Michel Legrand (1932-2019)

50 Maîtres de la Musique de Film

Portraits • Publié le 24/12/2021 par

UnderScores se propose de dessiner dans cette série les portraits de 50 maîtres de la musique de film, de la glorieuse génération des compositeurs hollywoodiens du passé à ceux d’une époque plus récente, sans négliger les grandes figures de la nouvelle vague européenne. Bien sûr, c’est aussi l’occasion d’aborder des personnalités plus atypiques, loin du feu des projecteurs, mais qui se révèlent tout aussi indispensables.

« Si l’on attend une musique sans surprise, inutile de m’appeler. »

 

Michel Legrand

Homme de toutes les aventures musicales, Legrand a considérablement contribué au rayonnement du cinéma des années 60 et 70, grâce à une palette orchestrale riche et fluide alliant jazz, classique, chansons de variétés et musique baroque. C’est d’abord un solide musicien de divertissement, doublé d’une capacité étonnante pour trouver des thèmes forts et mélodiques. Jean Cocteau l’appelait « Big Mike », Michel Petrucciani « The Duke of Rochefort ». Si Michel Legrand était dans la vie quelqu’un de joyeux et d’assez blagueur, la musique qui sort naturellement de lui est plutôt lyrique, romantique ou dramatique. C’est également un pianiste hors pair, un aventurier des notes, capable d’exécuter ses plus folles idées dans l’instant qui suit. Dans la mémoire collective américaine, il est le symbole d’une exception culturelle française qui s’exporta à merveille. Son style emphatique a souvent était la cible des critiques mais n’en reste pas moins l’incarnation à l’extrême du rôle du compositeur de cinéma. En réalité, Legrand a surtout parfaitement réussit à se détacher de l’illustration musicale au premier degré et à faire voler en éclat le fameux adage péremptoire qui affirme qu’une « bonne musique de film est une musique qui ne s’entend pas ».

 

Fils du chef d’orchestre Raymond Legrand, qui composa lui-même des musiques de film, et frère de la soprano Christiane Legrand, le petit Michel ne pouvait faire moins que d’embrasser à son tour une riche carrière musicale. Très tôt, il découvre sa vocation, après une projection de La Belle Meunière (1948), un film réalisé par Marcel Pagnol, librement adapté de la vie de Franz Schubert, avec Tino Rossi dans le rôle-titre. En 1935, son père déserte le foyer familial. Michel Legrand ne le lui pardonnera jamais et n’aura de cesse de dépeindre son enfance comme solitaire. A dix ans, il entre au Conservatoire National de Paris pour y apprendre le piano, la trompette et le trombone à piston. Il évite de se présenter devant le jury du prix de Rome, en suivant les conseils avisés de sa formatrice, la célèbre Nadia Boulanger. Selon elle, il s’agissait d’une « bande de musiciens cacochymes qui n’entendent plus rien ». Après Schubert, un deuxième choc esthétique s’est produit : la découverte du jazz en 1948, à l’occasion d’un concert du trompettiste américain Dizzy Gillespie à Pleyel. Peu enclin à la musique sérielle de l’époque, il suit alors une toute autre voie en devenant arrangeur de variétés.

 

Les Amanats du Tage

 

Musicien polyvalent, occasionnellement chanteur : une rare alchimie qui l’amène à composer pour le cinéma. Il débute facilement dans le métier en aidant son père, Raymond Legrand, qu’il assiste sur plusieurs films comme Meurtres (1950) avec Fernandel ou Manon des Sources (1952) de Marcel Pagnol. En 1955, il participe à la direction musicale du drame d’Henri Verneuil Les Amants du Tage. Encore peu habitué à la technique du minutage séquentiel, il s’arrache les cheveux pour ajuster avec précision sa musique aux images. Basée principalement sur le fado et le jeu mélodique de la guitare portugaise, sa composition reste cependant assez épisodique et impersonnelle. Il faut attendre la séquence dramatique finale, portée par une explosion lyrique des voix et des cordes, pour reconnaître la signature du futur compositeur de La Piscine. Il poursuit d’ailleurs la dimension expressive du choeur dans le très beau Moment pour Flûte et Orchestre composé en 1956 pour l’émission radiophonique Jeux d’Orchestre. Avec Le Triporteur (1957), une comédie de Jacques Pinoteau, il retrouve son complice de scène, l’acteur-pianiste Dary Cowl, pour une partition plus légère qui démontre sa faculté à changer de registre musical. À cette époque, le jazz commence à faire son apparition sur les écrans et Legrand s’engouffre dans la brèche ouverte par des compositeurs comme André Hodeir et Henri Crolla. Inspiré par la musique d’Alex North et de Leonard Bernstein, il compose une partition de jazz moderne pour Rafles sur la Ville (1958) de Pierre Chenal. L’année d’après, pour un solde de misère (200 dollars) et sans toucher de royalties, il enregistre aux États-Unis le disque I Love Paris, pour grand orchestre. Le succès est fulgurant et lui permet de côtoyer quelques célébrités du jazz comme Stan Getz et Miles Davis, avec lequel il composera la musique du film Dingo en 1991. Son style éclate à l’écran sur L’Amérique Insolite (1959) de François Reichenbach, qu’il considère comme sa première véritable musique de film. Il s’agit d’un documentaire privé de dialogue où l’importance de la musique est capitale. Mêlant habilement jazz et écriture symphonique, la partition reste avant tout illustrative mais sait aussi se faire plus dramatique sur la séquence du rodéo des condamnés, illustrée par un superbe solo de trompette bouchée.

 

C’est grâce à ce film que les réalisateurs de la Nouvelle Vague vont découvrir sa musique et lui commander un grand nombre de compositions. Jacques Demy l’engage sur Lola (1961), après le désistement de Quincy Jones, qui disparait sans laisser de nouvelles. C’est un premier film à l’esthétique ambitieuse mais assez fauché où Demy n’a même pas les moyens de se payer une perche pour effectuer la prise de son. Le métrage est donc postsynchronisé en studio, non sans difficultés. Il faudra par exemple une journée entière à Legrand pour enregistrer la chanson C’est moi Lola. Le texte que susurre Anouk Aimée à l’écran est en effet complètement différent de la chanson interprétée par sa doublure vocale Jacqueline Danno. Ce film a aussi été l’occasion pour Legrand d’écrire l’un de ses tout premiers thèmes mémorables, Le Rêve de Roland : une pièce symphonique lumineuse pour cordes qui exprime l’amour de Roland pour Lola. Sur La Baie des Anges (1963), le film suivant de Demy avec Jeanne Moreau, il confirme son talent de mélodiste grâce à un thème principal au piano tout en cascades de notes et en rythme fragmenté. Le morceau marquera profondément l’anglais Richard Rodney Bennett qui s’en inspirera pour la composition du thème principal de Billion Dollar Brain (Un Cerveau d’un Milliard de Dollars – 1967).

 

Une Femme est une Femme

 

L’une des expériences les plus enrichissantes de Legrand reste aussi sa collaboration avec Jean-Luc Godard, qui l’engage sur Une Femme est une Femme (1961). Le film est en Cinémascope couleurs, tourné dans l’esprit de la comédie musicale, mais ne comporte qu’une seule chanson interprétée délicieusement par Anna Karina. Loin des conventions musicales hollywoodiennes, Legrand encourage le réalisateur à s’inspirer de la modernité de Jacques Demy. Il parsème le film de petites pièces musicales burlesques, en rythme avec le ping-pong verbal du couple Karina/Brialy et le dynamisme du montage. Mais le film – même s’il demeure l’un des plus accessibles du réalisateur – ne rencontre pas le succès. Après une projection, l’acteur-chorégraphe américain Gene Kelly reste ahuri devant le résultat et les prends pour des fous. Toujours avide de nouvelles expériences, Legrand va pourtant renouveler sa collaboration avec le suisse iconoclaste sur Vivre sa Vie (1962), le portrait d’une femme contrainte de se prostituer. Godard demande à Legrand d’écrire un thème et onze variations pour coïncider avec la structure du film élaboré en douze tableaux. En définitive, au mixage il n’a gardé que les huit premières mesures de la première variation, répétée sur tout le récit. Il s’agit d’une composition triste et obsessionnelle pour bois et cordes, assez proche du style de Georges Delerue. La même année, Legrand participe à Cléo de 5 à 7 (1962) d’Agnès Varda, un film emblématique de la Nouvelle Vague filmé en temps réel. Une heure et demie dans la vie d’une jeune femme qui attend les résultats de ses analyses médicales. Il fait une apparition dans son propre rôle de compositeur et interprète au piano la chanson tragique Sans Toi, que reprend Corinne Marchand, sur un texte de Varda. L’arrivée de l’orchestre à mesure que la caméra se rapproche du visage de la chanteuse apporte une dimension tragique mais aussi psychologique. Les musiciens n’apparaissent pas à l’écran et semblent évoquer les états d’âme du personnage. C’est un titre sous l’influence de Chopin et du brésilien Carlos Jobim qui reste encore aujourd’hui l’une des plus belles complaintes musicales du compositeur. Legrand reprendra la même forme musicale pour accompagner le duo dansé entre Gene Kelly et Françoise Dorléac dans Les Demoiselles de Rochefort (1967).

 

Il enchaîne ensuite sur Le Joli Mai (1963) de Chris Marker, qui avait précédemment assisté Reichenbach au montage de L’Amérique Insolite. Formellement, le film est plus abouti. C’est un documentaire-essai sur le Paris de l’époque, marqué par la fin de la guerre d’Algérie. Une séquence étonnante filmée en accéléré dans les rues de Paris anticipe même sur le fameux documentaire musical Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio. Sur Le Joli Mai, la composition est assez sobre, écrite principalement pour claviers (piano, orgue Hammond, clavecin et piano électrique). Un thème musical se détache par sa vivacité rythmique : il s’agit d’un morceau de jazz pour piano et batterie qui accompagne une séquence de danse dans une boite de nuit. Par l’absence de l’habituelle contrebasse qui rythme les morceaux de be-bop ou de hard-bop, le morceau diffère du style habituel du compositeur et parait beaucoup plus moderne. On retrouvera ce même esprit, dégagé de toutes conventions dans l’étonnant Road Map For A Free Jazz Group composé pour Atlantic City (1980) de Louis Malle.

 

Les Parapluies de Cherbourg

 

Toujours dans un souci de diversifier sa production, Michel Legrand travaille aussi avec de vieilles pointures du cinéma comme Marcel Carné (Terrain Vague – 1960) et collabore avec l’anglais Joseph Losey sur Eva (1962), une musique jazz assez sophistiquée avec ses petits accents de clavecin et de mandoline. Ignorant les barrières entre cinéma d’auteur et cinéma grand public, il collabore avec Francis Lemarque sur plusieurs comédies dialoguées par Audiard comme Le Cave se Rebiffe (1961) et Le Gentleman d’Epsom (1962), un film au thème générique entrainant, grâce à sa rythmique au clavecin et sa ligne mélodique entonnée par le cor. C’est grâce à Lemarque que Legrand va pouvoir financer les sessions d’enregistrements du projet fou de Jacques Demy, Les Parapluies de Cherbourg (1964). Un film musical auquel personne ne croit, pas même la propre mère du compositeur. Pour arriver au style voulu, huit mois de travail ont été nécessaires après un grand nombre de tâtonnements allant du jazz au baroque au registre contemporain le plus aride. Legrand va finalement s’inspirer de la formule de son disque à succès I Love Paris, qui combine subtilement des rythmes de jazz américains à une couleur romantique typiquement française. À cause des séquences rythmées, il va choisir des chanteurs habitués au jazz comme Danielle Licari et José Bartel pour doubler Catherine Deneuve et Nino Castelnuovo. L’idée est de créer un flot musical continu un peu à la manière de l’opéra mais avec un tempo chanté qui reste le plus près possible de la parole ordinaire, sans rimes ni alexandrins. Legrand va ainsi intégrer la musique au dialogue parlé comme nul n’avait osé le faire auparavant (sauf, incidemment, l’obscur compositeur René Sylviano dans un film trop oublié de Roland Tual : Bonsoir Mesdames, Bonsoir Messieurs, réalisé en 1943).

 

Les producteurs sont effrayés à la perspective d’avoir un film où les personnages chantent des banalités pendant une heure et demie mais Legrand et Demy s’obstinent et finissent par monter le film. Contre toute attente, le succès est total et s’exporte aussi bien au Japon que dans les pays de l’est ou les États-Unis. L’une des plus grandes réussites de Legrand est d’avoir habilement enchâssé des ritournelles légères et joyeuses à des chansons profondément mélancoliques, comme le superbe Je ne pourrais jamais vivre sans toi, utilisé comme leitmotiv. L’univers du cinéaste continue encore à fasciner les générations à travers des films comme Jeanne et le Garçon Formidable (1998) ou plus récemment La La Land (2016). Le compositeur retrouve ensuite Catherine Deneuve sur La Vie de Château (1966). Romantiques par excellence, ses guirlandes de notes au piano et ses cordes aériennes irradient à merveille le visage de l’actrice sur un générique très esthétique conçu par Walerian Borowczyk.

 

Les Demoiselles de Rochefort

 

Legrand rempile une dernière fois avec Godard sur Bande à Part (1964), un polar burlesque, resté célèbre pour sa séquence de danse Madison interprétée par Claude Brasseur, Anna Karina et Sami Frey. Le plus astucieux étant la voix off de Godard qui vient couper à l’improviste la musique pour nous dévoiler les pensées de ses personnages. C’est Legrand qui compose le morceau en se basant sur le hit de John Lee Hooker Shake It Baby. Il retrouve ensuite son complice Jacques Demy sur Les Demoiselles de Rochefort (1967), un film d’une tonalité plus lumineuse, resté célèbre pour son Ballet des Camionneurs, au swing enlevé et sa Chanson des Jumelles, interprétée par Anne Germain et Christiane Legrand, doublures vocales de Françoise Dorléac et Catherine Deneuve. Le cinéaste est alors au zénith de sa gloire et rêve d’une carrière américaine. Il ne le sait pas encore, mais il a déjà atteint le sommet. Pour se ressourcer, Legrand décide alors de couper les ponts avec la Nouvelle Vague et d’aller tenter sa chance aux États-Unis.

 

Il débarque à Los Angeles en 1968 sans aucun contrat mais très désireux de se faire une réputation. Là-bas, les compositeurs sont comme les marins : une véritable corporation. Legrand s’intègre particulièrement bien auprès des férus de jazz comme Henry Mancini, Lalo Schifrin, John Williams et André Previn. Après deux films plutôt insignifiants, sa carrière semble stagner mais son ami Henry Mancini le pistonne sans qu’il le sache pour The Thomas Crown Affair (L’Affaire Thomas Crown – 1968) réalisé par Norman Jewison. Devant la difficulté à monter le film, Legrand propose alors au réalisateur et au monteur Hal Ashby une méthode singulière : « Sans jamais revoir une seule image, je vous écris une heure et demie de musique. Je laisserai courir ma plume sans contrainte de durée, exclusivement portée par les impressions que j’ai reçues. Ensuite, nous ferons ensemble le montage des images sur la musique. » Le résultat va dépasser les attentes du réalisateur, grâce à un subtil dosage entre jazz et symphonique. Le film comporte aussi l’air le plus fameux du compositeur : The Windmills Of Your Mind, inspiré d’un motif de l’Andante de la Symphonie Concertante pour violon et alto de Mozart. Conseillé par Quincy Jones, les paroles ont été écrites par Alan et Marilyn Bergman, un couple américain avec lequel Legrand va se lier à vie. L’interprète de la chanson, Noel Harrison a failli ne pas enregistrer le titre, trouvant la chanson d’une grande banalité. Elle restera pourtant son seul et unique succès. Des années plus tard, il admettra au compositeur s’être trompé. La scène du film la plus célèbre reste la partie d’échecs (His Eyes, Her Eyes) entre Steve McQueen et Faye Dunaway. Pour accompagner les jeux de regards entre les deux acteurs, Legrand compose un jazz particulièrement élaboré, ponctué par des tenues de harpe, de clavecin et de percussions exotiques. La sensualité des cordes, chargées d’érotisme, fait directement écho au lyrisme d’Alfred Newman et de David Raskin, mais en mode feutré. Cette technique des cordes évanescentes est régulièrement utilisée à l’époque. On la retrouve dans les compositions d’Henry Mancini, de John Barry ou chez des arrangeurs de variétés comme Jack Nitzsche, Harry Robertson et David Whitaker. En 1976, Michel Legrand aura d’ailleurs l’occasion de mettre en musique la romance Ode To Bille Joe, inspirée de la chanson folk de Bobbie Gentry, qui comporte un splendide arrangement pour quatre violons et deux violoncelles réalisé par Jimmie Haskell.

 

The Thomas Crown Affair

 

Après le succès planétaire de The Thomas Crown Affair, Legrand devient le compositeur idéal pour dépeindre l’idylle amoureuse et la sensualité féminine. C’est ainsi un saxophone moelleux et caressant qui accompagne le mouvement de caméra le long du corps de Romy Schneider dans La Piscine (1969). C’est aussi un solo de flûte envoûtant qui caractérise le romantisme fiévreux de Wuthering Heights (Les Hauts de Hurlevent – 1970). Pour Breezy (1973) de Clint Eastwood, une histoire d’amour entre un homme mûr (William Holden) et une jeune hippie (Kay Lenz), il compose une très belle chanson aux accents folks teintée de mélancolie. En 1972, c’est un nouveau succès à Hollywood avec le thème élégiaque de Summer Of ’42 (Un été 42) de Robert Mulligan. Composé en seulement cinq jours, le morceau est basé sur deux séries de quatre notes, enveloppées par des cordes éthérées et le son chaud du saxophone ténor. Il fait merveilleusement écho au charme nostalgique du film et à la photogénie de Jennifer O’Neill. Comme souvent chez le compositeur, la pression des délais stimule sa créativité. Legrand avait d’ailleurs pour habitude de ne travailler que la dernière semaine, préférant faire du bateau le reste du temps.

 

Sur quelques films moins célèbres, il va à nouveau être l’auteur de thèmes mélodiques imparables comme The Picasso Summer (1969), Brian’s Song (1971) et The Magic Garden Of Stanley Sweetheart (1970), qui comprend le savoureux Sweet Gingerbread Man, une chanson interprétée par la chorale pop Mike Curb Congregation, reprise plus tard par Sarah Vaughan. Mais Legrand peut aussi être là où on ne l’attend pas. Dans The Appointment (Le Rendez-vous – 1969) de Sidney Lumet, il fait par exemple preuve d’originalité en ayant recours à une musique de chambre discrète, basée sur un motif mélodique récurrent. Le résultat dérouta les producteurs qui rejetèrent en bloc la musique. Il s’agit pourtant d’une partition assez intéressante qui bénéficie d’une belle richesse sonore : harmonica de verre, clavecin, piano, vibraphone, flûte, guitare. En remplacement de Legrand, John Barry est appelé à la rescousse et compose une partition plus impressionniste. Il est lui aussi congédié à son tour, ayant à peu près développé le même type d’approche minimaliste. Par la suite, il s’avéra que le problème principal venait davantage du film et de son rythme languissant.

 

Peau d’Âne

 

Suite à une grave dépression qui lui fait appréhender l’angoisse de la mort, Legrand choisit de retourner en France mais continue régulièrement de travailler pour le cinéma américain. Il retrouve son vieux complice Jacques Demy avec Peau d’Âne (1970), une relecture poétique et musicale du conte de Perrault. Le côté féérique et anachronique du film est renforcé par une partition décalée, oscillant entre le baroque, le jazz et la pop. Souvent casse-gueule (comme le très kitsch La Recette du Cake d’Amour), la musique est pourtant traversée de moments de grâce. Le thème générique d’essence baroque, qui renvoie à Jean-Baptiste Lully, la savoureuse chanson de La Fée des Lilas et ses violons virevoltants ainsi que la très belle fugue dramatique pour chœurs et orchestre qui accompagne la mort de la Reine.

 

Legrand est à cette époque au sommet de sa popularité. L’esprit aventureux, il aime l’insolite et les formules musicales iconoclastes, comme utiliser des chœurs à outrance dans La Piscine (1969) ou créer un collage musical kaléidoscopique sur le générique de The Happy Ending (1969). Avec La Dame dans l’Auto avec des Lunettes et un Fusil (1970), il réadapte avec bonheur le jazz à l’easy listening et la pop des sixties. L’année suivante, il retrouve Steve McQueen sur Le Mans et reprend la fusion jazz/classique qui avait si bien fonctionné dans The Thomas Crown Affair. Mais le film, réservé avant tout à un public de passionné de courses automobiles, souffre de la comparaison avec Virages (1969) et se ramasse au box-office. Legrand s’en tire honorablement grâce à la contribution de solistes d’exceptions comme Ray Brown, Shelly Manne, Pete Candoli et le français Jean-Luc Ponty, dont le violon électrique possède des qualités idéales de vélocité et de virtuosité. Parmi les autres compositions intéressantes, on peut aussi mentionner Castle Keep (Un Château en Enfer – 1969), étonnante fusion entre le jazz, le baroque et la musique moderne qui ose les télescopages de styles les plus débridés. Un groupe de jazz vocal peut s’encanailler avec un orchestre stravinskien, un orgue d’église devenir le support de fantasmes érotiques et une musique de fête foraine évoquer l’atmosphère d’un bordel… Legrand réitère le délirant cocktail dans The Hunter (Le Chasseur – 1980), le temps d’une course-poursuite exubérante en moissonneuse-batteuse où il associe l’esprit de Vivaldi à celui du jazz-rock. Parfois le jazz peut aussi être utilisé délibérément à contre-emploi, comme dans le film politique de Joseph Losey Les Routes du Sud (1978).

 

Ice Station Zebra

 

Michel Legrand a aussi composé des films d’actions et d’aventures comme Ice Station Zebra (Destination Zebra, Station Polaire – 1968) ou Moutain Men (La Fureur Sauvage – 1980), mais ce genre reste moins sa spécialité. Au rayon des curiosités, on retiendra sa partition rejetée pour le western de Richard C. Sarafian, The Man Who Loved Cat Dancing (Le Fantôme de Cat Dancing – 1973), qui comprend un orchestre de chambre bigarré (cymbalum, ocarina, guitare, sarod…) Le compositeur pousse lui-même la chansonnette en interprétant a cappella un chant indien, ou du moins ce qui y ressemble. Avec The Adventures of Don Quixote (Les Aventures de Don Quichotte – 1972), il va confier la partie de violon soliste à Ivry Gitlis qui va enrichir la partition d’une belle dimension lyrique. Pour le concert, Legrand a eu la bonne idée d’écrire une suite symphonique en quatre mouvements, qui permet à cette ample composition assez méconnue de connaître une seconde vie. Avec The Three Musketeers (Les Trois Mousquetaires – 1973), le film de cape et d’épée de Richard Lester, il va s’adapter habilement au divertissement épique en utilisant des instruments d’époques comme le cromorne et la cornemuse. Des instruments qui en plus d’apporter un authentique cachet historique amènent une forme de légèreté et d’humour décalé à la partition.

 

À cette époque, le retour vers des formes musicales anciennes, notamment le baroque, est en vogue. Impulsé par le pianiste Glenn Gould, il est utilisé chez des jazzmen comme John Lewis et Jacques Loussier mais aussi par le groupe vocal des Swingle Singers ou le compositeur électronique Walter Carlos. Il permet surtout aux compositeurs de cinéma de trouver une nouvelle alternative au style hollywoodien emphatique hérité de Max Steiner. En France, il est notamment très prisé chez Michel Magne (Le Repos du Guerrier) ou Georges Delerue (Le Mépris). Legrand est un habitué du genre. Ses années de formation avec Nadia Boulanger, qui l’obligeait à jouer une fugue de Bach par semaine, vont lui permettre de maîtriser parfaitement la discipline. Dès 1966, il va avoir recours au baroque avec le Magnificat pour voix et orchestre, composé pour Qui êtes-vous, Polly Maggoo ?, le film satirique de William Klein sur le milieu de la mode. Le genre convient idéalement au film d’aventure historique Les Mariés de l’An II (1971) qui comprend un thème d’ouverture énergique, porté par une basse insistante et une partie centrale à caractère militaire pleine de pompe et de gravité.

 

The Go-Between

 

Dans un style plus intimiste mais toujours dans l’esprit de Bach, Legrand compose aussi le très beau (et unique) thème mélodique du thriller Le Gang Otages (1973). Mais l’une de ses plus belles réussites reste The Go-Between (Le Messager – 1971), un film froid et vénéneux sur les rapports de classes sociales. Joseph Losey, le réalisateur, souhaitait une partition proche du jazz, ce dont Legrand n’a absolument pas tenu compte, optant pour une composition symphonique d’inspiration baroque avec une teneur dramatique moderne. Une manière de ramener l’intrigue plusieurs siècles en arrière et de montrer que les conventions aristocratiques restent toujours inchangées quel que soit la période. Le thème est construit sur un motif de quatre notes, inspiré par le Seizième Prélude du second livre du Clavier Bien Tempéré de Bach. Il sera notamment popularisé par le générique de l’émission policière Faites entrer l’accusé. En voulant remoderniser la formule, Legrand va pourtant accuser une lourde déception avec la partition de Robin And Marian (La Rose et la Flèche – 1976) qui ne sera pas acceptée par le réalisateur Richard Lester. L’idée de conjuguer l’esprit du baroque à une tonalité plus sombre et contemporaine sous la forme d’un concerto grosso pour violon et violoncelle était pourtant audacieuse. Trop sans doute pour les exigences d’un cinéma hollywoodien qui s’accommode mal des dissonances musicales et de l’absence de thèmes mélodiques.

 

Les années 80, qui voient affluer la vogue du disco et de la pop-synthétique au détriment du jazz, vont être plus difficiles pour Legrand, qui n’arrivera jamais vraiment à se faire une place. Son dernier gros succès en date reste la comédie musicale Yentl (1983) avec Barbra Streisand, partition grandiloquente mais dans l’ensemble assez empâtée malgré sa célèbre chanson Papa, Can You Hear Me ? Appelé par l’acteur Sean Connery, Legrand se retrouve ensuite à travailler sur le dernier James Bond, Never Say Never Again (Jamais Plus Jamais – 1983). Mais composé à la hâte, le charme n’opère pas et la chanson générique fait bien triste figure par rapport aux standards de John Barry ou de Marvin Hamlisch. La déconnection la plus indiscutable de Legrand reste le catastrophique Parking (1985), réalisé par un Demy en perte totale de moyens. Cette interprétation moderne du mythe d’Orphée transformé en star de rock était pourtant alléchante sur le papier et laissait présager un conte musical fantastique entre Cocteau et Phantom Of The Paradise. Pour le rôle phare, le réalisateur souhaitait David Bowie. Il obtient finalement Francis Huster qui, comble du malheur, décide d’interpréter lui-même les chansons. Des morceaux que Legrand avait originellement écrits pour le chanteur Daniel Lévi et qui ne correspondent pas du tout au registre vocal d’Huster (piètre chanteur par ailleurs). Comme pour Paroles et Musique (1984), les chansons de Legrand sont atroces et on a du mal à comprendre l’exaltation de la foule en délire, qui se presse aux concerts de la pop-star. Avec Claude Lelouch, Legrand va pourtant retrouver un réalisateur aussi piqué que lui, même si le succès sera en demi-teinte. Dans Les Uns et les Autres (1981), il va ajouter une voix de soprano au célèbre Boléro de Ravel et composer pour Partir Revenir (1985) un quatrième mouvement imaginaire au Concerto n°2 de Rachmaninov…

 

Cinq Jours en Juin

 

Il se perd ensuite sur des projets assez décevants comme Spirale de Christopher Frank (1987) et Trois Place pour le 26 (1988) de Jacques Demy, une évocation nostalgico-poétique du cinéma d’hier qui peine un peu à retrouver la grâce des premiers films du cinéaste. En 1989, Michel Legrand réalise son premier film, Cinq Jours en Juin (1989), en hommage à sa mère, mais le public ne se sent pas concerné et boude le film. On le retrouve ensuite sur une obscure production de science-fiction assez bizarroïde, Fuga dal Paradiso (La Fuite au Paradis – 1990). Legrand opte pour une partition symphonique à l’ancienne, assez bien construite mais qui souffre d’un manque d’idées thématiques. Le vent a tourné et des nouveaux compositeurs comme James Horner, Michael Kamen ou Danny Elfman arriveront bien mieux à saisir et à redéfinir le langage musical de cette époque. Pour beaucoup de cinéphiles de cette génération, Michel Legrand reste alors un compositeur au style cabotin et désormais passé de mode. Adulé par certains, ringardisé par presque tous les autres. On se souvient encore de sa présence plutôt embarrassante aux Césars 1993 où, assis au piano, il présentait en chantant l’arrivée sur scène de chaque intervenant.

 

C’est pourtant la télévision qui lui donne la meilleure occasion de s’illustrer musicalement. Pour la série TV Sins (La Griffe du Destin – 1985), il signe le Hovland Concertino, un thème romantique langoureux pour piano et orchestre. Il faut aussi mentionner sa collaboration fructueuse avec Alain Barillé sur le dessin-animé éducatif Il Était une Fois… l’Homme (1978) ainsi que toutes les autres séries de la même famille. Le générique devenu culte, marquera des générations de spectateurs avec son utilisation de la Toccata de Bach qui accompagne l’évolution de l’homme à travers le temps, de l’âge des cavernes jusqu’à l’explosion finale de la planète… Relégué au rang d’illustrateur sonore, Legrand n’arrivera jamais à imposer une signature musicale aussi marquante même si quelques morceaux se distinguent du lot, notamment le dynamique Hyper-Espace dans Il Était une Fois… l’Espace (1982), tentative louable de remoderniser le jazz aux sonorités des années 80. Mais c’est surtout le générique pop d’Il Était une Fois… La Vie (1986) chanté par Sandra Kim qui imprimera durablement la mémoire des spectateurs. Grand amateur de dessins-animés pour enfants, Michel Legrand avait déjà eu l’occasion de composer Oum le Dauphin Blanc (1971), La Flûte à Six Schtroumpfs (1976), Gulliver’s Travels (Les Voyages de Gulliver – 1977) et Les Fabuleuses Aventures du Légendaire Baron de Münchausen (1979). Des partitions à l’esprit bon enfant, mais pas toujours d’une grande subtilité.

 

Il Était une Fois… l’Espace

 

Il faut surtout relever deux téléfilms historiques importants dans la fin de carrière du compositeur. The Ring (L’Anneau de Cassandra – 1996), pour lequel Legrand délivre une élégante partition symphonique avec un thème dramatique pour cordes de toute beauté. Il s’attèle ensuite à la mini-série romanesque La Bicyclette Bleue (2000) où figure Laetitia Casta dans son premier grand rôle à l’écran. On retrouve un Legrand très inspiré passant du grand thème lyrique pour orchestre au jazz américain, du soliste accompagné (cor anglais, flûte, clarinette, piano) au chœur épique dans la lignée de Carl Orff. Si le résultat peut paraitre un tantinet envahissant sur les images du film, Legrand reste fidèle à sa devise qui est de glisser de la musique partout, avec toujours cette volonté farouche et satisfaite d’éclabousser les images par un remplissage de notes. Sur des films plus récents, sa participation reste cependant plus discrète mais Legrand reste toujours ouvert aux propositions les plus incongrues, comme par exemple de composer du « jazz religieux » pour une séquence de La Rançon de la Gloire (2014).

 

Il termine sa carrière au cinéma avec The Other Side Of The Wind (De l’Autre Côté du Vent – 2018), un film inachevé d’Orson Welles réalisé dans les années 70. Grand amateur de jazz, le metteur en scène avait déjà travaillé avec Legrand sur F For Fake (Vérités et Mensonges – 1973), un semi-documentaire foutraque sur un faussaire hongrois, qui comporte une musique jazz matinée de pop et de bossa. Avant sa mort, il avait laissé une note indiquant qu’il souhaitait avoir Legrand pour la musique de son dernier film. Fidèle à son amitié avec le cinéaste, il écrit une partition correcte, alliant jazz et baroque. Mais comme pour F For Fake, sa musique reste principalement illustrative et d’un relatif intérêt. Ironie du destin, c’est le thème mélodique à la trompette de L’Amérique Insolite, réutilisé ici sur ce film, qui reste le plus marquant. Une manière étrangement symbolique de boucler la boucle et de fermer définitivement la page sur une carrière hors norme de plus de soixante ans.

 

En dehors du cinéma, Michel Legrand a composé un grand nombre de partitions symphoniques, des musiques de ballet, des spectacles musicaux, des chansons et de nombreuses pièces de jazz. Il est aussi l’auteur du fameux indicatif de RTL pour trompettes et trombones, qui plus de 50 ans après sa création retentit encore aujourd’hui sur les ondes.

 

 

À écouter : The Thomas Crown Affair (Odeon Soundtrack), Suites Symphoniques (Les Parapluies de Cherbourg, Un Été 42, Le Messager et Yentl) (Auvidis Travelling), Le Cinéma de Michel Legrand (Universal).

 

À visionner : Michel Legrand, sans demi-mesure, réalisé en 2018 par Gregory Monro, est un documentaire riche en témoignages et à la forme très bien conçue, même s’il se révèle évidemment trop succinct. Michel Legrand and the Cinema est un DVD live enregistré en 2009 à Pleyel. Il présente un choix assez varié des musiques les plus célèbres du compositeur. Bien qu’un peu inégal, le film permet d’apprécier la dextérité pianistique toujours intacte du compositeur. Un long supplément permet aussi de visionner les répétitions du concert.

 

À lire : Michel Legrand : J’ai le regret de vous dire oui, écrit en 2018 en collaboration avec Stéphane Lerouge. Un ouvrage très complet sur la carrière du compositeur qui regorge d’anecdotes.

Julien Mazaudier
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