la forme d’une suite du plus bel effet. L’orchestre et le chœur, cette fois au complet, se déploient, sinistres, en une puissance mesurée mais ferme qui emplit impeccablement l’espace sonore du Théâtre des Champs-Elysées : une ténébreuse beauté d’une intensité telle qu’elle n’a pu laisser quiconque indifférent. Après cela, le concert ne pouvait que se conclure sur une note plus légère et enjouée, et quel meilleur moyen pour cela que le thème exubérant de Gremlins 2, parfaitement porté par l’enthousiasme manifeste des musiciens, et auquel le public lui-même ne résistera pas, se laissant aller à applaudir en rythme lors d’une seconde reprise menée cette fois, bien malgré lui, par Guillaume Connesson, à qui Petitgirard a malicieusement confié sa baguette au dernier moment, avant de s’esquiver dans un coin de la scène !

 

Au sortir de la salle, les yeux pétillent, les sourires pullulent, et la satisfaction se lit sur bien des visages. Des regrets ? Oh, il peut toujours y en avoir. Un programme de concert de ce genre (dont on remarquera à l’intention de ceux qui n’ont pu y assister qu’il peut être reconstitué tel quel à partir de différents enregistrements du commerce, dirigés par Goldsmith lui-même ou Nic Raine à la tête du Philharmonique de Prague) est d’abord et avant tout une affaire de choix, et il est inéluctablement des absences que le cinéphile, en particulier, estimera toujours plus ou moins impardonnables selon ses propres goûts et attentes. Celle, par exemple, de la musique de Chinatown, particulièrement emblématique il est vrai de la carrière de Goldsmith et d’ailleurs apparemment réclamée en amont par plusieurs compositeurs présents dans la salle. Laurent Petitgirard laissera entendre que la partition originale n’était pas disponible, déplorant au passage l’absence d’un réel travail d’édition au sein des grands studios hollywoodiens. Une suite a pourtant été interprétée l’année passée par l’Orchestre Philharmonique de Radio France à l’occasion d’une soirée consacrée au cinéma de Roman Polanski : est-il donc avant tout ici d’une question de droits d’utilisation ? De la même manière, on pourrait affirmer, sans qu’on trouve à redire, qu’il manquait à la sélection un western, ne serait-ce que le dynamique Bronco Bustin’ de The Wild Rovers (Deux Hommes dans l’Ouest) que Goldsmith lui-même a parfois dirigé en concert pour illustrer un genre qu’il prisait particulièrement et auquel il a d’ailleurs beaucoup apporté. Autre point, peut-être le plus difficilement compréhensible pour une partie du public présent cet après-midi là : avoir sous la main près d’une centaine de choristes mais ne les solliciter qu’en deux superbes mais bien seules occasions, n’est-ce pas cette fois gâcher quelque peu les ressources à disposition ? Là aussi, on aurait pu espérer, pourquoi pas, le fameux Kaddish For The six Million de QB VII, le grand thème choral de First Knight (Lancelot) qui fut interprété à Vienne il y a quelques années, ou celui de The Final Conflict (La Malédiction Finale) qui aurait constitué à n’en point douter une coda carrément rêvée.

 

Allons, allons ! On aurait bien tort en vérité de ne pas saluer un programme qui en un sens, et malgré toutes les réserves du monde, a parfaitement rempli son contrat en rendant compte des facettes les plus admirables de Jerry Goldmith : sa sensibilité mélodique, sa constante inspiration rythmique et l’inventivité de ses orchestrations. Toutes autres considérations ne peuvent être que les inévitables râleries de passionnés, éternels insatisfaits qui, quoi qu’il advienne, en voudront toujours plus. Car il n’est finalement qu’une chose, une seule, à souhaiter désormais : que nous ne patienterons pas une éternité pour entendre à nouveau résonner, en concert et en France, la musique de ce génial compositeur qu’était Goldsmith. « J’ai passé un dimanche heureux au théâtre des Champs-Elysées » nous confiera le compositeur Jean-Michel Bernard, « heureux d’entendre la musique de Maître Jerry Goldsmith dirigée par LPG et l’orchestre Colonne. Des musiques de concert, pratiquement pas retouchées par rapport aux originales, des musiques qui existent par elles-mêmes, on n’en a plus l’habitude de nos jours. Un grand parmi les grands, moins renommé que John Williams, certes, mais tout aussi talentueux. Oui, j’ai passé un dimanche heureux à écouter notamment Capricorn One, et Planet Of The Apes qui ne singeait pas Holst. Merci pour tout cela. »

 

Merci, oui, tout simplement.

 

 

Remerciements à Catherine Maury et à toute l’équipe de l’Orchestre Colonne.

Florent Groult
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