Rodan (Akira Ifukube)

L'homme qui rétrécit

Décryptages Express • Publié le 02/01/2017 par

SORA NO DAIKAIJÛ RADON (1956)Rodan
Réalisateur : Inoshiro Honda
Compositeur : Akira Ifukube
Séquence décryptée : The Large Underground Cave / The Appearance Of Radon (0:42:28 – 0:45:22)
Éditeur : Futureland / Toshiba EMI Japan

« Size does matter » (la taille fait la différence), scandait le matériau promotionnel du Godzilla de Roland Emmerich. Un slogan annonciateur de cathartiques destructions que le film s’emploie méticuleusement à trahir, en particulier lorsque sa créature vedette s’efface au profit d’une nuée de répliques miniatures d’elle-même, avec l’espoir que ces raptors même pas déguisés ramasseront les miettes abandonnées dans le sillage de Jurassic Park. Pourtant, l’accroche publicitaire ne mentait pas : gigantisme est le maître-mot du kaiju eiga, le cinéma de grands monstres japonais. Dans ces films, y compris les plus ubuesques d’entre eux, se dévoile un monde de cauchemar, où l’homme trop arrogant est jeté à bas de la pyramide de l’évolution par d’indestructibles colosses. Rodan, deuxième essai du génial Inoshiro Honda au sein du genre dont il est le père fondateur, pousse plus loin que n’importe quel autre titre cette désacralisation de l’humanité. Nanti de son pessimisme coutumier, qui l’a souvent conduit à élaborer une imagerie de pure épouvante, et de la musique anxiogène d’Akira Ifukube, le réalisateur fait acte de foi au cours d’un flashback traumatique.

 

Ne disant pas non au sarcasme, il ne peut s’empêcher d’adjoindre à l’horreur une ironie cinglante. Alors que le héros, rescapé d’un séjour si terrible dans les entrailles de la terre qu’il en est devenu amnésique, lutte pour retrouver ses souvenirs, quelque chose d’inattendu l’aiguillonne tout à coup. Un événement d’une banalité charmante, presque niaise, à dire vrai : la venue au monde d’un poussin. Mais si sa compagne se fend d’un sourire ravi, l’homme, au contraire, est submergé d’angoisse. Avant même qu’Honda ne révèle le décor infernal où s’était perdu le malheureux, Ifukube flanque cette innocente éclosion d’une éructation de mauvais augure. Sous cette coquille fendue se cache une vie maléfique, dont les trémolos macabres du xylophone font écho à la moindre des palpitations. Et sans plus lanterner, nous voilà plongeant dans la mémoire jusqu’à présent cadenassée du jeune homme.

 

La naissance de Rodan

 

Sa notoriété parmi les aficionados du kaiju eiga, Akira Ifukube la doit bien sûr aux dantesques fanfares martiales qui, tant de fois, lui permirent de tourner en dérision les forces d’autodéfense, anéanties malgré tout leur orgueil par les géants furibonds piétinant l’Archipel. Les monstres eux-mêmes, animés d’un égal appétit pour les lourds attelages de cuivres, héritent évidemment d’attentions moins goguenardes. Les hideuses chenilles qui ont passé toute la première partie de Rodan à terroriser une communauté de mineurs, comme deux ans auparavant leurs frères insectoïdes de Them! (Des Monstres Attaquent la Ville), ne font pas exception, se tortillant sur les grasseyements sombres du tuba. Cerné de tous côtés, notre héros aux abois croit venue sa dernière heure… jusqu’à ce que ses yeux rencontrent l’œuf démesuré qui surplombe toute la scène. Inconcevable monstruosité d’où jaillit soudain, hérissée de cuivres qui trompettent moins qu’ils ne barrissent, une sorte de ptérodactyle tel qu’aucun être humain n’en vit jamais : Rodan !

 

Nouveau-né mais déjà affamé, le monstre prélève goulûment sa pitance à même le tapis de larves, celles-ci dépossédées soudain de leur taille phénoménale. Dans ce terrible renversement des valeurs, qui l’a réduit à trois fois rien, c’est à peine si l’homme paralysé d’effroi existe encore. Il vient de découvrir que les vrais seigneurs du monde ne sont pas ses semblables, arrogants et fous, qui croyaient régner pour toujours… Peut-être Inoshiro Honda, avec la certitude qu’il avait chevillée au corps que la vanité du bipède entrainerait sa perte, projetait-il au temps de sa gloire de réaliser un kaiju eiga terminal. Une apocalypse purificatrice où ni l’invention délirante d’un savant altruiste, ni même un gentil Godzilla roulant des yeux en boules de loto n’aurait pu sauver l’humanité des dieux en colères qui sommeillent très loin, sous la surface de la terre. Parions qu’Ifukube eût fait aussitôt sonner les trompettes du Jugement dernier… en les assaisonnant au passage des fulgurations orchestrales à jamais indivisibles des goliaths de chair et d’écailles qu’abrite le cinéma japonais.

 

Benjamin Josse
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