GODZILLA VS. DESTOROYAH (1995)
GODZILLA VS. DESTOROYAH
Compositeur : Akira Ifukube
Durée : 100:25 | 80 pistes
Éditeur : Futureland / Toshiba EMI Japan
Les spectateurs japonais ont-ils seulement été dupes ? Dès le départ, Gojira Tai Desutoroia (Godzilla Vs. Destoroyah) semblait n’avoir été construit que sur la base (lézardée) d’un unique argument, matraqué à en perdre haleine par le dispositif promotionnel : la mort définitive de Godzilla ! Comme de juste, cette résolution prétendument choc était surtout une entourloupe marketing de la Toho, qui souhaitait paver la voie au remake hollywoodien dont on avait alors la certitude qu’il allait enfin réussir à s’échapper des limbes du development hell. Mais personne ne peut impunément intenter aux jours du monstrueux fétiche du Soleil Levant, et le public ne s’est guère bousculé dans les salles obscures pour assister à la mise en bière. En marge de ce trépas ultra-médiatisé, pourtant, a eu lieu un autre chant du cygne, hélas passé sous silence alors qu’il aurait mérité tous les hommages possibles. Akira Ifukube, l’un des astres les plus solaires ayant illuminé la galaxie Godzilla, tirait en effet sa révérence pour de bon, mettant un terme à pas moins de quarante ans d’une fabuleuse collaboration avec le T-Rex atomique. Et pour leur dernière virée destructrice ensemble, le moins que l’on puisse dire est que le compositeur a pris grand soin de se vêtir de ses plus beaux habits de scène.
Appeler à la rescousse une ancienne partition (pas obligatoirement écrite pour le cinéma, d’ailleurs), lui prélever une texture choisie pour sa couleur singulière ou, de façon plus outrageuse, en extraire tout le suc vital, puis se remettre à l’ouvrage en narguant d’un pied de nez la vile menace de l’auto-plagiat. La méthode, périlleuse en soi, a toujours eu les faveurs d’un certain James Horner. Ifukube, en ce qui le concerne, n’était pas en reste, et l’on n’est aucunement surpris de le voir transformer ce baroud d’honneur au pays merveilleux du kaiju eiga en un immense pot-pourri musical. N’y voyez cependant aucun signe d’un cruel assèchement thématique, ni de la paresse d’un vieux monsieur impatient de rompre avec les célèbres mutants de l’Archipel. Car s’il cumule les références ostentatoires à un pan tout entier de son œuvre, c’est pour mieux aider le film, qu’irrigue une nostalgie diffuse, à renouer avec l’authenticité perdue des opus matriciels. Une époque où l’intégralité du bestiaire japonais n’avait pas encore fait de la course au profit son sacerdoce ultime.
Lors de ses séquences d’exposition, Godzilla Vs. Destoroyah est ainsi tout proche de nous convaincre qu’il a réussi à ramener sa tête d’affiche à son essence primitive, celle de l’allégorie faite chair et écailles du martyr d’Hiroshima et Nagasaki. La présence en tant que point de narration névralgique de l’Oxygen Destroyer, instrument de la défaite de Godzilla en 1945, n’y est pas étrangère, de même que l’écriture atone et douloureuse d’un Ifukube n’hésitant pas à ressusciter un thème imaginé par lui des décennies plus tôt. Avec une différence de taille, néanmoins : aujourd’hui, ce sont les Godzilla père et fils qui se révèlent les premiers concernés par cet hymne funèbre, tant et si bien que le spectateur, à force de les voir tous deux en prendre plein les crocs, ne peut que leur accorder toute sa compassion. Destoroyah, résultat hideux de la mutation de l’arme qui sauva naguère le Japon, hérite lui des cuivres sauvages d’un leitmotiv particulièrement orageux, qui prend son essor dans The Mysterious Life Form Emerges. Une empoignade homérique ne pouvait qu’opposer tout ce joli monde, et Ifukube, en vieux briscard n’ignorant plus rien des nombreuses ficelles du métier, prépare ce duel à grand renfort d’âpres vrilles de suspense : les cordes glacées qui zèbrent Incident At The Underwater Tunnel, The Nightmare At The Aquarium où fusionnent un piano noir et de discrets synthés au cachet fantomatique… La population de Tokyo, désemparée comme souvent face aux évènements, ne peut s’interdire de penser que Godzilla aura, cette fois, affaire à trop forte partie.
Mais le titan atomique en a vu d’autres ! Au besoin, son thème récurrent se chargerait de rappeler aux étourdis sa détermination et sa férocité inentamées, qui causent encore bien des ravages dans Hong Kong’s Destruction. Les inconditionnels du kaiju eiga eux-mêmes, qui connaissent sur le bout des doigts cette fameuse marche, chercheraient en vain un autre film du genre où elle saurait prétendre à un degré d’intensité comparable. Le rythme se confond avec l’inexorable lenteur emblématique des créatures furibondes du cinéma japonais, les cuivres rugissent avec une puissance incendiaire et le martèlement des timbales, en arrière-plan, fait chorus avec le bruit lourd des pas de Godzilla. A mesure que le film déroule son intrigue, on en vient toutefois à s’interroger. Lesdites percussions ne symboliseraient-elles pas, en réalité, le cœur de la créature cognant avec une violence à chaque coup accrue dans son énorme poitrine ? Transformé en une bombe nucléaire ambulante (lors d’une brève séquence, les autorités horrifiées envisagent la fin du monde tandis qu’Ifukube, lançant le crescendo éclair de Earth Inferno, délivre sa vision sans appel de l’apocalypse), Godzilla traverse tout le film comme s’il avait lui aussi été mis dans la confidence de sa disparition inéluctable. Avec une rage terrible, évidemment, mais aussi une sorte de résignation endeuillée qui parvient même à le laisser pétrifié face au cadavre de son rejeton, tombé sous les assauts de Destoroyah en dépit d’une résistance farouche. Le thème de l’Oxygen Destroyer, en cet instant, ne fait pas que recouvrir Junior On The Verge Of Death d’un voile intime et pudique. Il coupe définitivement les ponts qui le reliaient à ses origines et prend fait et cause pour la menace qu’il était supposé éradiquer, autrefois, dans le film séminal de 1954.
Et nous y voilà. Enfin. LA grande scène de Godzilla, que les exécutifs de la Toho promettaient mémorable, et par extension LA grande démonstration d’Akira Ifukube, que la partition avait d’autant retardée que pas mal de ses multiples pistes ploient sous les répétitions, redites et bis d’un intérêt pas vraiment fulgurant (sans compter que le second disque du double album regorge de morceaux qui, à l’instar des rééditions artificiellement gonflées des scores italiens de la belle époque, n’ont d’inédit que le nom bien mal acquis). Une fois n’est pas coutume, l’armée japonaise, d’ordinaire anéantie en quelques instants par ses gigantesques adversaires, a bel et bien eu son rôle à jouer dans le triomphe final, et les images du colosse moribond titubant sous un déluge de feu auraient aisément pu occasionner un nouveau déploiement de la fougue martiale d’Attack Of Super-X III et de Mesa Tank Super Freeze Attack (tous issus de scores antérieurs du maître, là également). Mais sous la baguette d’un Ifukube résolu à jouer jusqu’au bout la carte de l’empathie, l’heure n’est pas à la célébration. Godzilla n’aurait pu rêver plus belle oraison funèbre que ce magnifique Requiem, dont le timbre dévolu sans partage à la tragédie (solo de trompette d’une sobre gravité, harpe et bois mélancoliques) s’exacerbe au contact d’une mélopée frémissante. L’éternelle Némésis du Japon achève de se consumer sur un ultime accord en suspens, et le pays, qui aura longtemps vécu dans son ombre redoutable, doit bien malgré lui étouffer un sanglot.
Très inégal, s’embourbant à maintes reprises dans les lieux communs les moins stimulants du kaiju eiga, Godzilla Vs. Destoroyah nous abandonne sur un plan somptueux, sans nul doute l’un des plus mémorables qu’ait engendrés le film de monstres géants. Là, au milieu des immenses bancs de fumée que transperce un travelling aérien, une silhouette familière, tout auréolée de lumière, s’ébroue avec fureur. L’image est frappante, et Ifukube, de toute évidence sensible à sa beauté crépusculaire, embraye sans attendre avec un Ending Title aux proportions épiques. Il en profite au passage pour se faire un menu plaisir en incluant, en plein tourbillon « godzillesque », une formidable reprise des chants tribaux de King Kong Vs. Godzilla, l’une de ses oeuvres favorites dans la longue saga initiée par Inoshiro Honda. C’eût été l’épitaphe idéale pour le Roi des Monstres si ce dernier, toujours partant pour saccager les maquettes des plateaux de tournage nippons, n’avait choisi de ressusciter quelques années plus tard… Comment ? Vous pensiez donc vraiment que la Toho, fidèle à sa parole, laisserait reposer en paix son prestigieux poulain ? Malheureux candide que vous êtes !