Michel Legrand

J’ai le regret de vous dire oui

Portraits • Publié le 27/01/2019 par

Michel Legrand nous a quittés dans la nuit du 25 au 26 janvier, à 86 ans. En guise d’épitaphe, Stéphane Lerouge a souhaité partager avec vous la préface qu’il a signée pour J’ai le regret de vous dire oui, aboutissement de 25 ans de collaboration entre les deux hommes et livre-somme sur la vie et la carrière de ce compositeur au parcours unique et flamboyant, paru aux éditions Fayard en août 2018.

« Comme certains dieux hindous, Michel est un être multiforme. On a l’impression qu’aucune discipline musicale ne lui résiste. Le jour où l’on fera le point sur son apport à la musique, on découvrira un créateur que la France a peut-être sous-estimé. » Le petit homme à cheveux blancs et accent du sud fusille un quatrième café et ajoute : « Comme moi, Michel galope dans une fuite en avant perpétuelle, la tête bouillonnante de projets. Si un artiste ne vit pas ainsi, il gâche le temps qui lui est donné. Michel ne s’arrête donc jamais : il est d’une grande nervosité, il pianote à tout instant sur un coin de table ou un accoudoir. De sa naissance à sa mort, il portera toujours en lui cette pulsion de musique, cette créativité sans cesse en ébullition, prête à jaillir. » Février 2000. Dans une brasserie de La Défense, le peintre Raymond Moretti vient de dresser en quelques mots le portrait intime de Michel Legrand. Ils sont amis depuis quarante ans. Moretti a dessiné la sublime pochette ouvrante de Communications ’72, album feu d’artifice scellant la rencontre entre le grand Legrand et Stan Getz, sax ténor de légende. Moretti fait partie des témoins réunis pour le livret d’un coffret trois CDs consacré à Legrand et ses interprètes.

 

Trois jours plus tard, c’est au tour de Jean-Loup Dabadie. Avec Legrand, il a signé quelques chansons sensibles pour Yves Montand ou Serge Reggiani. « En fin de journée, à l’île de Ré, je vois parfois dans le ciel de grands oiseaux passant très haut d’une plage à une autre, d’un paysage à l’autre, me dit-il, dans un sourire. Ils me font penser à Michel : comme eux, c’est un oiseau qui change en permanence de ciel, d’horizon. C’est un homme toujours entre deux avions, un homme qui aime relever les défis, un alchimiste du lyrisme, un navigateur aérien. » Enfin, Agnès Varda parachève le tableau de souvenirs liés à la Nouvelle Vague. En tant que cinéaste, elle a impliqué Michel Legrand dans son film Cléo de 5 à 7 ; en tant qu’épouse de Jacques Demy, elle a assisté en temps réel à la naissance des Parapluies de Cherbourg. « Michel a toujours gardé ce désir de s’amuser, de jouer, insiste-t-elle. Jouer de la musique, chanter en public, jouer aux cartes, faire du ski, jouer au tennis, jouer avec ses propres thèmes, les variationner. Il veut tout essayer, jouer du jazz et du classique, mettre en scène un film, et même jouer à faire l’acteur dans Cléo. A mon sens, Michel est un grand compositeur d’entertainment, comme disent les Américains, doublé d’une capacité étonnante pour écrire des thèmes romantiques populaires. En plaisantant, Jacques et moi disions souvent : ” Comme le deuil sied à Electre, le succès sied à Legrand. ” »

 

Catherine Deneuve dans Les Parapluies de Cherbourg / Michel Legrand & Jacques Demy

 

Leurs mots s’additionnent, se complètent, se contredisent, parfois, dans leur façon de dépeindre Michel Legrand. Tous s’accordent sur un point : ses qualités et défauts sont ceux de l’enfance, aussi bien dans l’enthousiasme que dans l’impatience. En séance d’enregistrement, il peut parfaitement foudroyer un musicien d’une colère jupitérienne et, la minute d’après, le faire applaudir pour la beauté d’un solo. Porté par soixante-cinq ans d’un parcours exceptionnel, Michel Legrand est l’un des compositeurs français les plus célèbres à l’échelle planétaire. De l’extérieur, il possède l’aura d’un monstre sacré. De l’intérieur, c’est un personnage affamé d’humour, parfaitement conscient de ce qu’il a réussi (souvent) et raté (parfois). C’est aussi l’homme de toutes les situations musicales (compositeur, arrangeur, pianiste, chef d’orchestre, chanteur), en équilibre entre musique de concert, de scène, de ballet, cinéma, jazz, variété, ce qui contribue peut-être à brouiller son image. Il est parfois difficile d’appartenir à une seule famille quand on voudrait toutes les revendiquer… Mais c’est sûrement ce qui fait la richesse de Michel Legrand, son originalité sur l’échiquier de la musique d’aujourd’hui. Branchez-le sur Bill Evans, il vous parlera de Darry Cowl. Evoquez Oum le Dauphin (celui du chocolat blanc Galak), il vous répondra sur Jean-Luc Godard ou Stravinski. Aucun sujet ne lui résiste : il sera autant intarissable sur Antoine Blondin, Ivry Gitlis, Louis Aragon, Clint Eastwood, Natalie Dessay. Tel est Michel Legrand : octogénaire aux sourires et caprices d’enfant, pulvérisateur de frontières, créateur fantasque en dehors de tout système ou establishment, auteur d’une œuvre captivante dont les contours restent encore à cerner. 

 

Michel Legrand & Nathalie Dessay

 

L’idée de ce livre est née des nombreux entretiens que nous avons réalisés ensemble, à l’occasion de ses anthologies discographiques. Jusqu’alors réfractaire aux travellings arrière, Michel s’est finalement laissé convaincre, à condition de respecter certains principes : éviter une narration chronologique, linéaire, exhaustive. Cet ouvrage, nous l’avons conçu comme une promenade libre et sentimentale dans sa mémoire, sur un fil entre passé et présent. Une façon comme une autre d’ausculter « l’avenir de ses souvenirs », selon le mot de l’ami Dabadie. Souvent, un évènement récent, sinon contemporain, fonctionne comme le déclencheur d’une évocation. C’est aujourd’hui qui réveille hier. Par exemple, en mars 2011, un déjeuner avec le compositeur André Popp s’est imposé de lui-même comme la porte d’entrée du chapitre consacré aux années Philips. Pendant plusieurs mois, Michel s’est livré avec franchise, sans passer ses souvenirs au pistolet à miel, sans non plus casser gratuitement des vitrines. Il n’a rien éludé, y compris les sujets sensibles : les abandons du père, la relation passionnelle avec Jacques Demy, les tourments de la dépression californienne, l’électrochoc des attentats de novembre 2015, le rapport aux ayatollahs de la musique contemporaine. Nos longues séances de confession ont été entrecoupées de repas, sorties en mer, écoutes de disques, parties de ping-pong acharnées (vingt-et-un / dix-sept au dernier match : il me doit toujours une revanche).

 

Dans une deuxième étape, la relecture de ses propos a souvent réactivé des images enfouies. C’était comme un deuxième tiroir qui s’ouvrait. Ainsi le présent ouvrage s’est-il affiné, couche par couche, strate par strate. « J’ai l’impression de me dépouiller de mes souvenirs, m’a avoué un jour Michel. Comme des feuilles qui se détachent d’un arbre… » Nous avons évoqué les saisons de sa vie pendant que filaient celles d’une année entière. Miles Davis a monopolisé le printemps, Joseph Losey a fleuri avec l’été, l’arrivée des premiers flocons a précédé celle de Nougaro. A un moment donné, il a fallu arrêter le compteur, faire des choix, décider de ne pas forcément tout traiter. Un soir de juillet, je me souviens lui avoir proposé une citation en exergue. Elle me semblait correspondre avec justesse aux aléas de sa vie. On la devait à Raymond Aron. D’emblée, ça en jetait. Si ma mémoire est bonne, c’était : « Ce sont les hommes qui écrivent l’histoire. Mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils écrivent. » Michel a acquiescé : « C’est vrai : avec le recul, on a l’impression que tout est prédestiné, écrit d’avance. En fait, pas du tout : sur le moment, j’ai été aspiré dans un ouragan qui m’a dépassé. » Néanmoins, il a pudiquement refusé cet aphorisme aronien. Peur d’apparaître trop grandiloquent, trop littéraire, de s’accaparer des références supérieures à sa condition. 

 

Michel Legrand en 1972 et en 2018

 

En cours d’écriture, un séisme personnel majeur a bouleversé la vie de Legrand. Un amour foudroyant, refusé en 1964, s’est terminé par un mariage en 2014, après cinq décennies d’hibernation. L’âme sœur de Michel s’appelle Macha Méril. C’est une magnifique comédienne et auteur. Le souffle romanesque qui enveloppe leur odyssée sentimentale les métamorphose en personnages de Balzac. Ou de Demy. Comme si Guy et Geneviève des Parapluies de Cherbourg se retrouvaient un demi-siècle plus tard pour mieux unir leurs destins… Cette histoire-là, Michel Legrand devait impérativement nous la relater, avec son propre éclairage, sa propre sensibilité. Au bout du compte, ce livre permet à Michel de dresser le portrait de trois femmes essentielles : Macha donc, sa nouvelle épouse ; Barbra Streisand, son interprète américaine d’élection ; Nadia Boulanger, sa mère de musique. Il est également question de fraternités fraîchement étrennées, avec notamment le cinéaste Xavier Beauvois, au sortir de Des Hommes et des Dieux. Grâce à lui, Legrand renoue avec un géant de l’écran croisé en 1956, Charlie Chaplin. D’autres grandes figures surgissent, au fil des pages. Soyez prévenus, vous tenez entre les mains le premier livre jamais publié à convoquer à la fois Sarah Vaughan, Pierre Richard, Orson Welles, Didier van Cauwelaert, Chris Marker, Damien Chazelle, Stan Getz, Marcel Carné. Je n’oserai pas ajouter Michael Jackson, tant les lignes qui le concernent risquent de vous défenestrer. Enfin, un après-midi de printemps, Michel a avancé une idée singulière : « Et si je parlais des partitions que l’on m’a refusées, de mes ratages et fiascos ? » De la part d’un musicien triplement oscarisé, la proposition était renversante d’honnêteté. Le chapitre qui en résulte (Rendez-vous manqués) analyse au scalpel la complexité de la relation entre deux artistes d’expression différente, le compositeur et son metteur en scène.

 

Michel Legrand et Macha Méril en 2014

 

Ce type d’initiative traduit le caractère imprévisible de Michel Legrand, souvent en contrepoint de sa réputation. On l’imagine soucieux de construire sa propre légende ? Il vous cueille en imposant l’inventaire de ses échecs cinématographiques. Les envolées lyriques de sa musique vous donnent l’impression d’un être évanescent, éthéré, imbibé de romantisme ? C’est au contraire un personnage à l’œil rieur et affuté, toujours en avance d’un bon mot, d’un calembour, d’une réplique sarcastique. Il ne faut pas confondre, dit-on, l’homme qui a écrit l’œuvre avec l’homme imaginaire auquel l’œuvre fait penser. Enfin, il y a le titre du livre. A l’embrayage du projet, j’ai interrogé Michel : « Alors, ce bouquin ? On s’y colle ? » Il m’a quasiment répondu : « J’ai le regret de vous dire oui. » C’est l’intitulé d’une chanson dont vous allez découvrir la genèse insolite. Sa réplique était inattendue, mais préférable à : « J’ai le plaisir de vous dire non. » Ces contradictions grammaticales révèlent le goût immodéré de Michel pour le paradoxe. Nous nous en sommes servis pour baptiser le présent ouvrage. Ce « regret de vous dire oui », il faut le prendre comme une invitation à voyager dans les multiples vies de sa vie. Beaucoup risquent de vous surprendre. Quand Michel Legrand déclare être tenu à l’impossible, il n’a pas tort. Les péripéties de son existence en attestent. André Malraux n’aurait pas dit mieux, ajoutant au passage un paradoxe supplémentaire : « Ce n’est ni vrai, ni faux : c’est vécu. »

 

Stéphane Lerouge et Michel Legrand en juin 2018

 

Stéphane Lerouge
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