The Thief Of Bagdad (Miklós Rózsa)

Le temps de l'innocence

Décryptages Express • Publié le 03/10/2016 par

THE THIEF OF BAGDAD (1940)The Thief Of Bagdad
Réalisateurs : Michael Powell, Ludwig Berger, Tim Whelan & Alexander Korda
Compositeur : Miklós Rózsa
Séquence décryptée : Eternal Love (0:30:54 – 0:34:40)
Éditeur : Varèse Sarabande

 

Hollywood n’a jamais été innocent. Il est déjà, en 1940, des cinéphiles meurtris pour regretter l’âge d’or du muet et du noir et blanc, et conspuer la décadence maniériste des superproductions colorées et sonorisées. Les malheureux ! Ils ne voulaient pas voir que s’écrivaient alors, sous la baguette de jeunes compositeurs européens fuyant les spasmes destructeurs de leurs terres natales, les premières notes de ce qui nous apparaît toujours comme l’âge d’or de la musique de film. Aux côtés de Franz Waxman et Erich Wolfgang Korngold, Miklós Rózsa complète la trinité de génies qui façonna, en une dizaine d’années, la musique associée à tous les grands genres hollywoodiens. Avec, pour ce dernier, une empreinte particulièrement décisive dans le drame historique, parfois fortement teinté d’aventure et de fantastique. Comme dans The Thief Of Bagdad, féérie anglaise de Powell, Korda et quelques autres, d’autant plus envoutante qu’il s’agit d’une production à la logistique éléphantesque, et qu’elle nous semble pourtant flotter avec la légèreté et la grâce d’un papillon. A l’image de la musique de Rózsa, ample composition symphonique, qui caresse l’oreille et la charme sans jamais l’écraser. De tels miracles se passent d’explication, et il faut accepter l’idée qu’un certain génie place quelques artistes au-dessus des autres. Celui de Rózsa, c’est un instinct mélodique infaillible et inépuisable, qu’il possède pleinement dès le début de sa carrière au cinéma, et qui ne l’abandonnera jamais.

 

En témoigne l’ensorcelant thème inspiré au compositeur par la scène montrant Ahmad et la fille du Sultan tomber amoureux. L’artificialité du décor, des costumes, des visages maquillés rappelle au spectateur le jeu proposé par le cinéaste : tout est faux, faisons comme si c’était vrai. Rózsa entame la scène sur la même note ludique : la musique, guillerette, sautille, des cordes pincées soulignent la course joyeuse des suivantes de la princesse, s’égayant autour du bassin. Mélancoliques un instant auparavant, les jeunes filles semblent maintenant avoir toujours été gaies et insouciantes. La musique accompagne le moindre de leur mouvement, mais surtout le moindre de leurs états d’âme. Ici, tout est travaillé à l’unisson : les décors, les couleurs, les mouvements de la caméra doivent harmonieusement se renforcer les uns les autres pour créer un spectacle total et exaltant. Une idée très romantique de l’art, correspondant parfaitement à la culture musicale de Rózsa.

 

The Thief Of Bagdad

 

Une cascade de rires à laquelle le compositeur fait écho par une dégringolade de violons. Un visage vient d’apparaître au fond du bassin. La princesse s’approche de l’eau. Sa grâce est soulignée par un plan de ses pieds volant de pierre en pierre que Rózsa ponctue de quelques clochettes, lui donnant une légèreté irréelle. Lorsque la princesse entame le dialogue avec le reflet, la musique semble hésiter, quittant son registre virevoltant. Puis, avec l’apparition d’Ahmad – c’était lui, dans l’eau, qui regardait le jardin depuis un arbre – on ne joue plus, c’est pour de vrai. Un vrai coup de foudre… de cinéma. Enonçant son thème d’amour à mi-voix, Rózsa entame un crescendo vers le sommet de la scène qui ne peut être qu’un baiser. La tentation de la comédie musicale n’est pas loin : les compositions graphiques des cadres, les mouvements chorégraphiés des comédiens qu’un rien pourrait transformer en danse, les mouvements de caméra plus amples… et la musique de Rózsa qui atteint en douceur son apogée. On assiste presque à un ballet, un délicieux ballet amoureux.

 

Quelque chose de la tradition opératique chère à Rózsa et si déterminante au début du cinéma a survécu ici, à travers une forme pourtant absolument cinématographique. Hollywood n’a jamais connu ni innocence, ni révolution. On y vole le talent des autres en prétendant l’avoir découvert, on se réclame de l’art le plus noble mais on veut avant tout faire fortune. Bref, on usine, mais on usine du rêve. Hollywood, c’est ce jardin fermé, avec un bassin magique ne reflétant pas la réalité, mais les désirs secrets, où Rózsa va trouver refuge. Il emmène avec lui une vision de l’art qui va mourir derrière les portes des camps de concentration. Fouillant les cendres de la destruction, les compositeurs européens ne trouveront plus que des interrogations et des incertitudes ouvrant la grande déconstruction moderniste des années 50. Rózsa, comme quelques autres, se sera mis à l’abri à temps dans l’éden en carton pâte des studios. Là, et pour quelques années, il pourra continuer à se consacrer à ce qui est désormais interdit à ses pairs : une musique dont le seul horizon est la beauté.

 

Pierre Braillon
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