Batman, reflet musical d’une certaine identité américaine ?

Les musiques de Batman sont-elles le miroir d’une certaine Amérique ?

Disques • Publié le 19/10/2017 par

En 2017, les films de super-héros cartonnent plus que jamais au box-office : Doctor Strange, Spider-Man, Wonder Woman, et bientôt Justice League et le prochain opus de Batman, le justicier noir. Le succès des musiques est en proportion, à tort ou à raison. Le fait est que les compositeurs américains nous proposent assez régulièrement l’artillerie lourde typique des blockbusters du genre, à l’image de la partition composée par Brian Tyler pour Thor 2. L’un des super-héros les plus bankable est incontestablement Batman, dont les musiques pourraient passer pour des partitions noyées dans la masse des productions hollywoodiennes. A y regarder de plus près, il n’en est rien. Les musiques de Batman sont-elles le miroir ou le masque d’une certaine Amérique, de sa vision d’elle-même et de son rapport au monde ? Décryptage.

 

L’UNIVERS DE BATMAN, UN UNIVERS SOUS INFLUENCE ?


Pour mieux comprendre notre propos, il nous faut d’abord retracer en quelques lignes les origines de l’univers de Batman et ce qu’il doit aux grands classiques de la musique, de la littérature, du cinéma et à certaines légendes de la Renaissance. Le personnage de Batman est créé en 1939 par Bob Kane et Bill Finger et apparaît pour la première fois dans Detective Comics n°27, en mai 1939. L’idée d’un super-héros drapé dans un costume de chauve-souris naît au carrefour de multiples influences. La plus ancienne est incontestablement l’ornithoptère de Léonard de Vinci, qui génère l’armature même du costume de Batman, particulièrement évidente dans la trilogie de Christopher Nolan. Dans cette genèse, il faut également prendre en compte certains films datant de l’époque des créateurs de Batman. Citons, parmi beaucoup d’autres, The Bat Whispers en 1930, dont le personnage central a le visage recouvert d’une cagoule noire, ou encore le Zorro campé par Douglas Fairbanks en 1920 dans The Mark Of Zorro (Le Signe de Zorro).

 

Batman (et Robin) par Bob Kane en 1939

 

Batman, c’est également un lieu précis. Un lieu de sotériologie par l’expiation, Gotham City, par opposition à Metropolis, lieu de sotériologie par la salvation. Gotham City abrite le siège du multimilliardaire Bruce Wayne, traumatisé par l’assassinat sauvage de ses parents alors qu’il n’était encore qu’un enfant sortant d’une représentation de La Chauve-Souris de Strauss ! Gotham City. Le surnom donné à New-York par le journaliste Irving Washington dans le périodique Salmagundi en 1807. Bill Finger nommera d’abord la ville Civic City, puis Capital City et Coast City. Mais c’est en feuilletant l’annuaire que le scénariste tombera sur le nom « Gotham Jewelers ». Il dira : « C’est ça ! Gotham City ».

 

Gotham est aussi un lieu de révélations à tous les sens du terme : celle de la mission que le jeune Bruce croit devoir s’imposer pour venger la mort de ses parents et éviter aux autres des souffrances identiques à la sienne, mais aussi révélation des traumatismes urbains enfouis jusque dans les égouts de la ville (déchets toxiques donnant vie au Joker, hypocrisie généralisée, corruption des représentants de la loi démocratique, terrorisme et mafia, dépravation et exacerbation des penchants criminels chez des scientifiques géniaux comme le Chapelier Fou, Poison Ivy ou Mr. Freeze….). Le monde expiera ses fautes à Gotham, et Batman est l’ange noir qui doit tenter d’y sauvegarder une humanité coupable. Gotham City est un univers sombre, révélateur des tourments de l’âme humaine, par opposition à Metropolis, le New-York solaire où règne l’ange blanc Superman créé par Jerry Siegel et Joe Shuster en 1933.

 

Gotham City accueille également l’asile d’Arkham, directement emprunté à l’univers de H.P. Lovecraft. Dans les récits de ce dernier, Arkham est une ville de la Nouvelle-Angleterre dans laquelle un asile psychiatrique reçoit ceux qui ont croisé Cthulhu et Yog-Sothoth. Rencontre qui les mène à la folie. A l’identique, les monstres de Gotham City (Killer Croc, Double-Face, le Joker, Gueule d’Argile…) sont enfermés dans l’asile d’Arkham. Ces monstres mènent les habitants aux portes de la folie et rendent évidentes toutes les hypocrisies de leur société. Gotham City, un univers d’un romantisme exacerbé ? Sans aucun doute.

 

Le Joker (Cesar Romero) en 1966

 

Le méchant le plus exemplaire de l’univers de Batman n’est autre que le Joker. Porteur du chaos absolu, dépourvu de morale, d’éthique et de conscience, il incarne l’anti-Batman dont la mission autoproclamée est de mener le monde à la ruine pour le seul plaisir de le voir brûler… Le duo Batman-Joker est incontestablement une réussite et la frontière entre le bien et le mal s’estompe parfois au point qu’on se demande qui est le plus fou des deux. Où trouver l’origine de ce super-vilain ? Dans l’œuvre de Victor Hugo, en l’occurrence dans L’Homme Qui Rit, un roman de 1869 retraçant les mésaventures de Gwynplaine. Capturé par les Comprachicos, une troupe de bandits voleurs et revendeurs d’enfants, Gwynplaine est atrocement défiguré par ses ravisseurs, d’une balafre qui le fige dans un sourire éternel. Sourire qui permettra au narrateur de mettre en exergue les vices de l’aristocratie britannique du 17ème siècle.

 

En 1928, William Axt, compositeur pour le cinéma, essentiellement dans les années 20 et 30, musicalise le film de Paul Leni : The Man Who Laughs. Si la musique souligne la romance entre Gwynplaine et sa dulcinée, l’aveugle Dea, le sourire du principal protagoniste, lui, traverse les décennies pour devenir le symbole de l’humour apocalyptique du Joker. Et la citation que Victor Hugo grave dans la bouche de Gwynplaine, le Joker n’en démentirait certainement pas une seule ligne : « Je représente l’humanité telle que ses maîtres l’ont faite. L’homme est un mutilé. Ce qu’on m’a fait, on l’a fait au genre humain. On lui a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l’intelligence, comme à moi les yeux, les narines et les oreilles ; comme à moi, on lui a mis au cœur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. » (Partie II, Livre VIII, Chapitre 7).

 

Au-delà de la littérature et du cinéma, Batman et son univers musical sont redevables de ce géant romantique et anti-wagnérien qu’était Richard Strauss. Il faut, pour s’en convaincre, écouter et garder en mémoire l’ouverture de l’une de ses œuvres les plus célèbres, Ainsi Parlait Zarathoustra, composée en 1896. Celle-ci sera utilisée, notamment, par Stanley Kubrick pour l’ouverture de 2001: A Space Odyssey (2001 : l’Odyssée de l’Espace) en 1968. Cette musique joue ici un rôle fondamental sur lequel nous reviendrons ultérieurement.

 

Batman (Adam West) en 1966

 

1939-1992 : BATMAN, UNE MUSIQUE DE PROPAGANDE ?


Toute la musique composée pour Batman ne dit rien d’autre : le Chevalier noir se veut être un surhomme nietzschéen, ou du moins une certaine vision de ce surhomme. De 1939 à 1949, Batman envahit les écrans de cinéma via deux serials (donc des budgets forcément limités) de quinze épisodes, en 1943 et 1949. Le premier, musicalisé par Lee Zahler, propose une musique à la fois sombre et mystérieuse, comme on peut l’entendre dans le premier épisode, The Electrical Brain. Sur fond d’ostinato aux cordes avec sonnerie aux trompettes, le compositeur propose un thème mettant en avant l’idée que « l’heure est grave car le danger est proche ». Le deuxième, musicalisé par Paul Sawtell, propose une marche héroïque toujours jouée aux cuivres dès le générique d’ouverture (par exemple dans l’épisode 15, Batman Victorious). Précisons que, depuis les origines, la musique des films américains correspond à une paraphrase musicale de ce qui est dit par l’image. Comment expliquer ces choix musicaux ? Par le contexte politico-historique. 1939-1949 : dix ans marqués par la seconde Guerre Mondiale et le début de la Guerre Froide. L’heure est effectivement grave et la musique du premier serial participe d’une propagande américaine post Pearl Harbor qui désigne systématiquement le japonais comme l’ennemi à abattre. De fait, dans le serial de 1943, Batman est un agent secret au service du gouvernement qui affronte le Dr. Tito Daka, un espion japonais qui a inventé une machine qui contrôle les esprits. Robin passe son temps à l’insulter et oblige à des coupures lors de la réédition du serial dans les années 80. La musique du deuxième serial est la marche triomphante d’une Amérique sans laquelle la guerre aurait peut-être connu une autre fin…

 

L’année 1966 voit arriver au cinéma l’adaptation par Leslie H. Martinson de la série à gros budget des années précédentes, avec Adam West dans le rôle-titre. La musique de Batman: The Movie est composée par Nelson Riddle, qui reprend le matériau musical utilisé par Neal Hefti dans la série TV pour le thème de Batman. Utilisant un style vaguement jazz Dixieland, l’objectif étant de parler aux plus jeunes tout en personnifiant les méchants (ce qui est souvent le cas avec ce type de musique). Leur objectif ? Rien de moins que lyophiliser les dignitaires de l’ONU ! L’esprit du Journal de Mickey n’est pas loin. Que s’est-il passé pour expliquer un tel changement musical ? Encore une fois, le contexte politico-historique. 1962 : crise de Cuba. A l’international, la Guerre froide atteint son paroxysme. La propagande américaine aussi. En 1968, Batman combat Mr. Freeze, le super-méchant incarnant la Guerre Froide (Detective Comics n°373, mai 1968). A l’intérieur du pays, il faut apaiser la population et proposer à la jeunesse des années 60 un produit adapté sur fond de culture pop à la mode tout en tenant compte des nouveaux critères graphiques définis par DC Comics. La série reste dans les mémoires plus par son second degré et ses onomatopées (BAM, SOCK, KAPOV…) empruntées à l’univers pictural PopArt de Roy Lichtenstein que par sa musique…

 

Batman (Michael Keaton) en 1989

 

1989 : après vingt-trois ans d’absence sur les écrans, Batman revient sur le devant de la scène grâce à Tim Burton, convoqué par la Warner suite au succès de Beetlejuice. Avant sa vision gothique du personnage, en 1986, dans Batman: Dark Knight, Frank Miller s’est chargé de faire de Bruce Wayne un super-héros irrémédiablement sombre et psychopathe. Ce nouvel opus cinématographique se voit doté de deux compositions qui donneront naissance à deux disques distincts : celle de Prince et celle de Danny Elfman. Prince a besoin de faire oublier l’échec commercial de son précédent album, Lovesexy. L’univers excentrique du Kid de Minneapolis ne peut que s’accorder avec celui de Batman. Pourtant, son album ne fait qu’appuyer le succès incontestable du film. Seul le titre Batdance est propulsé en tête des classements, certainement parce qu’il est le plus travaillé. Parallèlement, Danny Elfman compose le score du film. Qu’y entend-on ? Le thème du héros face à son destin qui assume ce dernier, choisit de ne plus être un homme parmi les autres, se place donc au-dessus de la foule et regarde vers le ciel en quête de l’approbation de quelque force supérieure laquelle est, en réalité, totalement chtonienne et issue de sa propre histoire hypostasiée. Le tout avec une réutilisation du thème de Richard Strauss dont nous parlions précédemment. Pour décortiquer ce passage de Strauss à Elfman et même au-delà, nous nous en tiendrons à l’utilisation des trois accords finaux de l’introduction d’Ainsi Parlait Zarathoustra (à partir de 1:04).

  Ainsi Parlait Zarathoustra », Richard Strauss, 1896. Encadrées en rouge, trois notes caractéristiques de l’œuvre et récurrentes dans les musiques de Batman.

Ainsi Parlait Zarathoustra », Richard Strauss, 1896. Encadrées en rouge,
trois notes caractéristiques de l’œuvre et récurrentes dans les musiques de Batman.

 

Ces notes sont reprises par Elfman dans le Finale du Batman de 1989 (à 1:52, vraisemblablement en tonalité de Mi Bémol). Elles constituent également un des matériaux parfaitement audibles et constitutifs du thème général, thème d’une rare réussite et en parfaite osmose avec le personnage. La référence musicale pour Batman ? Sans aucun doute.

 

Ce matériau straussien (mais pas uniquement) sera repris dès l’ouverture de Batman Returns (Batman : le Défi), de façon moins évidente, pour une partition brillante. Pour être honnête, le matériau musical de cette suite s’entend déjà chez le grand Bernard Hermann dans Journey To The Center Of The Earth (Voyage au Centre de la Terre) : la montée chromatique à partir de 0:51 est, de façon évidente, une partie du thème de Batman… Les emprunts à Strauss (ainsi qu’à Wagner et Bruckner…) dans ces musiques peuvent surprendre, voire déconcerter. Néanmoins, à titre d’exemple, actons qu’un générique aussi bref que celui des Lapins Crétins n’est rien d’autre que l’adroite version revue et corrigée du Zarathoustra de Strauss et des premières notes de la Cinquième Symphonie de Beethoven…

 

Revenons-en à la politique américaine. De quoi la musique de Batman est-elle ici révélatrice ? 1989. Un renouveau pour le Chevalier Noir. Pour le reste du monde, la fin d’une époque : celle de l’URSS. Moins de trois ans plus tard, c’est tout le bloc de l’est qui disparaît. Une seule superpuissance reste en lice : les Etats-Unis. Désormais gendarmes du monde, ils agissent en conséquence et, convaincus d’avoir un destin à accomplir, confirment leur statut d’hyperpuissance interventionniste. D’où le thème de Batman, reflet de ce sentiment exacerbé de toute-puissance. Finalement, bien qu’héroïques, les musiques de Batman ne sont-elles pas d’abord des musiques de propagande ?

 

Batman (Val Kilmer) & Robin (Chris O' Donnell) en 1995

 

1995-1997 : UNE MUSIQUE HÉROÏQUE POUR UNE IDENTITÉ TROUBLE ?


1995 : le troisième opus des aventures modernes de Batman arrive en salle. Tim Burton n’assure plus que la production et abandonne la réalisation à Joël Schumacher, qui œuvre donc sur Batman Forever (1995) et Batman & Robin (1997). Michael Keaton n’adhère pas à la vision du nouveau réalisateur et cède la place à Val Kilmer lequel, préférant jouer dans The Saint, cèdera à son tour le costume à l’inattendu George Clooney. Batman Forever n’est pas une réussite : une vision carnavalesque de l’univers batmanien qui déconcerte… Quant à Batman & Robin, c’est un fiasco grotesque qui plonge la saga dans le mutisme jusqu’à la relève assurée par Christopher Nolan en 2004. George Clooney lui-même ne s’en remet toujours pas. L’univers bariolé, les super-vilains à la limite du clownesque, la prestation de Kilmer, sans parler des costumes gay des super-héros dont les attributs (dixit Schumacher) doivent rappeler les statues grecques… La question se pose de savoir ce qui résiste au temps pour ces deux opus.

 

A la musique, Elliot Goldenthal, nominé aux Oscars et aux Golden Globes en 1995 pour son travail sur Interview With The Vampire (Entretien avec un Vampire). Batman Forever bénéficie d’un matériau musical différent qui annonce parfois l’atypique et excellente partition que composera Goldenthal trois ans plus tard pour Sphere. Deux disques sortent la même année que le film : d’une part la musique composée par Goldenthal, et d’autre part un album contenant toutes les chansons du film, notamment Hold Me, Thrill Me, Kiss Me, Kill Me du groupe U2 qui sera un grand succès dans les classements britanniques. Goldenthal compose un thème héroïque tonitruant et martial qui est repris à l’identique dans les deux films de Schumacher, Batman Forever  et Batman & Robin. Jouissant d’une grande liberté de la part du réalisateur, Goldenthal compose un score martelé, et qui parle pour les personnages. « Avoir une sensation de puissance et de vol » dit le compositeur dans une interview avant de reconnaître que le thème lui est venu en songeant aux bagarres amicales entre enfants. Une piste révélatrice pour le propos qui est le nôtre ici : Batterdammerung, titre ouvertement calqué sur le Götterdämmerung wagnérien censé marquer le « Crépuscule des Dieux ». Batman est-il fini ? Quant à l’influence de l’opéra wagnérien, Goldenthal l’assume totalement. Quoiqu’il en soit, et si différente que soient les partitions de Goldenthal par rapport à celles composées par Elfman, Strauss, lui, est toujours présent. Ainsi, dans le Victory de Batman Forever (à 1 :25), on retrouve les trois notes de Strauss mises en évidence précédemment.

 

Batman par Joel Schumacher

 

Batman reste un super-héros au-dessus de la mêlée. Mais est-ce toujours le cas de l’identité américaine ? A l’intérieur, les années 90 sont celles des tueries qui marquent durablement les esprits : Killeen au Texas en 1991, Littleton au Colorado en 1999. Le gothique sombre de Burton ne passe plus auprès du public. La mode est à Titanic et à Britney Spears. C’est aussi la décennie de la décriminalisation de l’homosexualité, orientation dont Schumacher n’a jamais fait secret. Par ailleurs, depuis les affirmations de Frederic Wertham en 1954 (Seduction Of The Innocent), l’orientation des comics américains vers des choix sexuels jugés déviants ne cesse de faire débat. Ainsi, Batman ne serait rien moins qu’un homosexuel pédophile, Selina Kyle (alias Catwoman) une bisexuelle, Batwoman une lesbienne, et Alisa Yeoh, la voisine de chambre de Batgirl depuis 2016, une transgenre. Le Batman réalisé par Schumacher soulignerait-il la volonté du réalisateur de mettre en avant l’homosexualité refoulée du héros ? A l’extérieur, la musique du Batman de Goldenthal, c’est l’Amérique de Bush père et fils (puis celle de Clinton dans un style différent), celle de la guerre du Golfe, du Nouvel Ordre Mondial. Batman y prend part avec toute la JLA (Justice League of America). En 1999, le roman graphique Superpower de John Arcudi, Scot Eaton et Ray Kryssing met en scène un super-héros intervenant dans un pays moyen-oriental nommé Kirai et dirigé par le dictateur Mehtan, qui n’est autre que Saddam Hussein à la tête de l’Irak.

 

La conséquence ? Une musique qui sonne toujours plus fort pour une Amérique qui affirme toujours plus son rôle essentiel dans le monde. Mais la musique du Batman de Goldenthal, c’est aussi la fanfare américaine qui magnifie un aspect (la puissance mondiale américaine) pour mieux en masquer un autre (les critiques contre cette même puissance). A la fin des années 90, la suprématie politico-militaire des Etats-Unis se justifie-t-elle encore ? De fait, les contestations sont nombreuses et elles deviendront bientôt massives.

 

Batman (Christian Bale) en 2004

 

2004 : BATMAN, LA MUSIQUE D’UN MONDE APOCALYPTIQUE ?


Après dix ans de silence dus essentiellement à l’échec de Batman & Robin, Christopher Nolan initie une trilogie terrifiante et désormais gravée dans les annales. Une trilogie fondée sur le triptyque peur, chaos, douleur.  Pour le premier volet, Nolan s’entoure d’un duo de choc : Hans Zimmer et James Newton Howard (ce dernier étant absent du dernier opus de la trilogie). Dès Batman Begins en 2004, trois thèmes peuvent être identifiés. Le premier s’entend tout au long de la trilogie : c’est celui de la mutation de Bruce Wayne en Batman. Il est parfaitement identifiable lorsque Bruce découvre ce qui deviendra la batcave (1:36 à 1:45). Fidèle à son style, Zimmer privilégie une orchestration à base de cuivres afin « d’épaissir » le thème ou de renforcer la dramaturgie. On retrouve également les ostinati en double-croche, typiques de son écriture.

 

Batman US ID Fig. 02

 

Mais ce thème correspond à une autre mutation : celle de la ville de Gotham, qui passe de « monde urbain » à « antichambre des enfers », une ville qui jusque-là n’avait pas besoin d’un bouc-émissaire et qui s’en désigne un dans l’espoir de survivre au chaos (Batman Ending à 1:30). Un autre thème, Myotis, (à 3:16) correspond au Batman qui, face à ses doutes, à ses douleurs physiques et psychologiques, accepte son destin. Ce thème recycle encore une fois les notes du Zarathoustra de Strauss. Le procédé est simple : inversion (lecture des notes de Strauss en sens contraire), changement de tonalité (ici vraisemblablement passage en tonalité de La Bémol) et rajout d’une résolution. Enfin, il est possible d’identifier un dernier thème : celui de la chevauchée (Main Theme, à partir de 1:55). Une double chevauchée (à base d’octave et de doubles croches…) : celle de Batman vers sa destinée finale, et celle de Gotham à l’identique.

 

Batman (Ben Affleck) vs. Superman (Henry Cavill)

 

Pour le dernier opus réalisé par Zack Snyder en 2016, Hans Zimmer s’associe avec Junkie XL, artiste issu de la musique électronique et de la house progressive. Dans Batman v. Superman, la musique se veut bruyante, parfois inaudible, tant au niveau des décibels que de la structure. Dès l’ouverture, le ton est donné avec les premiers accords de Beautiful Lie  : l’heure du jugement dernier a sonné ! Chaotique voire névrotique, cette musique vient souligner l’existence d’un monde plus incertain que jamais et dont l’avenir reste pour le moins opaque. De fait, les thèmes musicaux tels qu’on pouvait les entendre avec Elfman disparaissent au profit d’une « ambiance » musicale stressante comme on peut l’entendre dans Batman Saves Martha. Il est vrai que Zimmer a toujours recherché un son-Batman autant qu’une musique-Batman. Le Chevalier Noir n’a jamais tapé aussi fort et la musique n’a jamais été aussi tonitruante. Qu’est-ce qui pourra musicalement être dit après ? Bonne question. Gageons que, du moins, on pourra difficilement jouer plus fort sauf à vouloir rendre le spectateur-auditeur sourd… A découvrir dans Justice League, qui sera musicalisé par Danny Elfman, et dans le prochain opus de Batman, avec ou sans Ben Affleck.

 

Quid de la politique américaine ? Il n’a échappé à personne que l’univers propre à la trilogie de Nolan incarne une apocalypse qui, malheureusement, a bien eu lieu : celle des attentats du 11 septembre qui, historiquement, marque le début effectif du 21ème siècle. Certains reprochent à la trilogie d’être, de ce point de vue, parfaitement réac’. On lui reproche aussi d’avoir poussé Heath Ledger au suicide à force de camper un Joker apôtre du Chaos. Notre 21ème siècle est celui d’un monde en mutation, qui passe d’un attentat hors du commun à une société où les attentats font partie intégrante du quotidien. Un monde meurtri et évoluant vers une issue qui serait… On ne sait pas trop. Notre société marche vers l’inconnu avec, en musique de fond, la chevauchée de Batman face à ces terroristes que sont Ra’s Al Ghul, Le Joker et Bane.

 

CONCLUSION


Tout comme les comics ont toujours été le reflet des évolutions de la société américaine, les musiques des films de Batman agissent à l’identique. La partition de chaque opus vient souligner, renforcer ou passer sous silence l’une des caractéristiques de la politique américaine intérieure et/ou extérieure des Etats-Unis depuis 1939. Musique type Dixieland pour un nanar à destination des ados des années 60. Musique de propagande, martiale et héroïque avec Elfman et Goldenthal pour une Amérique « gendarme du monde ». Musique de mutation avec Zimmer et Newton Howard pour une société se cherchant un avenir après l’abomination du 11 septembre. Batman est un surhomme nietzschéen (tendance fasciste violent) et les compositeurs qui s’emparent de cette figure véhiculent avec eux des relents du Zarathoustra de Strauss.

 

Batman

 

BIBLIOGRAPHIE


En langue française, il ne faut rien espérer trouver… En langue anglaise, on se dirigera vers les quelques titres suivants (si tant est qu’on puisse les trouver) :

– Janet K. Halfyard, Danny Elfman’s Batman: A Film Score Guide – The Scarecrow Press, 2004.

– Mark S. Reinhart, The Batman Filmography – Mac Farland, 2009.

– Glen Weldom, The Caped Crusade: Batman And The Rise Of Nerd Culture – Simon & Schuster, 2016.

– Batman contre les terroristes d’aujourd’hui ! Voilà qui pourrait surprendre les Français que nous sommes, finalement assez peu ouverts (sic) sur le reste du monde. Pourtant, c’est un sujet d’étude des plus sérieux aux Etats-Unis, notamment avec les travaux de Marc Di Paolo, War, Politics And Superheroes: Ethics And Propaganda In Comics And Film – Mac Farland, 2011.

 

Par ailleurs, YouTube permet de mettre la main sur de précieux entretiens qui, s’ils ne livrent aucun sésame sur l’écriture musicale à proprement parler, permettent d’obtenir le point de vue (auto-satisfait ?) des différents compositeurs sur leur propre travail : Danny Elfman, Elliot Goldenthal, Hans Zimmer et James Newton Howard, Hans Zimmer et Junkie XL, The Sound And Music Of The Dark Knight Rises, A Behind The Scenes Look

 

Si la partition de Strauss est récupérable gratuitement en ligne, je préfère être honnête au risque de me répéter d’article en article : les partitions des scores dormant dans un quelconque placard de la Warner, je dois les recomposer à l’oreille et avec mon logiciel. Si je garantis la logique de mon propos quant au passage de Strauss à Elfman puis à Goldenthal et Zimmer/Newton Howard, la reconstitution des partitions et des tonalités n’est, en revanche, pas à l’abri d’approximations toutes personnelles…

 

Avis aux béophiles : merci de regarder cette vidéo, que j’utilise en classe de sixième (mot de passe : HabiterNY) et de me dire ce que vous entendez très exactement à 3’44. Moi, personnellement, j’ai du mal à ne pas penser au thème de Zimmer dans la batcave lorsque Wayne accepte de devenir Batman. Ça se discute…