Godzilla (Akira Ifukube)

Go-Go, Ifukube, yeah !

Disques • Publié le 27/10/2010 par

GodzillaGODZILLA (1954)
GOJIRA
Compositeur :
Akira Ifukube
Durée : 46:13 | 26 pistes
Éditeur : La-La Land Records

 

5 out of 5 stars

Pour l’avoir appris à leurs dépens, les cinéphiles les plus téméraires savent que la seule mention du kaiju eiga (le film de monstre géant japonais) auprès d’un public non initié provoque invariablement rires sardoniques et sourires condescendants. Le genre, véritable institution depuis plus d’un demi-siècle au pays du Soleil Levant, s’est trouvé ramené en occident à un tombereau de nanars kitschissimes dont la substantifique moelle ne peut se goûter qu’au 15ème degré. Godzilla lui-même, pourtant une icône insubmersible de la science-fiction à l’écran, n’aura pas été épargné par les quolibets. Faisons preuve de franchise : ses aventures, qui se comptent par dizaines, sont loin de toutes plaider en faveur du Roi des monstres que les pontes de la toute-puissante Toho, dans un désir mercantile de séduire l’audience la plus large possible, ont fini par affliger de balles de ping-pong protubérantes en guise d’yeux et d’une gestuelle burlesque. Mais ce serait oublier un peu vite qu’avant que les sixties ne fassent de Godzilla la mascotte du Japon, le talentueux réalisateur Inoshiro Honda l’avait imaginé comme une cauchemardesque incarnation du traumatisme atomique dont l’Archipel, en 1954, portait encore les horribles stigmates. Et la partition de l’immense Akira Ifukube, l’un des plus prestigieux compositeurs du cinéma japonais, est au diapason de ce film matriciel : sombre, étouffante, d’une violence sans détour.

 

Néanmoins, davantage que les scores systématiquement brillants écrits par Ifukube sur une période longue de quarante ans (!), l’identité sonore du monstre se définit en premier lieu par son fameux rugissement, immuable trademark à laquelle aucun épisode de la saga n’a pu se soustraire (pas même la piteuse relecture hollywoodienne bâclée en 1998 par Roland Emmerich). Ce fracas tout à la fois aigu et caverneux est l’oeuvre d’Ifukube lui-même, qui s’était essayé à frotter un gant enduit de résine séchée sur les cordes d’une contrebasse. L’efficacité viscérale du résultat eut tôt fait de rejeter dans les limbes les premières expérimentations à base de cris d’animaux, où l’on pouvait trouver, entre autres idées saugrenues, l’appel d’un héron de nuit ! Quant aux retentissants bruits de pas du T-Rex atomique, ils proviennent d’un amplificateur de confection artisanale que le compositeur martyrisait à loisir. Loin du simple gimmick qu’elles allaient devenir dans une pléthore de suites, ces deux trouvailles sonores participent activement à nourrir le climat anxiogène du Godzilla inaugural, générant l’effroi au même titre que les apparitions apocalyptiques de la créature et les violentes agressions orchestrales dont la musique déborde.

  Godzilla

 

A dire la vérité, cette première rencontre entre Ifukube et le titan écailleux résonne comme un véritable manifeste de leurs nombreuses collaborations appelées à suivre. Car, contrairement à la plupart des compositeurs venus se mesurer aux excès du kaiju eiga (y compris l’excellent Masaru Sato), Ifukube, lui, n’a jamais pu se résoudre à tourner Godzilla en dérision alors que la série s’enlisait dans un infantilisme toujours plus bis. Aux railleries faussement drôles, l’artiste préférait déjà, en 1954, privilégier une forme d’ironie sophistiquée qui se matérialise dans un spectaculaire Main Title d’inspiration ouvertement martiale. Les cuivres féroces et les cordes survoltées qui s’y déploient (réemployés d’une façon altière et triomphale dans Japanese Army March) prennent le contre-pied détonnant des images défilant à l’écran, puisque le déluge de feu et d’acier que font pleuvoir les forces japonaises sur la créature n’a pas plus d’effet sur cette dernière qu’une piqûre d’insecte. Là réside peut-être le succès et la pérennité de cette ébouriffante introduction qui, réorchestrée à maintes reprises dans des épisodes ultérieurs, finira par s’imposer comme un leitmotiv indissociable du personnage de Godzilla.

 

Mais le véritable thème du monstre est à chercher ailleurs, dans cette terreur rampante qui contamine l’essentiel de la partition. Il ne fait d’abord que s’esquisser ici et là, par petites notes insidieuses, perdues dans le crescendo brutal et virtuose de Stormy Ootojima Island ou les cordes effroyablement grinçantes de Horror Of The Water Tank. Et lorsque survient l’impressionnant Godzilla Comes Ashore, Ifukube dévoile enfin tout l’instrumentarium qui va accompagner les ravages d’un Godzilla filmé sous toutes les coutures : cuivres massifs et ténébreux, piano violemment désaccordé, contrebassons aux voix caverneuses. Le motif en lui-même, un ostinato de quatre notes qui s’égrènent à des rythmes changeants mais toujours implacables, offre une saisissante illustration musicale de la progression du colosse. Une progression lente et malhabile, presque pataude, mais qu’aucune force au monde ne saurait endiguer.

 

Toutefois, de même que le film d’Inoshiro Honda n’est pas qu’une ode aux processions militaires et aux destructions de maquettes orchestrées par le maître des effets spéciaux Eiji Tsuburaya, la musique d’Akira Ifukube n’oublie pas de rendre palpable les souffrances d’un peuple nippon allégrement piétiné par le gigantesque saurien. Dans la première partie de l’album, à l’occasion de courtes pistes telles Ship Music ou Theme For Ootojima Island, le musicien posait déjà un regard empreint de compassion sur les petites gens, leur rude labeur quotidien puis leur stupeur hébétée face à l’incroyable invasion. Plus tard, après que les contrebassons sinistres du thème de Godzilla aient résonné une ultime fois dans Godzilla Comes To Tokyo Bay, Ifukube choisit d’adopter définitivement le point de vue de la populace en délivrant une succession de morceaux plaintifs et douloureux. Les cordes, jusqu’alors stridentes, expriment dès lors une tristesse et un désarroi insondables, comme l’attestent un Tragic Sight Of The Imperial Capital à l’intitulé plus qu’explicite ou le poignant Prayer For Peace, bercé par ces choeurs féminins lancinants dont Ifukube, tout au long de sa carrière, s’est brillamment fait le chantre.

  Godzilla

 

Oxygen Destroyer, de par son timbre monocorde, est un autre spécimen archétypal de ces subtiles atmosphères dramatiques, aux antipodes des trémolos symphoniques grossiers dans lesquels beaucoup se seraient engouffrés tête baissée. Mais c’est sans nul doute grâce au sublime Godzilla At The Ocean Floor, composé pour la scène où la créature rencontre son destin fatal au large de la baie de Tokyo, que le discours profondément humaniste et pacifiste d’Inoshiro Honda se voit offrir son plus bel écrin musical. L’occasion semblait trop belle de convoquer à nouveau les grandes pompes martiales pour fastueusement célébrer la victoire, mais Ifukube, dédaigneux de ces apothéoses triomphantes, prend l’audacieux parti de réorchestrer sur plus de six minutes Tragic Sight Of The Imperial Capital, en lui adjoignant des bois délicats puis un piano funeste qui décuplent son caractère pathétique. Finalement, ce ne sont pas les images trop attendues des sourires rayonnants d’une foule en liesse qui prennent forme dans l’esprit de l’auditeur, mais celles des décombres fumants et des milliers de vies anéanties que Godzilla abandonne dans son sillage.

 

Une telle amertume, à la fois sobre et gorgée d’émotion, ne devait plus jamais affleurer dans les multiples séquelles qu’Ifukube accepta d’illustrer. Si le T-Rex atomique connut des fortunes diverses dans le traitement de ses aventures, allant du franchement consternant au véritablement superbe en passant par de gouleyantes pochades et des récits ambitieux mais bancals, aucune de ces suites ne parvint (ni même ne se risqua) à ressusciter la violence pamphlétaire et l’humanisme sans fard qui font tout le prix du film initial. A contrario, les bases de la caractérisation musicale de Godzilla lui-même étaient résolument posées et, sous la houlette de l’intègre Akira Ifukube, préservèrent toujours intacte leur puissance évocatrice. Témoin King Kong Vs. Godzilla, seconde partition du compositeur pour le Roi des Monstres, aussi épique et furibonde que la précédente alors qu’à l’image ne règnent qu’aberrations Z et humour éléphantesque. C’est là ce que le regretté musicien, à l’instar de pas mal d’autres confrères talentueux et dévoués à leur art, considérait modestement comme un professionnalisme qu’il se devait d’honorer, mais que nous aurions bien davantage envie d’appeler du génie.

 

Godzilla

Benjamin Josse
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