Batman: The Animated Series (Shirley Walker) (1/5)

Joker !

Disques • Publié le 24/01/2014 par , et

Le 5 septembre 1992, l’ombre d’une cape dentelée comme une aile de chauve-souris s’étend sur la petite lucarne américaine. Bondissant hors de son bolide fendant une nuit rouge et noire, la silhouette du justicier de Gotham s’immobilise au sommet d’un immeuble le temps d’être découpée par l’éclair du coup de tonnerre qui zèbre aussi la bande son. Et quel son ! La musique qui a accompagné ce générique, puisant son inspiration dans l’inoubliable thème composé par Danny Elfman pour les films de Tim Burton, déploie un faste et une sensibilité inédits pour une série animée. Indissociable de l’esthétique conçue par les producteurs Bruce Timm, Paul Dini et Eric Radomski, la bande originale de Batman: The Animated Series (BTAS pour les intimes) en est l’exact reflet musical. La série multiplie les emprunts au cinéma le plus adulte par ses ambiances héritées du polar hard-boiled américain ou du cinéma gothique des années 30. La musique décline des variations jazzy de film noir, ou ramène un orgue lugubre lorsqu’il s’agit d’accompagner des monstres que n’aurait pas renié la Universal au temps des films de James Whale. Et si les animateurs conçoivent chaque épisode comme un film autonome, les compositeurs imaginent pour chacun d’entre eux une bande originale complète, toujours entamée par un Main / Sub-Title , et conclue par un End Title , à l’instar d’un long métrage.

 

Car la musique de BTAS n’a rien à envier, bien au contraire, aux scores composés pour accompagner les longs-métrages traditionnels. Shirley Walker pourrait même donner quelques leçons d’intégrité artistique et d’invention à des jeunes loups plus pressés de remplir leur CV et de coller au son du moment que de d’écrire de la musique. Elle n’est hélas plus là pour nous rappeler, par ses compositions, que l’on peut sans rougir de sa formation classique et d’une certaine tradition d’écriture musicale, écrire une musique qui devient indissociable des images et leur donne une dimension supplémentaire.  Impossible de revoir le Joker dessiné par Timm sans entendre la ritournelle vénéneuse qui est son leitmotiv dans la série, ou d’imaginer l’apparition de Double-Face sans qu’il soit accompagné par la flûte folle qui est sa marque, sous la baguette de Walker et ses co-compositeurs : Michael McCuistion, Lolita Ritmanis ou Kristopher Carter parmi tant d’autres.

 

Si la série bénéficie de très belles éditions DVD, dont une intégrale qui pointe enfin le bout de son nez en France, la postérité de sa musique est également assurée grâce au travail de labels passionnés – et un brin kamikazes – ici La-La Land, qui a édité six disques répartis en deux coffrets. Plutôt qu’une revue chronologique aussi paresseuse que laborieuse de ces disques remplis jusqu’au dernier octet d’épisodes d’anthologie et d’inédits passionnants, c’est à une balade thématique dans les sombres ruelles de Gotham que nous vous invitons, avec trois escales à chaque étape pour autant d’épisodes. Premier arrêt, sans doute forcé par un pistolet à bouchon sur la tempe, avec le Joker , prince du crime de Gotham et Némésis le plus connu de Batman. Ses Meilleurs Ennemis ne seront pas en reste et feront l’objet de la deuxième partie de notre dangereuse virée. Des émotions que nous calmerons entre les bras de Girls, Girls, Girls! ayant bien connu Monsieur Wayne. Un milliardaire à l’enfance tourmentée, qui porte encore les marques de La Griffe du Passé. Cicatrice que nous examinerons lors de notre quatrième station avant de nous retrouver finalement chez les médecins de la ville qui ne sont, pour la plupart semble-t-il, qu’un conclave d’esprits dérangés et de Savants Fous.

 

Mais j’entends déjà derrière un rire démoniaque précédé d’une ritournelle maléfique… Avec son visage blafard et ses blagues mortelles, il est le premier à nous saluer. Si je vous déconseille de lui serrer la main, je vous tends donc la mienne en vous souhaitant un bon séjour à Gotham. Vous ne risquez rien : regardez dans le ciel, la chauve-souris veille…

 

Batman: The Animated Series

 

Batman: The Animated Series BATMAN: THE ANIMATED SERIES (1992 – 1995)
BATMAN
Compositeur :
Shirley Walker
Éditeur : La-La Land Records

 

 

5 out of 5 stars

Des barjos, des cinglés, des mabouls, à Gotham City, Batman a de quoi s’en faire tout le tour du ventre, et plutôt trois fois qu’une. Des personnages aussi baroques et hauts en couleurs qu’un homme-pingouin parrain de la pègre, un docteur Jekyll obligé de cohabiter avec monsieur Hyde en la personne de l’ex-procureur Harvey Dent, un tragique scientifique aux sentiments aussi gelés que l’épiderme coincé dans l’armure réfrigérante de Mr Freeze, et d’innombrables second couteaux parfois réduits à une seule caractéristique marquante permettant de dessiner une silhouette mémorable. Et pourtant, ce cortège de fêlés plus bariolé qu’un défilé de carnaval sud-américain fait bien grise mine une fois dans l’ombre du plus fou des fous, le prince-clown du rire, le meilleur ennemi de Batman, l’inimitable Joker.

 

Se dérobant à l’assurance créative dont fait preuve Bruce Timm dans la conception de la série animée, le Joker donnera bien du fil à retordre à des concepteurs se refusant à réussir rien moins que la synthèse parfaite de toutes les itérations passées du clown fatal. Qu’il soit drôle, oui, comme sous le pinceau de Dick Sprang, mais aussi inquiétant, imprévisible voire complètement psychotique, mais aussi clown triste au visage blanc, figure presque tragique telle que génialement esquissée par Alan Moore. Il faudra tout le génie graphique de Timm, le sens de l’économie narrative et de l’efficacité visuelle de Paul Dini et le brillant contre-emploi proposé à Luke Skywalker en personne, qui devient la voix du personnage dans sa version originale, pour réussir. Sans compter sur l’inspiration jamais prise en défaut des compositeurs emmenés par Shirley Walker qui, en plus d’être à l’origine de la trouvaille d’un thème parfait, décline dans chaque épisode mettant en scène le clown psychopathe un déluge d’idée et d’audaces lui rendant parfaitement justice. Ouvrons donc à nos risques et périls le paquet cadeau qu’ils nous tendent, et qui fait un drôle de tic-tac…

 


The Last Laugh THE LAST LAUGH (Morts de Rire) – Épisode 04 – LLL Vol. 1

 

Si Paul Dini, Bruce Timm et tout le staff artistique de Batman ne cachent pas avoir sué sang et eau pour donner sa pleine (dé)mesure au personnage du Joker, qu’ils ont longtemps ballotté entre la folie du criminel sadique et les attrapes du clown bouffon, Shirley Walker, pour sa part, s’est immédiatement sentie dans son élément. A eux seuls, quelques jingles burlesques dans Christmas With The Joker (Joyeux Noël Batman) reflétaient à merveille l’imprévisible dangerosité de la Némésis de Batman et faisaient surgir des ombres son sourire réjoui. Dans The Last Laugh , Walker appuie sur le champignon sans aucun complexe, quitte à laisser sur le bas-côté de la route certains passagers récalcitrants, au nombre desquels un Bruce Timm tout d’abord échaudé par le métissage branque de la partition. Accordéon très «vieille France», batterie nerveuse et sonorités foraines se bousculent dans une joyeuse anarchie, à cent lieues de la majesté gothique que les films de Tim Burton, fraîchement émoulus de son imaginaire en ce début des années 90, avaient entérinée auprès du public comme la seule vision possible de l’univers du Chevalier Noir.

 

On remarquera à ce propos qu’après On Leather Wings (Le Duel), le fameux thème écrit par Elfman est une nouvelle fois convié au festin. Mais si Walker l’a extirpé de son sac à malices, c’est moins pour se fendre d’un hommage déférent que pour transmettre un symbolique témoin au leitmotiv créé par ses soins. D’un héroïsme ardent, trouant les ténèbres tel le pinceau lumineux d’un phare solitaire, le nouveau thème de l’homme chauve-souris achève d’asseoir avec aplomb sa légitimité. Rien, ni la farandole hilare du Joker, ni l’obstiné martèlement de cuivres de son terrible acolyte le Captain Clown, ne réussira à freiner son envol. Le Prince du Crime a peut-être été victime de plus d’un balbutiement de scénario avant de dévoiler son profil le plus diabolique, mais Batman ne l’a pas attendu pour régner en sombre monarque sur le Gotham de celluloïd.

 

Le Joker sème le troubleGotham empoisonnéeBatman veille au grain

 


Joker's Favor JOKER’S FAVOR (Chantage à Crédit) – Épisode 22 – LLL Vol. 1

 

Quand on est obligé de rentrer après une interminable journée de labeur par la bretelle évidemment surchargée du périphérique, pour rejoindre le foyer où une épouse sans imagination a dressé la table pour y déposer le hachis parmentier hebdomadaire, on se dit que rien de pire ne pourrait arriver. Alors quand une voiture lui fait une queue de poisson, la goutte d’eau fait déborder le vase du placide Charlie, bien décidé à s’expliquer d’homme à homme avec le chauffard. Fatalitas ! C’est le Joker qui roule à tombeau ouvert, la Batmobile à ses trousses ! Dès lors, Charlie va vivre dans la peur, car en échange de sa vie sauve, il a une dette envers le clown…

 

Cette courte scène, l’ouverture de l’épisode, est la matière visuelle de Sub-Main Title / Cussing Out The Joker / I Had A Bad Day, petite perle d’un peu plus de trois minutes signée Shirley Walker. Un thème guilleret qu’on pourrait croire associé au Joker accompagne le carton titre de l’épisode. Mais non ! Cette gigue pour Charlie – employé de bureau triste, grassouillet et évidemment atteint de calvitie – est d’une joie toute ironique. Au long des vingt minutes qui préparent au malicieux final, le Charlie’s Theme sera décliné sur tous les modes jusqu’à cette version tragique, audacieusement ponctuée par des flatulences qu’on jurerait sorties d’un coussin péteur – elle a osé ! Fondé sur un contraste marqué vent / cuivres, ce thème incarne idéalement un personnage qui ne se révèle vraiment que lors de la conclusion : patachon, pantouflard, oui (les cuivres gras et traînants), mais aussi lucide, droit, et… farceur (les flûtes guillerettes). Charlie aura le dernier mot : il conclut le récit en retournant au Joker une de ses propres blagues, un paquet produisant un inquiétant tic-tac… qui explosera dans un déluge de confettis inoffensifs ! Bien peu de héros peuvent se vanter d’avoir ridiculisé le Joker, et bien ri les derniers. Charlie méritait donc bien cette petite gigue entêtante.

 

Charlie surprisCharlie en rogneCharlie se rebiffe

 


The Laughing Fish THE LAUGHING FISH (Heureux comme un Poisson dans l’Eau) – Ép. 34 – LLL Vol. 2

 

Fini de rire ! Alors que le Joker imprime par intoxication son sourire sur la face de tous les poissons pêchés dans les eaux de Gotham pour se faire payer des droits d’auteur sur leur vente, le grotesque de cette machination en forme de farce ne laisse aucune place à la gaudriole au sein du score de Shirley Walker. Bien au contraire, tout le sérieux de cette entreprise criminelle, ainsi que le machiavélisme hallucinant de son auteur, feront de Laughing Fish un épisode musical grandiloquent mais on ne peut plus sérieux.

 

C’est d’ailleurs avec des effets appuyés que la musicienne dévoile dans Laughing Fish / Joker’s Insane Scheme le thème exclusif à cette intrigue, ménageant d’abord son entrée par l’entremise d’un orage : après que les éclairs aient jeté leurs lumières stroboscopiques sur le port de Gotham, c’est avec les roulements des tambours et un piano théâtral que l’on découvre le premier forfait du clown. Puis des cordes herrmanniennes, tour à tour graves, sirupeuses et acérées, illustrent l’explication de ses plans, non sans quelques clochettes pour exprimer la folie douce qui les inspire. Le thème se poursuit sous une forme forcément plus… incisive dans Friendley Fish Truck / Missile Fish lorsque le Joker terrorise les autorités à l’aide d’un projectile en forme d’espadon : tout en conservant une cohérence thématique, Walker fait parler les instruments d’une voix agressive et ciselée. C’est lors du dénouement, dans lequel Batman chevauchera carrément un requin, que les thèmes spectaculaires s’affrontent, non sans un brin de confusion entretenue entre les cuivres flamboyants et le tranchant des cordes. Jusqu’à ce que, tel un pied de nez au climax musical d’un thriller sanglant de De Palma, l’action trépidante aboutisse inopinément sur la disparition d’un Joker décidément insaisissable… même pour les mâchoires d’un requin.

 

Le Joker revendique sa paternitéTerrorisme par le rireComme un air de famille

Sébastien Faelens