Michael Nyman (1944)

50 Maîtres de la Musique de Film

Portraits • Publié le 19/08/2022 par

UnderScores se propose de dessiner dans cette série les portraits de 50 maîtres de la musique de film, de la glorieuse génération des compositeurs hollywoodiens du passé à ceux d’une époque plus récente, sans négliger les grandes figures de la nouvelle vague européenne. Bien sûr, c’est aussi l’occasion d’aborder des personnalités plus atypiques, loin du feu des projecteurs, mais qui se révèlent tout aussi indispensables.

« Un compositeur doit se baser sur du matériel déjà existant. Bach écoutait Vivaldi, Vivaldi écoutait Corelli et ainsi de suite jusqu’à Monteverdi. Ma musique est en cela aussi bien influencée par Mozart que par le minimalisme des années 70, la process music et le rock. »

 

Michael Nyman

Le style musical très distinctif de Michael Nyman, avec ses impulsions rapides et ses mélodies répétitives, a divisé le public pendant des années. S’adressant au départ à une audience restreinte, sa musique devient dans les années 90 une référence dans l’univers de la bande originale de film, jonglant régulièrement entre l’art populaire et l’expression savante. Son langage, profondément tonal, est à la croisée de plusieurs zones d’influences stylistiques : les « répétitifs » américains mais également la pop music, le baroque, le jazz et les musiques du monde. En outre, Nyman n’hésite pas à utiliser fréquemment la citation musicale en empruntant délibérément des thèmes issus du répertoire classique ou de la musique traditionnelle. L’artiste britannique est également connu pour ses nombreuses créations et collaborations, dans des formes aussi variées que l’opéra, la photographie, le court-métrage ou même le jeu vidéo. Il véhicule sa vision toute personnelle de la musique à travers le Michael Nyman Band, un ensemble instrumental, initialement acoustique, au sein duquel la technologie et l’expérimental ont très vite trouvé leur place.

 

Michael Laurence Nyman a passé son enfance à Londres, dans les rues de Notting Hill. Il grandit dans une famille pour laquelle la musique n’a que peu d’importance mais l’un de ses professeurs remarque en lui des aptitudes musicales et l’encourage à prendre des cours de compositions. Ses premiers souvenirs de musiques au cinéma remontent au western The Big Country (Les Grands Espaces – 1958), composé par Jerome Moross, et au film d’aventures Where No Vultures Fly (Quand les Vautours ne Volent Plus – 1951), écrit par l’anglais Alan Rawsthorne. Dès l’âge de douze ans, il commence par composer des petites pièces musicales, mais sans jamais vraiment les terminer. Il se forme à la Royal Academy of Music puis au King’s College, où il étudie la musique baroque anglaise auprès de Thurston Dart. Son parcours reste cependant atypique. Malgré une maîtrise du piano et du clavecin, il s’éloigne de la composition pour écrire sur la musique durant une douzaine d’années. Il devient alors critique musical pour plusieurs journaux couvrant toutes sortes d’esthétiques, des Beatles à Stockhausen. C’est en parlant de la musique de Cornelius Cardew et du Scratch Orchestra (The Great Learning), qu’il est le premier à énoncer le terme de « minimalisme » en musique. En 1968, il écrit le livret pour l’opéra de chambre d’Harrison Birtwistle, Down By The Greenwood Side. Une pastorale dramatique assez obscure de facture atonale.

 

 

C’est au contact de Peter Greenaway, un ami de longue date, qu’il va pouvoir développer son style en toute autonomie. Le cinéaste gallois, influencé par les méthodes de la Nouvelle Vague française, l’incite à composer une musique dynamique qui participe activement à la structure de ses films. Une musique qui annonce constamment sa présence comme s’il s’agissait d’une pièce de concert, existant par elle-même et ne remplissant pas les obligations de la musique d’ambiance d’un film. Après un projet de dessin-animé avorté (Ganglion), Nyman se fait la main sur des courts-métrages non commerciaux comme Five Postcards From Capital Cities (1967) et The Tree (1968), qui se base sur les Cinq Pièces pour Orchestre d’Anton Webern. Cette courte partition musicale assez étonnante, aux harmonies flottantes, sera l’une de ses premières pièces à être donnée en concert, notamment à la Kitchen, une salle de concert new-yorkaise underground qui accueille des artistes en lien avec l’avant-garde et le minimalisme. À cette époque, Nyman est en lien étroit avec la nouvelle musique expérimentale anglaise. En 1974, il rédige l’ouvrage Musique Expérimentale : Cage et au-delà, et côtoie des compositeurs comme Peter Maxwell Davies et Gavin Bryars. Il va aussi et surtout être sensible aux formules répétitives héritées des premières pièces de Philip Glass et de Steve Reich, notamment Come Out qui joue sur le procédé du déphasage. 1976 est aussi l’année de son premier disque, Decay Music, publié par Brian Eno sur le label Obscure. Il regroupe deux pièces dont le très minimaliste 1-100 (1976), écrit pour le court-métrage de Peter Greenaway. C’est une longue composition pour piano seul qui rappelle les compositions lentes et envoûtantes de Morton Feldman. A la même année, Nyman participe aussi à Keep It Up Downstairs (1976), un porno soft de Robert Young sans grand intérêt, où son style est pratiquement méconnaissable.

 

Quand Birtwistle devient directeur musical du National Theater de Londres, il demande à Michael Nyman d’écrire des arrangements de chansons vénitiennes du XVIIIème siècle pour la pièce de Carlo Goldoni Il Campiello. Nyman utilise des instruments anciens ou folkloriques mêlés à des instruments modernes et hétéroclites tels que les rebecs, des courtauds, des saxophones et un banjo. Dans le même ordre d’idées, il compose en 1977 In Re Don Giovanni, basé sur les seize premières mesures de L’Air du Catalogue du Don Juan de Mozart. La pièce a valeur de manifeste et inaugure une technique de composition basée sur l’anachronisme, à cheval entre le XVIIIème siècle et le XXème siècle. C’est un morceau tonal impulsif joué dans le style dynamique de Jerry Lee Lewis où l’harmonie mozartienne de base se trouve asservie à un rythme répétitif amplifié. Nyman crée à cette occasion son propre ensemble, le Michael Nyman Band. Dès le début de l’air, les cordes et le piano exultent suivis par les accents persifleurs du tuba et de la flûte piccolo. Il réutilise ce fameux thème sur le court-métrage Mozart, Letters, Riddles (1991) qui comprend un duo assez jubilatoire entre Ute Lemper (qui tient le rôle de Mozart) et le ténor David Thomas. Nyman apparaît lui-même dans le film au cours d’un procès assez cocasse où il est accusé d’avoir plagié la musique de Mozart…

 

 

À partir de Vertical Features Remake (1978), la collaboration musicale entre Nyman et Greenaway se fait de plus en plus étroite, les deux partageant les mêmes idées visuelles et musicales. L’influence de Philip Glass et de Terry Riley est manifeste sur A Walk Through H (1978), l’une des premières compositions significatives de Nyman pour l’écran, une sorte de voyage labyrinthique à travers toute une série de cartes, menant l’âme défunte d’un ornithologue vers sa prochaine vie… Mais ce qui différencie Michae Nyman des grandes figures de la musique minimaliste est surtout le lyrisme romantique qu’il donne à ses compositions. Un enchevêtrement de cordes, de cuivres et de piano qui le rattache sans doute davantage à la famille des compositeurs néo-romantiques comme Alexandre Rabinovitch ou Elena Kats-Chernin.

 

The Falls (1980), le film suivant de Greenaway, est une sorte de faux documentaire nonsensique divisé en 92 biographies sur des personnes touchées par l’apocalypse du VEI (Violent Événement Inconnu), un phénomène associé aux oiseaux. Très intéressé par les classifications, celles de Borges et de Calvino, Greenaway s’inspire également de certaines méthodes aléatoires du compositeur John Cage dans son disque Indeterminacy qui traite de 90 histoires. Le film est un pavé de trois heures présenté par la voix solennelle de l’acteur Colin Cantlie, mais il peut aussi se voir comme une simple collection de 92 mini-courts métrages. Chaque petit film débute par un carton où est inscrit le nom du personnage présenté. Pour chaque carton, la musique suit une progression logarithmique. Un procédé qui s’inspire de la composition de chambre Les Moutons de Panurge (1968) de Frederic Rzewski. The Falls convoque un instrumentarium aux timbres nasillards (hautbois, basson, clarinette, saxophone), proche du registre vocal animalier. C’est une partition importante de Nyman où son style lyrique commence à s’affirmer. On trouve en particulier deux pièces marquantes : Bird List Song, chanté par la voix haut perchée de Lucie Skeaping, qui énumère le nom de différentes espèces de volatiles (sur la biographie n° 74) et Bird Anthem, qui clôt le film de façon superbe. Une pièce euphorisante pour ensemble de cuivres et guitare électrique où un chœur répète à l’unisson le nom de trois variétés d’oiseaux : Capercaillie, Lamergeyer et Cassowary.

 

 

Au sujet de la musique de Nyman, on parle peu de l’influence de la pop baroque, un courant musical des années soixante qui a vu le rock s’ouvrir à toutes sortes d’expériences nouvelles. Une pièce comme Paris 1919, écrite en 1973 par le gallois John Cale, anticipe par exemple sur les procédés de cordes et de piano répétés à l’unisson par le compositeur (on retrouve encore ce type d’arrangements chez des groupes anglais comme Divine Comedy avec Our Mutual Friends ou même Radiohead sur Burn The Witch). Il est évident que Nyman – qui a toujours essayé de casser les barrières entre les genres – n’était pas insensible à cette nouvelle scène musicale. Dès 1968, il va lui-même utiliser la chanson All You Need Is Love des Beatles sur son court-métrage Love, Love, Love, un reportage sur une manifestation qui demandait la légalisation de la marijuana. Par ailleurs, le dynamisme et l’exubérance de certaines de ses compositions peut également se rapprocher du courant punk expérimental, qui atteignait alors son apogée en Angleterre à la même époque. En 1999, avec le film Ravenous (Vorace), Nyman aura même l’occasion de collaborer avec Damon Albarn, du groupe pop-rock Blur. Il en résulte une partition étonnante, partagée entre musique folk (utilisation du banjo et de l’accordéon), fanfares de rues, expérimentations sonores et composition dramatique.

 

C’est avec le premier long métrage de Peter Greenaway, The Draughtsman’s Contract (Meurtre dans un Jardin Anglais – 1982) que Michael Nyman accède à la notoriété. L’histoire se déroule en 1694 dans un manoir Jacobin du sud de l’Angleterre et traite de la conspiration d’un meurtre. Le film, financé par le BFI, (British Film Institute), une société de financement pour le cinéma d’avant-garde, possède une approche très picturale de la composition étroitement liée au paysage anglais. Les costumes et perruques sont très exagérés par rapport à la période historique. La musique, essentiellement basée sur des thèmes d’Henry Purcell mais redynamisée par une pulsation rythmique, est également extravagante dans son anachronisme. L’aspect parodique est d’ailleurs marqué dès l’ouverture par l’utilisation forcée du timbre de Christopher Royall, qui pousse jusqu’à l’extrême ses possibilités de contre-ténor. Chaque thème du film se ramène à un accord de quatre ou cinq notes, répétées en fanfare dans une régularité obsédante, jouant toujours délibérément avec différentes façon d’envisager la musique : le minimalisme américain et le baroque anglais. On retrouve en effet des caractéristiques similaires entre ses deux tendances, pourtant distantes de trois siècles, comme la basse obstinée ou la chaconne. C’est toute l’originalité et l’audace du compositeur d’avoir réussi à les combiner.

 

 

Dans le film, le dessinateur exécute douze œuvres de différents points de vue. À l’origine, Greenaway souhaitait que chaque dessin possède son propre thème, que le public pourrait identifier. Ces douze morceaux devaient ensuite évoluer et se développer en fonction de la progression de chaque dessin. Mais enchanté par le morceau définitif du premier dessin, il décida de l’utiliser dès le début du film et de s’en servir comme thème principal. Cette pièce, le dénommé Chasing Sheep Is Best Left To Shepherds, se base sur un court motif du Prélude de King Arthur de Purcell. Il deviendra l’un des morceaux les plus célèbres de Nyman et sera joué régulièrement en ouverture de ses concerts. En 2013, le groupe Pet Shop Boys proposera sa propre relecture électro-pop de ce thème baroque avec Love Is A Bourgeois Construct.

 

Michael Nyman a pu avoir accès aux archives musicales complètes de Purcell, ce qui lui a permis de trouver de nombreuses références musicales : le chant séculaire She Loves and She Confesses Too est utilisé dans The Disposition Of The Linen. On retrouve la Chaconne ZT 680 de la Suite n° 2 pour clavecin sur A Watery Death. Le superbe poème harmonique Here The Deities Approve se retrouve sur The Garden Is Becoming A Robe Room, l’ode So When The Glitt’ring Queen Of The Night est cité dans Queen Of The Night ainsi que la pièce pour clavecin Ground in C minor sur An Eye For Optical Theory. The Plaint tiré de l’opéra The Fairy Queen apparait également dans Bravura In The Face Of Grief. Mais Nyman ne s’est pas contenté de reprendre les morceaux tels quels, il s’en est plutôt servi comme d’une base musicale, modifiant les tempi et l’orchestration ou ajoutant de nouvelles variations harmoniques (par exemple la série d’arpèges au clavecin qui accompagne la destruction des dessins par le feu à la fin du film).

 

Tout au long des années 80, Michael Nyman va continuer sa fructueuse collaboration avec Peter Greenaway. Sur le documentaire Making A Splash (1984), le réalisateur synchronise la musique sur le modèle rythmique du Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio, le documentaire expérimental mis en musique par Philip Glass. Le film s’achève sur un véritable ballet chorégraphique de natation synchronisée (le bien nommé Synchronising), portée par la musique pulsative de Nyman qui réalise là l’une de ses pièces les plus dynamiques. Avec Zoo (1985), Greenaway continue ses expérimentations formelles, mais le film se révèle assez creux sur le plan scénaristique. La musique de Nyman reste par contre très inspirée sur une pièce comme Angelfish Decay, un morceau rythmé par un clavecin endiablé avec des crissements de violons dans l’aigu, joué par le violoniste Alexandre Balanescu, membre éminent du Michael Nyman Band mais aussi compositeur occasionnel. On lui doit notamment la composition du film Angels And Insects (Des Anges et des Insectes – 1995) de Philip Haas, qui ressemble à s’y méprendre à la musique de Nyman.

 

 

Le succès de la musique de Draughtsman’s Contract inaugure une phase d’activité intense pour Nyman, qui s’éloigne un temps du septième art pour la musique de concert et l’opéra (L’Homme qui Prenait sa Femme pour un Chapeau – 1986). Nyman retrouve Greenaway en 1988 sur Drowning By Numbers qui se révèle une nouvelle réussite musicale. Beaucoup moins influencé par l’esprit baroque de ses premières compositions, le compositeur s’inspire, sur une suggestion du réalisateur, du mouvement lent de la Symphonie Concertante pour violon et alto de Mozart. Habituellement, Greenaway laisse la musique dominer, mais là, il l’utilise davantage en fond sonore. Certains morceaux, comme le très romantique Drowning By Numbers 3 où figure un superbe solo de cor ne seront même pas utilisés dans le film. La version sur disque permet heureusement de les retrouver. Nyman reste toujours très attaché au cinéaste gallois même s’il lui arrive de collaborer avec d’autres réalisateurs comme Maurice Hatton sur Nelly’s Version (1983), James Dearden avec The Cold Room (1984) et Geoffrey Sax pour le téléfilm The Disputation (1986), avec des partitions plus troubles et inquiétantes qui sortent de son registre habituel.

 

C’est surtout avec Monsieur Hire (1989) de Patrice Leconte qu’il va avoir l’occasion d’écrire une partition plus tournée vers le registre sentimental : une musique en lien avec le Quatuor pour Piano et Cordes n°1 de Brahms que le personnage (Michel Blanc) écoute chaque soir. Nyman se révèle particulièrement doué pour aborder les problèmes d’amour refoulé où le tragique se mêle aux élans du cœur. En témoigne cette magnifique scène tournée dans la gare lorsque Hire attend désespérément l’arrivée d’Alice (Sandrine Bonnaire). Il va poursuivre cette veine introspective et ambigüe avec Volker Schlöndorff sur The Ogre (Le Roi des Aulnes – 1996), une partition sombre qui s’affranchit délibérément des cordes au profit de cuivres graves et froids (trombone, saxophone, trompette, euphonium). Nyman retrouve Leconte sur Le Mari de la Coiffeuse (1990), pour une composition solaire, qui reste l’une de ses plus sensuelles. On n’oubliera pas de sitôt ce très beau mouvement de caméra au ralenti, le long des jambes d’Anna Galiena, accompagnées par les cordes caressantes de Nyman. Mais comme le révèle Patrice Leconte, lui confier le film était un cadeau empoisonné, car les séquences où interviennent les chansons arabes sont plus insolites et mémorables que celles qu’il a mises en musique. L’anglais aura encore l’occasion de travailler avec des cinéastes français comme Diane Kurys (À la Folie – 1994), Laurent Bouhnik (Vingt-Quatre Heures de la Vie d’une Femme – 2002) et Anne Fontaine (Nathalie… – 2003). Des compositions aux mélodies moins évidentes mais aux ambiances musicales plus feutrées et raffinées. Le très élégant Récit de Marie, du film de Laurent Bouhnik, sera par la suite repris sur une interlude de War Work, une œuvre écrite en 2014 pour le centenaire de la Première Guerre Mondiale.

 

 

Avec The Cook, The Thief, His Wife And Her Lover (Le Cuisinier, le Voleur, sa Femme et son Amant – 1989), Peter Greenaway inaugure sa période la plus riche. Le film est une grande réussite plastique qui se rapproche beaucoup des conceptions scéniques de l’opéra. Il est d’ailleurs co-produit par Daniel Toscan du Plantier, très connu pour ses productions luxueuses d’opéras filmés. Les décors sont filmés en longs travellings latéraux accompagnés par un thème glacial aux cordes hachées, dérivé de L’Air du Froid d’Henry Purcell, une composition processionnelle lente et puissante qui apparaît seulement dans son intégralité dans la dernière séquence, celle du festin macabre où le corps de l’Amant, accommodé par le Cuisinier est servi à dîner par la Femme à son mari, le Voleur. Ce thème correspond en fait à la troisième partie du Memorial de Nyman, une vaste composition écrite en 1985 en hommage aux victimes de la catastrophe du Heysel Stadium. On retrouve également cette pièce de manière désossée, pour voix et violon solo sur Les Morts de la Seine (1989), un autre « documentaire catalogue » réalisé par Greenaway, sur une série de noyés repêchés dans la Seine entre 1795 et 1801. Sur la séquence où l’amant retrouve Georgina, la femme du Voleur, dans le hall des toilettes, Greenaway réutilise le thème Fish Beach, provenant de Drowning By Numbers. Le décor d’un blanc laiteux (censé évoquer le Paradis, comme le précise le réalisateur) et la mélodie mystérieuse jouée au cor apportent au film un instant de quiétude, presque irréel que l’on ne retrouvera plus par la suite. La voix humaine est particulièrement mise en avant sur l’impressionnant Miserere, une pièce vocale pour chœur a capella (London Voices) et voix d’enfant soprano (Paul Chapman), chargée d’une grande puissance émotionnelle. Une année décidément riche dans le répertoire vocal pour le compositeur, qui signe en parallèle la musique du documentaire d’Agnieszka Piotrowska Out Of The Ruins (1989), une composition pour chœur et orgue d’église, interprétée dans le style épuré et méditatif d’Arvo Pärt.

 

En 1989, Michael Nyman compose une vaste partition pour l’exposition La Traversée de Paris, présentée dans le socle de la grande arche de la Défense. Peter Greenaway s’est inspiré de cette musique pendant l’écriture de Prospero’s Books (1991), une adaptation très libre de La Tempête de Shakespeare réalisée en Vidéo Haute Définition, un procédé très rare pour l’époque qui permet de nombreuses manipulations d’images. La post-production de ce film a d’ailleurs suscité un partenariat important avec l’infographiste parisienne Ève Ramboz qui créa les enluminures particulièrement complexes des 24 livres de Prospéro (sur Le Livre de l’Eau, l’image est par exemple composée d’une cinquantaine de sources différentes). L’année d’après, Nyman retrouvera la jeune artiste pour le clip d’ouverture d’antenne de la chaîne culturelle La Sept (qui précède Arte), une vidéo qui utilise l’une des toutes premières machines numériques (système quantel). C’est également elle qui réalisera les pochettes très esthétiques des rééditions CD de Nyman (chez Virgin France) pour les films de Peter Greenaway.

 

 

La démesure baroque et les procédés infographiques très sophistiqués font de Prospero’s Books un régal pour les oreilles, les yeux et l’esprit. Les musiques instrumentales proviennent de La Traversée de Paris et figurent parmi les plus accomplies du compositeur. On retrouve par exemple L’Entrée, aux cordes propulsives, sur le générique d’ouverture (Prospero’s Magic), les cuivres pétaradants du Cinéma d’Actualités dans History Of Sycorax ou encore le Théâtre d’Ombres Chinoises sur Miranda, une pièce majeure du répertoire musical du compositeur portée par une superbe ligne mélodique au saxophone soprano. Pour le film, Nyman s’est surtout occupé des parties chantées. L’importance accordée à la voix est due à un contresens du compositeur. En se souvenant du récit du personnage de Caliban dans La Tempête, évoquant le royaume de Prospéro comme « une île pleine de voix » (an isle full of voices), il construit une partition dynamique basée sur de nombreux passages vocaux dont cinq écrits pour la voix soprano « de jeune garçon » de Sarah Leonard (mimée dans le film par Ariel, le petit chérubin). Plus tard, il s’aperçoit que le texte fait référence en réalité à « une île pleine de bruits » (an isle full of noises). Néanmoins, ce contresens sera bénéfique au film car les morceaux chantés sont particulièrement réussit, en particulier The Masque, qui célèbre les fiançailles de Miranda, la fille de Prospéro avec Ferdinand. Cette fascinante « Scena Lirica », aux élans tempétueux, poursuit de manière plus élaborée le duo entre la chanteuse Dagmar Krause et le baryton Omar Ebrahim dans The Kiss, écrit par le compositeur en 1985. Elle est interprétée par Marie Angel (Iris), Ute Lemper (Cérès) et Deborah Conway (Junon), trois chanteuses issues d’une tradition vocale différente qui jouent un rôle central dans l’expression musicale de cette pièce échevelée, très proche de l’opéra lyrique. Le film se présente lui aussi comme un véritable opéra où toutes les disciplines artistiques sont évoquées. La musique rythme l’action et se superpose à la danse, le mode d’expression de Caliban. Les chorégraphies particulièrement élégantes sont signées par la française Karine Saporta qui retrouvera Nyman sur le ballet La Princesse de Milan, une musique néo-classique pour chœur, soprano et orchestre qui peut se voir comme un prolongement lyrique au film de Greenaway.

 

À la différence de Nyman, Greenaway à lui parfaitement bien compris le texte de Shakespeare (« une île pleine de bruits »). Il n’hésite donc pas à parasiter la musique du compositeur par des bruitages et divers effets électroniques. Ce sera la dernière collaboration entre les deux hommes car Nyman goûte fort peu à ces « expérimentations sonores » sur sa musique. Depuis, Greenaway a continué à écrire et à réaliser des films en toute indépendance mais n’a plus vraiment retrouvé la même alchimie avec ses nouveaux compositeurs. Le travail de Borut Krzisnik sur Les Valises de Tulse Luper et celui de Marco Robino avec Goltzius et la Compagnie du Pélican restent toutefois appréciables. De son côté, Nyman va retrouver une plus grande indépendance en sonorisant des films muets soviétiques. En 2002, L’Homme à la Caméra (le plus réussit du lot), en 2009, La Onzième Année suivi de La Sixième Partie du Monde et en 2011, Le Cuirassé Potemkine. En 2009, il présente ses propres créations vidéo pour la première fois, dans le cadre de l’exposition Videofile. Certains court-métrages, notamment Witness II méritent le détour mais davantage pour leurs parties musicales, la réalisation des films frisant quelque peu l’amateurisme.

 

 

Michael Nyman s’est révélé au grand public en 1993, avec The Piano (La Leçon de Piano) de Jane Campion, une musique vendue à plus de trois millions d’exemplaires, et qui par conséquent a revu ses honoraires de compositeur à la hausse, ce qui explique par exemple pourquoi il n’a plus retravaillé avec Patrice Leconte. L’histoire d’amour entre Baines (Harvey Keitel) et Ada (Holly Hunter), avec la nature pour toile de fond, évoque sensiblement l’atmosphère passionnée du magnifique film de David Lean Ryan’s Daughter (La Fille de Ryan – 1970). Comme dans The Draugtsman’s Contract de Peter Greenaway, on retrouve dans The Piano le thème similaire de l’art (ici la musique) lié à l’érotisme. Nyman a été recruté pour composer la musique car Jane Campion désirait une partition à la fois ancrée dans la modernité mais aussi dans la veine romantique des écrivains du XIXème siècle. Pour cela, Nyman, en grand habitué de l’anachronisme musical et des sentiments exacerbés, convenait parfaitement. La cinéaste encouragea également le compositeur à se défaire de certains tics musicaux que l’on retrouve tout au long de sa période « formaliste » avec le cinéaste gallois et de composer dans une veine plus narrative. « Je ne veux pas de cette merde de Greenaway ! » lui aurait-elle lancé.

 

Puisque Ada est d’origine écossaise, Nyman lui a écrit des musiques qui dérivent de certains airs populaires de l’Écosse ancienne (XVIIIème et XIXème siècle). Le thème principal, The Heart Asks Pleasure First, est par exemple une adaptation assez libre de la chanson traditionnelle Bonny Winter’s Noo Awa, mais joué de façon moderne, avec des séries d’arpèges inversées. Beethoven en avait fait lui-même un arrangement (très différent) pour voix, violon, violoncelle et piano dans Sunset, provenant des 25 Chants Écossais. Toute la musique du film, très subjective, semble former une seule et même pièce et souligne les différentes facettes de la personnalité d’Ada. En 1994, dans son ample Concerto pour Piano, Nyman réarrange les principaux thèmes de la musique du film en accentuant la complexité pianistique et le raffinement orchestral. Suite au succès de la bande originale, il va intégrer le piano dans plusieurs de ses compositions, notamment le film d’animation japonais Anne No Nikki (Le Journal d’Anne Frank – 1995), le jeu vidéo Enemy Zero (1996) ou encore Wonderland (1999) réalisé par Michael Winterbottom. Le disque The Piano Sings, sorti en 2005, donne un bon aperçu du caractère intimiste, consonant et souvent envoûtant de ses pièces.

 

 

Une autre réussite du compositeur reste sa partition symphonique pour le film d’anticipation remarquable d’Andrew Niccol, Gattaca (Bienvenue à Gattaca – 1997), un film à l’allure européenne mais réalisé avec des moyens américains. Plutôt que d’opter pour une musique électronique dans le style de Blade Runner, le réalisateur lui a demandé de s’inspirer de la musique d’Henryk Górecki, un compositeur polonais minimaliste, remarqué pour sa Troisième Symphonie, baptisée « symphonie des chants plaintifs ». Nyman n’était d’ailleurs pas insensible à sa musique : son Concerto pour Clavecin (1995) était déjà assez proche de la teneur dramatique du Concerto pour Clavecin et orchestre à cordes écrit par le polonais en 1979. Nyman a repris les longues tenues de cordes, typiques de la Troisième Symphonie mais n’a pas cherché à recopier l’œuvre. Il s’est surtout intéressé à la description intérieure du personnage de Vincent, interprété par Ethan Hawke. La musique suit son parcours, lancinante et mélancolique au début, avant de se déployer magnifiquement sur la séquence finale, lorsqu’il pénètre dans le long couloir tubuleux en direction du vaisseau.

 

Michael Nyman va définitivement s’éloigner du cinéma hollywoodien après le rejet de sa partition pour Practical Magic (Les Ensorceleuses – 1998), un film fantastique familial sans intérêt dans lequel son style ironique si caractéristique n’était vraisemblement pas à sa place. La musique du compositeur a en effet cette particularité de ne vivre que pour elle-même et n’adhère pas toujours au moule d’un cinéma plus « traditionnel ». Une partie de cette musique sera réemployée sur le western romantique The Claim (Rédemption – 2000) de Michael Winterbottom. Quant à l’exubérant Convening The Coven – réadaptation surprenante du Tic-Toc-Choc de François Couperin, avec solo de guitare électrique à la Mike Oldfield, il peut s’apprécier sur la compilation The Very Best Of Michael Nyman. Après une nouvelle partition sentimentale pour The End Of The Affair (La Fin d’une Liaison – 1999) de Neil Jordan, le style musical de Nyman commence à tourner en vase clôt et lui-même finit par se lasser de son étiquette de compositeur « romantique ». Pressenti pour mettre en musique Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001), il se fait doubler par Yann Tiersen au style plus « couleur locale ». En 2004, Covent Garden lui refuse même un opéra et Nyman menace alors de s’expatrier définitivement et de ne plus payer d’impôts dans son pays natal. C’est le début du déclin. À partir de 2013, il se donne pour tâche de composer dix-sept symphonies. Elles recyclent en fait des pièces déjà existantes ainsi que des musiques de films. La Symphonie n° 2 (2013) reprend par exemple des éléments composés pour Jestem (Je Suis), un film polonais assez obscur réalisé en 2005. La Symphonie n° 8 est quant à elle une adaptation pour le concert de la musique écrite pour le documentaire Making A Splash (1984).

 

Outre ses partitions pour l’écran, Michael Nyman possède un corpus important de musiques pour le concert, écrites pour une grande variété d’ensembles. Parmi ses réussites, on peut retenir le Memorial pour soprano et orchestre, joué en 1985 dans la centrale électrique désaffectée de Yainville, The Upside-Down Violin crée pour l’exposition de Séville en 1992, la Musique à Grande Vitesse (MGV) crée en 1993 pour l’inauguration de la ligne ferroviaire reliant Paris, la Belgique et l’Angleterre et le Double Concerto pour Saxophone et Violoncelle, commissionné par les voitures Mazda (1997).

 

 

À écouter : The Draughtsman’s Contract (Virgin Records), Drowning By Numbers (Virgin Records), Prospero’s Books (Decca), The Piano (Virgin Records). Nyman : The Piano Concerto / On The Fiddle / Prospero’s Books (Intersound), un enregistrement de 1996, par le chef Jonathan Carney, à la tête du Royal Philharmonic Orchestra qui donne un très bel aperçu des musiques du compositeur interprétées pour le grand orchestre. La compilation The Very Best Of Michael Nyman – Film Music 1980-2001 (Virgin Records) est évidemment le moyen idéal pour découvrir sa musique, mais un certain nombre de pièces importantes n’y figurent pas. Il faut également préciser que la plupart des titres sont des réenregistrements et non pas les morceaux d’origine.

 

À visionner : Michael Nyman – Composer In Progress / In Concert (Arthaus Music), un double DVD intéressant pour sa partie documentaire mais pas forcément essentiel pour sa partie live car il ne contient pas certaines pièces majeures du compositeur comme le Memorial ou The Piano. On peut se lasser à la longue du côté redondant de certaines pièces même si le dynamisme des membres du Michael Nyman Band est souvent ébouriffant.

 

À lire : Experimental Music – Cage et au-delà, écrit par Michael Nyman.

Julien Mazaudier
Les derniers articles par Julien Mazaudier (tout voir)